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CHAPITRE IV.

DE LA TRINITÉ HUMAINE.

Le christianisme nous donne une magnifique définition de l'homme, en le présentant comme l'image de son Créateur, par la plus noble partie de lui-même, c'est-à-dire par son âme et par les facultés dont elle est douée. « Je commence ici, dit Bossuet, à me connaître mieux que je n'avais jamais fait, en me considérant par rapport à celui dont je tiens l'être. Moïse m'a dit que j'étais fait à l'image et ressemblance de Dieu, en ce seul mot m'a mieux appris quelle est ma nature, que ne peuvent faire tous les livres et tous les discours des philosophes. »

Si l'homme est fait à l'image et à la ressemblance de Dieu, nous devons sans aucun doute retrouver en lui, dans sa nature, quelque chose qui nous retrace imparfaitement ce que Ja religion nous apprend à adorer en Dieu, une Trinité mystérieuse dans l'unité absolue de la substance. Nous n'avons pas besoin d'avertir que dans cette recherche, qui est toute psychologique, et qui ne touche en rien à la théologie, nous nous interdirons tout examen sur le dogme catholique; nous le prenons tel que l'Église nous l'enseigne, et avec cette foi pleine et entière, avec cette humble et respectueuse soumission, qui doit prévenir de la part de nos lecteurs toute crainte de nous voir aborder témérairement des questions inaccessibles à la raison et étrangères à la philosophie. Il ne s'agit donc pas ici d'expliquer la Trinité divine, comme quelques métaphysiciens de nos jours en ont eu l'audacieuse et folle pensée, mais de chercher dans l'homme cette image de Dieu, le plus glorieux privilége de sa nature, et la plus haute manifestation de l'excellence et de la dignité de son être.

L'Evangile nous enseigne un seul Dieu en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit le Fils ou le Verbe est engendré éternellement du Père, et le Saint-Esprit proc ède du Père et du Fils. Propriété dans les personnes, unité dans l'essence, égalité dans la majesté, telle est l'expression abrégée du dogme de la Trinité divine.

Comment l'âme humaine, à l'image de son Créateur, est-elle triple et une à la fois, et comment son unité résulte-t-elle de trois facultés essentielles, distinctes et cependant identiques à une seule et même substance : question aussi grave qu'intéressante, dont la parfaite solution jetterait un grand jour sur le mystère de notre nature! Avant d'exposer notre manière de l'envisager et de la résoudre, nous ferons d'abord connaître l'opinion des principaux Pères et docteurs de l'Église sur le même sujet.

Selon saint Augustin, l'esprit ou la substance intelligente, l'amour et la connaissance que l'esprit a de lui-même, forment une triade, et cette triade est en même temps une unité ; lorsque les trois sont parfaits, ils sont égaux. Entre notre pensée, notre verbe, et l'intelligence dont il est engendré, c'est l'amour qui est en quelque sorte le médiateur, chargé de les unir et qui par une sorte d'étreinte toute immatérielle, les joint ensemble et à lui-même, mais sans les confondre,

Dans un autre passage, il indique une nouvelle triade : la mémoire, qui dans l'âme humaine représente le Père ; l'intelligence, qui représente le Fils; et la volonté ou la charité, qui représente le Saint-Esprit. La première de ces deux explications a été adoptée par saint Thomas, et la seconde par saint Bernard.

De même que du Père est engendré le Fils, dit saint Ambroise, de même que du Père et du Fils procède le Saint-Esprit; de même de l'intelligence est engendrée la volonté, et la mé– moire procède des deux; et de même que Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu en trois personnes, de même l'âme intelligence, l'âme volonté, et l'âme mémoire ne sont pas trois âmes, mais une seule âme en trois puissances.

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Bossuet semble adopter l'une et l'autre des deux versions de saint Augustin. « Ainsi, dit-il, ces trois choses bien réglées, être, connaître et vouloir, font une seule âme heureuse et juste, qui ne pourrait ni étre, sans être connue, ni être connue sans étre aimée, ni distraire de soi-même une de ces choses sans se perdre tout entière avec tout son bonheur; car que serait-ce à une âme que d'être sans se connaître, et que serait

ce de se connaître sans s'aimer de la manière dont il faut s'aimer pour être parfaitement heureux, c'est-à-dire sans s'aimer par rapport à Dieu, qui est tout le fondement de notre bonheur ?

» Ainsi à notre manière imparfaite et défectueuse, nous représentons un mystère incompréhensible; une Trinité créée que Dieu fait dans nos âmes, nous représente la Trinité incréée que lui seul pouvait nous révéler, et pour nous la faire mieux représenter, il a mêlé dans nos âmes qui la représentent quelque chose d'incompréhensible. » (Elévations sur les Mystères.)

<< L'image de la Trinité, dit-il ailleurs, reluit magnifiquement dans la créature raisonnable. Semblable au Père, elle a l'être; semblable au Fils, elle a l'intelligence; semblable au Saint-Esprit, elle a l'amour; semblable au Père, au Fils, au Saint-Esprit, elle a dans son étre, dans son intelligence, dans son amour, une même félicité et une même vie. Vous ne sauriez lui en rien ôter sans lui ôter tout; heureuse créature et parfaitement semblable, si elle s'occupe uniquement de lui. Alors parfaite dans son étre, dans son intelligence et dans son amour, elle entend tout ce qu'elle est, elle aime tout ce qu'elle entend; son être et ses opérations sont inséparables. Dieu devient la perfection de son être, la nourriture immortelle de son intelligence, et la vie de son amour. » ( Élévations sur les Mystères).

