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me n'est pas la cause directe des modes de la sensibilité; mais, au moyen de la connaissance des lois de l'esprit humain, l'âme peut modifier indirectement ses états et ses manières d'être par la puissance absolue avec laquelle elle dispose de son attention et de sa volonté. S'il n'en était pas ainsi, l'homme ne serait pas libre.

La passivité est donc le premier caractère de la sensibilité, considérée en elle même. Mais elle en a un autre qu'il importe également de signaler: c'est l'individualité. Rien de plus relatif, rien de plus individuel en effet que les sensations, que les affections de toutes sortes. C'est une chose bien constatée qu'à l'occasion d'un même fait, soit interne, soit externe, les sentiments les plus divers naissent dans les différents individus. Tous les jours, le même mets excite la répugnance de l'un, et flatte agréablement le palais de l'autre. Tous les jours nous voyons la présence de la même personne faire naître chez l'un un sentiment de sympathie, et chez l'autre un mouvement d'aversion. Tous les jours nous voyons le même objet plaire à l'un et déplaire à l'autre, le même événement causer le bonheur de l'un et le désespoir de l'autre. Ce qui est pour moi un sujet de tristesse est souvent pour un autre un sujet de joie. Ce que j'aime, un autre l'abhorre; ce que j'espère, un autre le craint. Tant il est vrai que tout ce qui est de goût et de sentiment est purement subjectif, et n'a de réalité que dans le moi qui l'éprouve. Car lorsque nous essayons de généralises nos manières de sentir, en les transportant hors des limites de notre individualité, une barrière insurmontable nous avertit à l'instant que nous dépassons notre droit, et que si chaque conscience est souveraine, elle ne l'est que dans la sphère de l'existence personnelle. Cette diversité de modes, résultat des rapports particuliers de chaque homme avec le monde extérieur, est même ce qui fait distinguer deux moi l'un de l'autre, puisqu'ils se confondraient nécessairement l'un avec l'autre, s'il y avait entre eux identité parfaite de manières d'être et de sentir. Sans ce caractère différentiel, sans ce schema, pour nous servir du langage de Leibnitz, tous les êtres particuliers viendraient s'absorber et se perdre dans une seule existence générale, universelle, et nous tomberions dans l'abîme du

panthéisme. Mais le panthéisme est inconciliable avec le caractère que nous attribuons ici à la sensibilité. Rien ne prouve mieux la distinction des êtres que la diversité des sentiments individuels sous l'influence des mêmes causes.

Toutefois, de même qu'il faut reconnaître dans les phénomènes les plus complètement passifs une part d'activité qui augmente ou diminue l'énergie du phénomène, selon qu'elle s'y applique ou qu'elle s'en distrait, de même, nous sommes forcés de constater au milieu de cette diversité de manières de sentir une certaine communauté de sentiments tenant à l'identité des lois qui régissent les êtres de même nature, et à la conformité des circonstances organiques et autres au milieu desquelles la sensibilité se développe.

ARTICLE II. Caractères propres à l'intelligence.

Personne ne confond le sentir avec le connaître; et le lan gage vulgaire est en cela parfaitement d'accord avec la psychologie. Mais outre cette différence, si bien comprise par tous les esprits, et cependant si indéfinissable, qui distingue l'intelligence de la sensibilité, il est d'autres caractères qui nous serviront à la déterminer plus nettement encore.

Le premier de ces caractères qui lui est commun avec la sensibilité, c'est la passivité. L'homme reçoit ses idées, comme il reçoit ses sentiments de l'action des objets extérieurs, de ses rapports avec les choses, du point de vue sous lequel il est placé, des circonstances physiques et morales dans lesquelles il se trouve. Nous ne créons pas nos idées; elles naissent comme fatalement en nous, sous l'influence des causes qui mettent en jeu nos organes ou nos facultés perceptives. Ainsi, quand nous sommes en présence du spectacle de la nature, nous ne sommes pas libres de ne pas voir les différents objets qui tombent sous notre regard, et de n'en pas prendre une connaissance telle quelle. Quand nous sommes témoins d'un changement quelconque, nous ne sommes pas libres de ne pas le rapporter à une cause. Quand nous avons agi librement et avec une intention dont nous avons conscience, nous ne sommes pas maîtres de ne pas juger que notre action est morale

ment bonne ou mauvaise. En un mot, s'il est vrai que l'esprit, par la puissance de réaction dont il est doué, peut modifier ses idées, les associer à son gré, les combiner selon le besoin des circonstances, et selon le but qu'il se propose, il n'est pas moins certain que la pensée est soumise à des lois dont nous ne pouvons intervertir le cours, et que nos jugements, nos croyances, nos raisonnements dépendent de certaines conditions que nous ne faisons pas, de certaines règles qu'il ne nous est pas donné de changer. La perception, le souvenir, la conception ont des antécédents sans lesquels il ne peut y avoir ni perception, ni souvenir, ni conception, mais qui, une fois réalisés, entraînent nécessairement ces faits à leur suite. Si l'esprit humain n'était pas comme un miroir où vient se refléter l'image de toutes les réalités que Dieu a voulu rendre accessibles à son intelligence, l'homme serait plus indépendant que Dieu même, puisque la souveraine intelligence ne peut pas ne pas connaître les infinies perfections qui sont en elle, et tout ce qui est l'ouvrage de sa toute-puissance.

