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comme le prouve l'exemple de ceux qui ont vécu dans l'habitude du libertinage ou de l'ivresse, et qui, au lieu de trouver dans des sens amortis par un long usage des mêmes jouissances, un remède à leurs vices, ne font que s'y enfoncer de plus en plus et d'une manière plus incurable.

Les mêmes principes s'appliquent-ils aux sentiments moraux? Ne semble-t-il pas au contraire que l'habitude, loin d'affaiblir les affections naturelles, en augmente la force et l'énergie? Et l'expérience ne prouve-t-elle pas que, faute d'être entretenus par l'habitude, nos sentiments les plus vifs et les plus affectueux courent le risque de s'affaiblir et de s'éteindre? D'un autre côté, n'est-il pas également prouvé que la présence continue même de la personne la plus chère finit par amortir la vivacité du sentiment qu'elle inspire, tandis qu'on la revoit avec un plaisir d'autant plus vivement senti, qu'elle a été plus long-temps absente. Ce n'est ici qu'une contradiction apparente. Nous revoyons cette personne avec un nouveau plaisir, précisément parce que l'habitude nous avait fait un besoin de sa présence; il est bien vrai que la jouissance réitérée des mêmes biens perd de ses charmes par l'effet de l'habitude; et c'est cependant l'habitude qui nous en rend la privation si pénible, et le retour si doux. C'est par là qu'on explique les effets si divers que produisent à la longue la beauté et la laideur physiques sur les personnes qui en ont journellement le spectacle sous les yeux. Au premier abord, la beauté frappe, séduit, enchante; et son attrait est si puissant, il captive si exclusivement l'attention, qu'il l'empêche de se porter sur ce qui serait de nature à diminuer le charme des premières impressions, par le rapprochement des imperfections morales qui pourraient exciter nos dégoûts et nos mépris. Mais à mesure que l'habitude nous familiarise davantage avec la vue de la beauté, l'attention s'y arrête avec plus d'indifférence, tandis qu'elle est d'autant plus frappée des défauts que nous n'avions pas d'abord aperçus, que l'impression produite par ceux-ci est nouvelle et rendue plus vive encore par le contraste. Ce qui frappe au contraire à la première vue d'une personne disgraciée de la nature, c'est sa laideur. Rarement on peut se défendre d'un certain sentiment de répul

sion, que la raison combat avec plus ou moins de succès, mais qu'elle n'étouffe jamais entièrement. Cette première impression nous affecte quelquefois avec tant de force, qu'elle nous empêche d'abord d'être attentifs à toutes les qualités de l'esprit et du cœur qui pourraient nous rendre la personne aimable. Mais à mesure que cette impression s'affaiblit par la fréquente réitération, ces qualités ressortent avec d'autant plus d'avantage, que nous nous attendions moins à les trouver unies aux difformités du corps. Ainsi, la laideur gagne par l'effet de l'habitude tout ce que perd ordinairement la beauté. Toutes deux finissent par s'effacer également pour ceux auxquels leur vue est devenue familière. Mais quand la beauté a perdu ses charmes, il ne reste que les défauts qui guérissent bien vite des passions qu'elle inspire, tandis que pour faire oublier la laideur, la vertu, la douceur, la bonté sont des moyens toujours infaillibles.

L'accoutumance ainsi nous rend tout familier;
Ce qui nous paraissait terrible et singulier
S'apprivoise avec notre vue,

Quand ce vient à la continue.

Ainsi le principe est général, et s'applique à toutes les formes de la sensibilité. Pour guérir les enfants de la peur, il faut les conduire auprès des objets qui ont excité leur effroi, leur apprendre à les voir tels qu'ils sont, les accoutumer à braver les ténèbres; il est impossible que l'émotion que fon naître en eux l'obscurité et la solitude ne se calme pas peu àt peu, à mesure que l'expérience, en effaçant, l'idée du danger, augmente leur confiance et leur sécurité. Lorsqu'un jeune soldat assiste pour la première fois à une bataille, il est bien rare qu'il ne frémisse pas sous l'impression d'un spectacle aussi terrible et aussi nouveau. Mais bientôt, aguerri par l'habitude, il marche au combat non-seulement avec tranquillité, mais encore avec ardeur; tant il est vrai qu'on tient d'autant moins à la vie qu'on est plus souvent exposé à la perdre, et que la présence en quelque sorte journalière de la mort finit par en inspirer le mépris.

