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gênanté, le força enfin d'être assez attentif pour éviter l'écueil contre lequel l'habitude l'empêchait si obstinément de se mettre en garde.

L'habitude produit encore un autre phénomène non moins remarquable, mais bien plus fâcheux : nous voulons parler de la manie. Ce mot a un double sens : quelquefois il signifie cette passion bizarre, ce goût immodéré, cette attache exclusive et singulière à un objet, dont certaines personnes sont possédées. C'est dans ce sens qu'on dit d'un individu qu'il a la manie des livres, des fleurs, des tableaux : l'anglomanie est l'admiration et l'imitation des usages anglais, poussées à l'excès. La métromanie, la mélomanie sont également des passions exclusives pour les vers ou pour la musique. Mais ici nous entendons ce mot dans son sens étymologique. Il exprime alors un état voisin de la folie, dans lequel l'esprit, sous l'empire d'une idée dominante qui absorde toutes ses facultés, et qui devient comme le centre auquel il ramène tous ses jugements, n'aperçoit plus les choses que du point de vue où ses préoccupations le placent à l'égard de tous les objets qui l'entourent. Toute folie a sa manie, c'est-à-dire son idée centrale et prépondérante à laquelle l'insensé rapporte toutes ses perceptions, et qui semble présider seule à toutes ses fonctions mentales. Souvent la folie a pour cause un dérangement accidentel des organes du cerveau, qui influe sur les opérations de l'âme, et qui, en détruisant l'équilibre et l'égale répartition des forces vitales et des facultés sensitives, jette le désordre dans toute l'économie du centre cérébral, et par suite dans toutes les opérations intellectuelles dont il est l'instrument. Alors la partie du cerveau qui a été affectée par la lésion de l'organe, ne remplissant plus ses fonctions comme dans l'état normal, et se trouvant ainsi en disproportion avec celles qui ont conservé leur intégrité, l'âme ne reçoit plus qu'un certain nombre de sensations dominantes, tyranniques, qui, étant seules la matière de ses jugements, l'induisent nécessairement en erreur, en ne lui fournissant plus que des éléments incomplets de connaissance. L'aliéné ne voit plus les choses comme tout le monde; il n'a plus le sens commun; et c'est ce désaccord de ses perceptions et de ses jugements avec la manière de voir et de sentir

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des autres hommes qui constitue sa folie. Mais le plus souvent elle a son principe dans l'altération de l'âme elle-même, qui ne peut être troublée dans l'ordre du développement de ses facultés, sans que ce trouble mental se communique aux organes du corps. Alors on peut ramener la folie à une seule cause générale, à quelque violente passion qui s'est emparée de l'âme, et qui, à force de la préoccuper exclusivement, a fini par s'en rendre maîtresse, et en quelque sorte par l'identifier avec elle. Ici on reconnaît encore l'influence toute puissante de l'habitude. Une pensée d'orgueil et d'ambition, la crainte d'un revers ou d'un déshonneur dont on se croit menacé, le souvenir d'un grand danger que l'on a couru, un sentiment de jalousie ou d'amour, un chagrin profond, une espérance sur laquelle l'imagination s'arrête fortement et avec passion, une certaine manière de se figurer le bonheur, soit qu'on l'associe à l'idée de richesse, de grandeur, de gloire ou de plaisir, tels sont les sujets de préoccupation dont l'habitude peut s'emparer, et qu'elle peut faire dégénérer en véritable manie, si l'esprit se laisse dominer par eux, si de nombreuses et de puissantes distractions ne viennent pas le tirer de cette dangereuse absorption. Quand quelque idée de ce genre est arrivée à l'état d'idée fixe, alors l'esprit ne voit plus qu'elle et que par elle; elle le poursuit, elle l'étreint, pour ainsi dire, et devient l'unique raison de ses discours et de ses actions. C'est cet Athénien qui croit que tous les vaisseaux qui abordent au Pirée sont à lui; c'est cet ancien organiste qui se croit le roi de France, et qui se promène toujours un sceptre à la main. C'est cet insensé qui se croit Dieu lui-même, et qui, conservant assez de raison pour juger de la folie de ses compagnons de captivité, ne peut plus s'en servir pour juger sa propre folie; c'est Oreste qui s'imagine être poursuivi par les furies; c'est Pascal qui voit toujours un abîme à ses côtés. Ces sortes de manies ne sortent pas du moins de la sphère des idées naturelles à l'humanité. C'est une aberration de l'esprit, mais qui s'explique par un excès de sensibilité ou par un abus d'attention. Mais il y a des manies si bizarres, si ridicules, qu'il est difficile de comprendre qu'elles aient pu dans l'origine devenir l'objet d'une préoccupation habituelle et exclusive. Comment s'imaginer, par exemple, qu'un

