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dite en lui-même, il les soumet long-temps à l'épreuve du regard de la conscience. Il attend que la lumière les pénètre, les dégage de tous les nuages qui pourraient encore les obscurcir, et ne les met au jour que lorsque la vérité et l'évidence les ont, pour ainsi dire, marquées de leur sceau. Le jugement n'est bon, sain, droit, solide qu'à ces conditions. A la vérité il est un don de la nature auquel on a donné le nom de tact, et qu'on définit un jugement de l'esprit, prompt, subtil, juste, qui semble prévenir le raisonnement et la réflexion, et provenir d'un goût, d'un sentiment, d'une sorte d'instinct droit et sûr. Mais qu'on ne s'y trompe pas; il en est de cette faculté naturelle comme de toutes les autres: si elle n'est développée par la réflexion, si celui qui la possède ne cherche pas à se rendre compte des motifs de ses appréciations, ce n'est plus qu'un instinct aveugle, qui agit sans connaissance de ce qu'il fait, et qui, aux yeux de la raison, n'a pas plus de valeur morale que celui des animaux. Et d'ailleurs qui peut dire si cette finesse de tact, si cette délicatesse et cette sûreté de jugement n'est pas le résultat d'une bonne direction donnée à l'enfance, et aidée seulement d'une nature heureusement disposée à la recevoir ? Le tact ne serait alors que le développement et l'expression des bonnes habitudes intellectuelles contractées dès le premier âge. Pour nous, nous ne citerions aucune personne connue pour avoir le jugement faux, chez qui ce défaut n'eût sa cause dans le vice d'une premiere éducation.

Du moins ne niera-t-on pas que la réflexion ne soit le principe de la prudence, de la circonspection, de ce qu'on appelle esprit de conduite, sagesse humaine. Qui dit prudence, dit choix réfléchi. Car la prudence consiste à prendre les moyens les plus propres à nous faire parvenir à une fin louable ou raisonnable. Il y a donc encore ici un jugement d'appréciation qui suppose l'entière liberté de l'esprit, la possession de soi-même et l'exercice de la réflexion. On n'est pas prudent, sans se recueillir en soi, et sans prévoir, sans peser d'avance les résultats de tous les partis entre lesquels on a à se décider. Il n'y a point d'ailleurs de prudence sans circonspection, c'està-dire, sans cette attention réfléchie et mesurée qui tend à ne rien dire et à ne rien faire qui puisse choquer les personnes ou

les circonstances. Cette réserve, ce maintien prudent et circonspect constitue l'esprit de conduite, qui consiste à combiner ses actions de manière à concilier toujours ce qu'exige la conservation de nos légitimes intérêts avec le respect et l'observation exacte de toutes les convenances sociales.

Enfin, s'il est une vertu qui soit entièrement le fruit de la réflexion, c'est sans doute la sagesse, qui suppose non-seulement l'intelligence aussi parfaite que possible de tous les devoirs de l'homme envers Dieu, envers ses semblables et envers lui-même, mais encore l'amour de ces mêmes devoirs, le désir sincère, constant de les accomplir, et la ferme et inébranlable volonté de n'agir jamais que sous l'inspiration de la conscience. Le sage, en effet, est celui qui connait le mieux l'origine, la nature et la fin de l'homme, qui sait le mieux conserver son empire sur lui-même, au milieu même des circonstances les plus capables de l'ébranler, qui sait le mieux combattre ses passions et en triompher, et qui ayant toujours les yeux fixés sur le principe du bonheur parfait auquel il aspire, suit sans dévier un moment la voie de perfection qui seule peut l'y conduire. En un mot, le vrai sage, c'est le chrétien parfait, dont l'unique pensée est de plaire à Dieu. Mais l'Evangile n'a-t-il pas fait de la réflexion, du recueillement, de la méditation intérieure, le devoir de tous les instants, le le devoir de toute la vie?

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L'observation, avons-nous dit, est l'acte de l'esprit dirigeant son regard sur le monde physique, pour en étudier les phénomènes. Dans l'acte de réflexion, l'âme ferme, pour ainsi dire, la porte des sens, pour se recueillir en elle-même, et se concentrer dans la conscience de son entendement et de sa pensée. Dans l'acte d'observation, le moi ouvre au contraire la porte des sens, pour avoir vue sur le monde extérieur, et considérer hors de lui les faits de la nature, les phénomènes corporels. C'est surtout par la vue et par l'ouïe qu'elle s'exerce. Toutefois l'âme n'est pas moins attentive dans l'action de palper, de flairer ou de savourer que dans celle de regarder ou d'écouter,

L'aveugle qui lit avec ses doigts, le botaniste qui exodore le parfum des fleurs, le commerçant qui déguste un vin précieux, font acte d'observation, comme l'astronome qui étudie les révolutions sidérales, ou le physicien qui étudie les phénomènes acoustiques. Dans tous ces cas, l'âme concentre sur les objets l'action des sens, et en imprime fortement l'empreinte dans l'entendement. Elle ne serait qu'effleurée en quelque sorte par les faits externes, si elle ne s'arrêtait pas sur eux avec énergie, si elle ne les pénétrait pas par la force de son regard.