Le second caractère de l'intelligence, celui qu'elle ne partage avec aucune autre faculté, et par lequel elle s'en distingue essentiellement, c'est l'universalité et l'impersonnalité, c'est l'objectivité. Mes sentiments, c'est moi-même, ils m'appartiennent en propre, ils constituent mon individualité, mon existence personnelle. Mes désirs, mes affections, mes plaisirs, mes peines, mes émotions de toutes sortes sont tellement identiques à mon être, que hors de moi ils n'ont d'autre existence que celle qu'il me plaît de leur donner par la parole au moyen de laquelle j'exprime ce que je sens. Mais la vérité à laquelle je participe par la connaissance que j'en prends, n'est pas identique à ma personne. La vérité n'est pas moi, elle est hors de moi, dans toutes les existences que je perçois. La vérité, en un mot, c'est ce qui est, dit Bossuet; et ce qui est, je ne le fais pas, je ne le crée pas; je le constate par mes moyens de connaître, et je le constate, non pas comme une chose qui soit la propriété de mon intelligence, mais comme quelque chose qui est le domaine commun de toutes les intelligences. Le libre arbitre ne peut rien sur le vrai et sur l'évidence qui le manifeste. Une fois perçu, il s'impose à la croyance de tous avec

une irrésistible autorité. Je puis, en présence du même objet, être affecté en différents temps de différentes manières, selon les dispositions physiques ou morales, selon l'état de santé ou de maladie où je me trouve: et ces manières d'être si diverses seront toutes également réelles aux yeux de ma conscience, parce que dans tout phénomène de sentiment ce que l'on considère, ce n'est pas la cause, mais le phénomène, qui, n'ayant pas d'autre objet que lui-même, a par conséquent dans l'esprit toute sa réalité. Mais il n'en est pas ainsi de l'intelligence. L'intelligence s'applique à un objet distinct d'elle-même. Cet objet a une existence indépendante du moi qui le perçoit. Cette existence, voilà la réalité saisie par l'idée, par la connaissance. L'idée ne subsiste donc que par son objet, tandis que le sentiment subsiste par lui-même. Mais cet objet distinct de l'esprit, qui est en rapport avec lui, n'est pas quelque chose de relatif; il est ce qu'il est. Il existe le même pour tous. Il a donc un caractère d'universalité qui ne nous permet pas de le personnifier avec nous. En un mot, l'impersonnalité est si bien le caractère de l'intelligence, que nos idées ne sont vraies, qu'autant qu'elles sont d'accord avec le témoignage des sens et de la raison de tous les hommes. Ce n'est que par le sens commun que nous nous mettons en rapport avec la vérité. Aussi n'est-ce que dans un sens métaphorique qu'on doit entendre certaines locutions usitées dans le langage ordinaire, et qui, prises dans toute la rigueur des termes, seraient fausses et même asurdes. En effet, quand nous disons, mon Dieu! cela ne veut pas dire que le Dieu auquel nous nous adressons est un Dieu à part, œuvre de notre imagination et de nos passions, un Dieu qui n'existe que dans notre idée particulière. En raisonnant du point de vue de la connaissance, nous n'avons pas droit de dire, mon Dieu! parce que moralement et intellectuellement Dieu existe pour tous les hommes. C'est ce qu'exprime si bien cette sublime prière que Jésus-Christ lui-même a enseignée aux hommes: Notre Père qui êtes dans les cieux!

Toutefois, si les produits de l'intelligence dépendent des objets auxquels ils s'appliquent, ils dépendent aussi sous que!ques rapports du sujet dans lequel ils se manifestent. La con

naissance a sa raison et sa base dans les réalités auxquelles elle correspond, mais elle subit aussi l'influence des accidents de l'esprit. Elle a donc à la fois un caractère objectif, c'est-àdire impersonnel et universel qui tient à la nature même des choses, et un caractère subjectif, c'est-à-dire relatif et personnel qui tient à l'état particulier de chaque individu et aux dispositions organiques, intellectuelles et morales où il se trouve. Mais alors ce que le moi mèle de subjectif à l'objet de la connaissance, ce qu'il ajoute ou retranche à la vérité, telle qu'elle est en elle-même, constitue précisément l'erreur; et cette erreur est le produit des passions qui nous aveuglent, ou des préjugés qui nous font voir les choses autrement qu'elles ne sont, et l'évidence où elle n'est pas. Quoique passif dans l'acquisition de la connaissance, l'homme est libre, et il peut abuser de sa liberté pour faire un emploi illégitime de sa raison, pour intervertir les rapports naturels qui existent entre les choses, et pour briser par de fausses combinaisons, par des associations purement imaginaires, les liens qui unissent logiquement les idées entre elles.

ARTICLE III. Caractères propres à l'attention et à la volonté.

Il n'en est pas de l'attention et de la volonté comme de la sensibilité et de l'intelligence. Passif, lorsqu'il est sentant et percevant, l'homme est actif lorsqu'il est attentif et voulant. Dans le sentiment et dans l'idée, l'action part des objets extérieurs pour aboutir à l'âme; dans l'attention et dans la volition, l'action part de l'âme pour aboutir aux objets extérieurs. Comme sensible et comme intelligente, l'âme est douée d'une simple réceptivité; comme capable d'attention et de volonté, elle est cause, elle est puissance, puisque ces deux faits ont leur principe en elle, et ne peuvent avoir lieu que par le déploiement de la force qui lui est propre.

Mais l'activité se produit sous deux formes distinctes : la spontanéité et la liberté. Dans la spontanéité, l'âme agit, mais sans réflexion, sans connaissance d'elle-même. C'est une force aveugle qui, sollicitée par l'un de ces instincts qui sont inhé

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