Dans son Sermon sur le mystère de la Sainte-Trinité, ce n'est plus l'être, c'est la mémoire que Bossuet considère comme représentant dans notre âme la personne du Père : « Comme le Père, dit-il, ce trésor éternel, se communique sans s'épuiser, ainsi ce trésor invisible et intérieur que notre âme renferme dans son propre sein ne perd rien en se répandant; car notre mémoire ne s'épuise pas par les conceptions qu'elle enfante, mais elle demeure toujours féconde, comme le Père est toujours fécond. »

Certes, ce n'est pas la profondeur qui manque à ces pensées. Ici Bossuet ne cesse pas d'être lui-même, toujours sublime, toujours admirable par ce coup-d'œil d'aigle qui pénètre au fond de toutes les questions qu'il aborde. Toutefois l'éternelle

fécondité de Dieu ayant sa source dans sa volonté toute puissante, il répugne à dire que c'est par la mémoire que l'âme humaine ressemble au Père. La puissance de l'homme n'est pas dans sa mémoire, faculté passive qui n'est que le reflet de toutes les autres, mais dans sa volonté, par laquelle seule il imite l'action créatrice en tirant de lui-même les actes qu'il produit.

De nos jours, plusieurs hommes de talent et de science ont tenté une nouvelle explication de la Trinité humaine. Voici celle de M. l'abbé Frère: « En Dieu, dit-il, il y a trois propriétés Posséder tout être, connaître tout ce qu'il possède, aimer tout ce qu'il connaît. De même, dans l'esprit de l'homme, il y a trois propriétés : retenir ou posséder, car on possède en retenant, connaître, aimer. L'image de Dieu est donc la substance et les propriétés de son esprit. A l'exemple de Dieu, l'homme retient ou possède par la mémoire, il comprend par l'entendement, il aime par la volonté. Mais ni cet entendement, ni cette mémoire, ni cette volonté, n'est une personne dans l'homme. Elles n'y ont reçu d'autre caractère que celui de faculté. Les facultés de l'homme sont la représentation positive des personnalités divines. Voyez la ressemblance de génération entre Dieu et l'homme ; génération en Dieu, du Père au Fils; procession du Fils et du Père à leur esprit; génération en l'homme, de la possession à la connaissance, et de celle-ci à la volonté, et de ces deux facultés à l'amour. » (L'hommé connu par la Révélation.)

Cette explication nous paraît plus ingénieuse que vraie. Cependant l'auteur, en reconnaissant que les facultés de l'homme sont la représentation positive des personnalités divines, était heureusement entré dans la voie qui devait le conduire à la vérité. Mais il a mal classé les facultés de l'âme, et cette première erreur devait amener des conséquences de même nature. Il n'a pas su voir que la mémoire et l'intelligence sont inséparables, et ne forment qu'une seule et même faculté; car se souvenir, c'est connaître : point de connaissance sans mémoire; point de mémoire sans connaissance. Donc ne distinguer la personne du Père de la personne du Fils que de la même manière que la mémoire se distingue dans l'homme de

l'intelligence, c'est en réalité les confondre. En second lieu, il n'est pas exact de dire que c'est par la mémoire que l'homme retient l'étre, qu'il se possède. Par la mémoire, l'homme ne retient que la connaissance; il ne retient l'être, il ne se possède, il n'est maître de soi, il n'a empire sur lui-même que par la réflexion et la liberté. Enfin, M. l'abbé Frère paraît identifier la volonté avec l'amour. Or, rien de plus distinct de la faculté d'aimer que la faculté de vouloir car l'homme est passif dans l'amour, et actif dans la volonté. Le premier fait est un simple état de l'âme, qui dépend autant des causes extérieures que des dispositions intérieures. Le second est un acte, une opération dont le principe et la cause sont dans l'homme.

M. Buchez, dont l'ouvrage nous a inspiré la pensée de traiter cette question, après avoir cherché à démontrer que les solutions précédentes sont inexactes ou incomplètes, propose aussi son système. Le voici, tel qu'il le présente : « L'âme dit-il, doit-être étudiée sous trois aspects: 1o comme substance simple et activité pure; 2o comme substance agissante, ou comme action pure; 3° comme substance possédant ses actions et les conservant, ou mémoire pure. Il n'y a pas de faculté ou de propriété appartenant purement à l'âme qui ne puisse être ramenée facilement à ces trois aspects; il n'y en a pas une qui n'en émane. » M. Buchez établit ensuite le rapport entre cette Trinité psychique et la Trinité divine. Il fait remarquer avant tout que l'activité est le signe positif et particulier par lequel l'homme se distingue de tous les autres êtres animés ou bruts; lui seul est capable d'agir à priori, et il tire de cette faculté sa plus grande puissance, la puissance même qui le fait souverain du monde créé. Si l'âme, dit-il, n'était pas une activité, elle ne serait pas libre; elle ne serait jamais spontanée, car elle serait passivement déterminée par les autres forces de la nature. Mais il distingue entre l'activité en puissance, et l'activité en acte. « L'activité en puissance est la faculté génératrice elle-même; elle suppose nécessairement la distinction toujours possible à établir entre ce que cette activité produit dans un moment donné, et ce qu'elle pourrait produire. L'activité en acte c'est l'action, qui est engendrée de l'acti

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