Le talent de l'observation physique est bien plus facile à acquérir que celui de l'observation psychologique. Il y a, dit M. Bautain, cent physiciens distingués pour un psychologue profond. C'est que l'âme n'a besoin que d'un effort mé diocre pour fixer son attention sur les faits sensibles. L'attrait du spectacle de la nature, l'instinct de la curiosité, le désir de connaître ce monde au milieu duquel nous vivons, et qui nous touche de si près, la nécessité de nous mettre à chaque instant en rapport avec la matière, pour entretenir ‹t alimenter la vie du corps, attirent l'âme par mille penchants et la retiennent attentive par mille liens qui la captivent bien autrement que l'étude de soi-même, si ardue, si difficile, et qui coûte tant à l'indifférence où vivent la plupart des hommes de ce qui cependant leur importe le plus. Rien de plus facile surtout que l'observation visuelle ; car là tout est image, tout est mouvement, tout se dessine de soi-même avec tous ses contours, toutes ses dimensions, toutes ses couleurs. Ainsi, outre le charme qui s'attache aux phénomènes de la vision, ils semblent conserver au fond même de l'entendement quelque chose de corporel et de sensible, qui les recommande plus spécialement à la mémoire, qui les grave en quelque sorte plus profondément dans la pensée, et qui les avait fait regarder par les anciens comme de véritables entités, s'insinuant jusque dans le sensorium, pour se mettre comme en présence de l'âme. Mais il n'en est plus ainsi des phénomènes internes, objet de la réflexion. Ce sont là de pures abstractions, de vagues généralités, des rapports à peine saisissables, qui par leur subtilité échappent à l'analyse, sur lesquels le regard ne peut s'arrêter long-temps, à cause de leur extrême mobilité, et des innom

brables complications au milieu desquelles ils se perdent pour ainsi dire dans les replis de la conscience. L'homme qui observe peut le plus souvent prolonger à son gré la durée du phénomène, et réitérer son observation autant de fois qu'il le juge convenable. L'homme qui réfléchit ne peut, selon son vouloir, fixer la scène changeante qui s'offre à son regard. Car la pensée est rapide comme l'étincelle électrique, l'idée est fugitive comme l'éclair qui brille et disparaît; le sentiment luimême est souvent comme une flamme qui échauffe un moment et s'éteint aussitôt. Il faut saisir le fait au passage, il faut l'arrêter dans sa marche, pour l'étudier dans ses mille transformations. Or, pour y parvenir, quelle puissance de méditation ne faut-il pas déployer! de quelle patience d'investigation n'a-t-on pas surtout besoin pour retrouver dans le souvenir l'intégrité du fait avec toutes ses formes primitives, et pour tirer de l'examen de ces objets si arides, si abstraits, si dénués de toute figure qui parle à l'imagination et aux sens, la science de l'homme intellectuel et moral.

Il ne faut pas croire cependant que l'observation soit indépendante de toute réflexion. On n'observe bien et utilement qu'à la condition de réfléchir en soi ce qu'on a observé Il y a une observation instinctive et en quelque sorte machinale, et une observation réfléchie, comme il y a une sagacité naturelle et une sagacité acquise. L'observation instinctive ne donne que des faits; l'observation réfléchie ou scientifique en donne l'origine, les conditions, les circonstances; elle les explique. La première ne recueille que des apparences externes ; la se conde en soumet l'idée au travail intérieur de la pensée; elle l'examine, elle la contrôle, non pas seulement dans ses rapports avec l'objet, mais aussi dans ses rapports avec le moi. Elle se rend compte de la situation dans laquelle il l'a reçue, de la manière dont elle s'est formée en lui, du degré de certitude et de clarté qui l'accompagne, et par là le moi est averti ou de l'insuffisance de la notion et de la nécessité de répéter l'expérience pour l'éclaircir, ou de l'évidence de la chose, si l'idée ne laisse plus aucun nuage dans l'esprit, si celui-ci possède tous les éléments d'une connaissance complète.

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Comme nous ne considérons ici l'observation que comme un

des modes de l'activité humaine, nous n'aurions pas à nous occuper de la critique que M. Buchez a dirigée sur son importance comme méthode, si quelques-unes de ses assertions, en nous obligeant à relever ce qu'elles nous ont paru avoir de faux ou d'exagéré, ne nous conduisaient pas naturellement au cœur même du sujet qui nous occupe.

Nous reconnaissons avec M. Buchez que l'observation n'est pas précisément une méthode; encore moins voulons-nous en faire une méthode exclusive. L'observation et l'expérience sont des moyens de connaître, et voilà tout; c'est l'emploi des facultés actives appliquées à l'étude de la nature. Nous ne croyons pas plus que lui à l'infaillibilité de ces instruments, et nous trouvons tout aussi ridicule que lui, les prétentions de ceux qui se font gloire, comme ils le disent, d'en avoir introduit l'usage en psychologie, comme si les Bossuet, les Descartes, les Mallebranche, et beaucoup d'autres philosophes avant eux n'avaient pas étudié l'âme et les phénomènes internes. L'observation et l'expérience ne sont donc pas des inventions de ce siècle. « Il ne faut pas, dit M. Buchez, un effort considérable de mémoire pour se rappeler que l'on a observé de tout temps, dans les sciences et dans la psychologie, et même pour se rappeler que les grandes observations et les grandes expériences avaient été faites avant que nous ne fussions nés. »>

Mais est-il vrai que l'observation et l'expérience ne soient que des moyens de vérification? Que suppose le mot vérification? Il suppose incontestablement quelque chose d'antérieur qu'il s'agit de vérifier. Si ce quelque chose d'antérieur n'est qu'une hypothèse, s'il n'y a absolument rien au-delà, cette hypothèse est alors le point de départ de la science. Mais à quoi peut-elle conduire, dénuée de motifs et de raisons com me elle serait dans le cas où elle précéderait tout exercice de l'activité et des sens? L'hypothèse suppose donc elle-même nécessairement quelques faits antécédents fournis par l'observation. Et si c'est une première observation plus ou moins incomplète qui a fait imaginer l'hypothèse, il n'est donc pas vrai de dire que l'observation n'est qu'un moyen de vérification, puisque non-seulement elle suit l'hypothèse et en est le contrôle et comme la pierre de touche, mais encore qu'elle lui est anté

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