homme distingué par sa science ait pu se persuader qu'il était poule ; qu'un autre ait vécu pendant plusieurs années avec la croyance qu'un long bout de boudin était suspendu à son nez? Nous ne garantissons pas l'authenticité de ces faits, qui, du reste, n'ont rien de plus extraordinaire que beaucoup d'autres qui sont attestés par les hommes de l'art. Toutes ces singularités de l'esprit humain prouvent combien il est dangereux de se livrer trop exclusivement à certaines idées de prédilection, à certains penchants favoris, qui ne peuvent remplir l'âme et l'absorber, sans déranger l'équilible des fonctions intellectuelles. La nature veut que toutes les facultés se développent selon l'ordre de leur importance relative, que toutes les forces de l'âme entrent en action simultanément, et selon la destination de chacune d'elles. Si l'exercice de la pensée n'a pas lieu sur tous les points à la fois, l'homme est incomplet, il se détériore, il manque à sa destinée. Développer outre mesure une des parties de l'intelligence, c'est condamner toutes les autres à l'inertie; n'appliquer son activité qu'à certaines parties du sentiment, c'est neutraliser toutes les autres. Alors il n'y a plus de proportion entre la passion et l'objet, et cette disproportion seule doit fausser le jugement. N'aimer rien avec excès, excepté Dieu, excepté la perfection infinie, que notre amour n'égalera jamais, voilà le précepte du Sage. Nil admirari, a dit Horace, c'est-à-dire, ne pas laisser troubler la sage harmonie de nos affections par le despotisme absolu d'une idée ou d'un sentiment, voilà ce qu'exige l'intérêt même de notre intelligence, non moins que le soin de notre bonheur.

La conclusion à tirer de tout ceci, c'est que les effets de l'habitude sur l'intelligence peuvent être heureux ou funestes, selon la direction première que nous avons donnée à nos idées, et selon la nature des rapports en vertu desquels nous les avons d'abord associées. L'avantage d'une bonne éducation est de nous suggérer de saines idées, de salutaires croyances; de nous apprendre à apprécier toutes choses selon leur véritable valeur, en un mot, de nous rendre tellement familières les notions du vrai, du bien, du juste et du beau, que ces notions finissent par s'identifier avec notre intelligence et deviennent le principe de tous nos jugements. Pour celui qui a

grandi sous l'influence d'une éducation chrétienne, l'idée de Dieu, l'idée du devoir, l'idée d'une autre vie, se mêlent à toutes ses conceptions, dominent toutes ses pensées, et sont comme le pôle de toute sa vie intellectuelle et morale. On ne saurait trop insister sur l'importance et la force de ces habitudes mentales, puisqu'elles ne peuvent être principe de jugement, sans être par cela même principe d'action. On sait quels obstacles opposent au contraire au retour de l'homme à la vérité et au bien un esprit faussé dans son principe même par des habitudes d'erreur contractées dès l'enfance, par des préjugés de naissance, de secte ou de parti, pour des opinions qui flattent l'intérêt, la passion et les mauvais penchants du cœur. Une intelligence ainsi pervertie par un enseignement vicieux revient bien difficilement à sa droiture naturelle, et n'y revient qu'en recommençant son éducation.

ARTICLE III. Des effets de l'habitude sur l'attention et la volonté.

Les effets de l'habitude active sont 1o une plus grande facilité à produire les actes d'attention et de volition, ainsi que les mouvements qu'ils déterminent; 2o un besoin et une nécessité apparente de les produire. De là cette loi générale : l'habitude augmente l'activité de l'esprit et du corps.

Et d'abord l'habitude de l'attention et de la réflexion rend ces opérations plus faciles. C'est un fait bien prouvé par l'expérience que moins ces deux facultés sont exercées, plus elles deviennent rebelles à l'effort de la volonté, quand on a besoin d'y recourir. L'habitude de la distraction, en laissant flotter sans cesse l'esprit au gré de sa légèreté et de son inconstance, finit par détendre tous les ressorts de son activité, et par le rendre incapable d'une application sérieuse à tout objet de connaissance. L'habitude de l'inattention a pour effet d'affaiblir les facultés intellectuelles, de même que l'habitude d'observer et de réfléchir a pour effet de fortifier l'intelligence et de perfectionner le jugement.

Appliquée à la volonté, l'habitude produit des résultats analogues. L'habitude de l'indécision, de la mollesse, de la

lâcheté, finit par rendre l'esprit comme incapable de vouloir et de détermination. L'homme est né pour l'action. Mais la paresse énerve le principe d'activité; l'énergie de l'âme s'émousse par le défaut d'exercice, et l'homme tombe dans cet état d'inertie qui ne fait plus de lui qu'un être passif sous l'action des forces étrangères. Au contraire, plus les facultés actives sont exercées, plus l'aptitude à l'action augmente; car l'habitude active, en augmentant la force des organes où a lieu la fréquente réitération des mêmes mouvements, a pour effet de diminuer l'aptitude à pâtir. Nous avons fait remarquer déjà combien est pénible un travail corporel auquel on n'est pas accoutumé, et combien il devient facile par l'habitude.

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