La conscience elle-même n'est pas indépendante de cette

loi. Le remords s'émousse par l'habitude du crime, comme le sentiment de satisfaction qui accompagne les bonnes actions perd lui-même de sa vivacité par la pratique habituelle de la vertu : comme si Dieu avait voulu nous avertir par là que ce sentiment de peine ou de bonheur n'est qu'un avertissement pour le coupable, et un encouragement pour l'homme de bien, mais qu'il n'est pas la véritable sanction, la sanction définitive de la loi morale. Ici, admirons encore l'économie de la Providence. Le remords n'est qu'un avertissement donné au coupable de rentrer dans le devoir. C'est en quelque sorte la voix de Dieu qui se fait entendre au fond de son cœur. Mais n'est-il pas juste que cette voix s'affaiblisse de plus en plus et enfin s'éteigne presque entièrement dans la conscience de celui qui l'a toujours méprisée et qui n'en a jamais tenu aucun compte? Si au contraire la satisfaction qu'éprouve l'homme de bien, lorsqu'il a accompli son devoir, conservait toujours la même vivacité ou même allait toujours en augmentant, n'est-il pas probable que ce contentement toujours le même, que cette joie toujours si vive et si douce, au lieu de le pousser de plus en plus vers la perfection, par le sentiment de l'insuffisance de ses mérites, ne servirait qu'à exalter son orgueil, à lui inspirer une confiance illimitée dans sa propre vertu, et à le porter au bien uniquement en vue des jouissances qu'il procure?

ARTICLE II. — Des effets de l'habitude sur les perceptions et les jugements.

C'est encore un fait constaté par l'observation que les mêmes idées et les mêmes jugements se reproduisent en nous d'une manière comme imperceptible, et à notre insu, lorsque leur fréquente réitération les a fait passer en habitude; en effet, l'attention de l'esprit cesse de se porter sur des pensées et des suites de pensées très-souvent répétées; et toutefois, ces mê, mes pensées, rendues imperceptibles par l'habitude, deviennent comme nécessaires. On sait avec quelle force de spontanéité se reproduisent à chaque instant dans notre âme les idées, les jugements, les affirmations qui nous sont devenues familières. Ainsi l'esprit devient comme l'esclave de ses habitudes

intellectuelles; elles le subjuguent au point de lui ôter la liberté de son jugement, s'il leur abandonne exclusivement le soin de régler le cours de ses pensées. C'est par là qu'on explique les redites continuelles et le rabachage de certaines personnes; chose qu'il ne faut pas confondre avec l'habitude de se répéter, si commune chez les vieillards. Les vieillards se répètent, et se répètent sans s'en apercevoir, parce que les choses présentes n'ayant presque plus le pouvoir de les impressionner, leur mémoire ne s'applique plus qu'aux événements de cette époque de leur vie où les impressions encore vives avaient laissé dans leur âme des traces profondes. Il en résulte qu'à mesure qu'ils avancent en âge, et que quelques-uns de leurs anciens souvenirs leur échappent, le cercle de leurs idées se rétrécit de jour en jour; alors il est naturel que celles-là seules qui survivent dans leur esprit, leur reviennent sans cesse, et soient le fonds de leurs conversations habituelles. Chacun a pu remarquer aussi qu'il est bien rare qu'un politique, un savant, un moraliste, etc., ne laissent pas dans la conversation l'empreinte des idées particulières auxquelles les ramènent journellement la nature de leurs travaux et la spécialité de leurs études.

L'habitude dans son application à l'exercice d'une profession ou à la pratique d'un art, s'appelle routine. La routine tient lieu de raison pour le paysan, pour l'ouvrier qui, sans connaissance des principes et des règles, par la seule facilité qu'ils acquièrent dans la répétition continuelle des mêmes occupations et des mêmes travaux, font toujours ce qu'on leur commande, ou ce qu'ils ont vu faire à leurs pères, ou ce qu'ils ont fait eux-mêmes dès leur jeunesse; espèces d'automates, en qui la mémoire et l'instinct de l'imitation remplacent les combinaisons de la pensée. On dit d'un vieux praticien qu'il a une grande routine du palais, et d'un homme qui ne sait pas la musique, qu'il chante par routine. La rou tine est l'ennemie du progrès et de l'invention. Son effet est d'arrêter l'essor de l'imagination et de retenir l'intelligence sous le joug d'un petit nombre d'idées pratiques hors desquelles l'esprit ne voit plus rien de raisonnable et de possible. La science a sans cesse à lutter contre la routine, et chacune de

ses conquêtes est un triomphe remporté sur les usages et les préjugés anciens. L'activité de l'esprit humain serait bientôt étouffée sous les entraves de la routine, si la curiosité et le désir du perfectionnement ne venaient sans cesse briser les liens de l'habitude.

La routine, entendue dans un autre sens, est ce phénomène singulier de mémoire qui nous permet de répéter une longue suite de mots appris par cœur, sans aucune application de l'esprit à ce que nous disons. Ce phénomène est fort commun chez les enfants, et n'est pas même très-rare chez les per sonnes faites que l'habitude des devoirs de piété conduit chaque jour et à des heures déterminées à remplir certaines pratiques religieuses. Si par un effort énergique de la volonté on n'a pas soin de recueillir et de fixer son attention sur l'objet de ces pratiques, l'esprit ne tarde pas à être emporté par ses distractions, de sorte que les organes de la parole, sous l'in→ fluence d'une mémoire purement passive, continuent à se mouvoir machinalement et à prononcer les mots sacramentels, tandis que l'imagination suit de son côté la pente qui l'entraîne bien loin des pensées qui devraient uniquement la préoccuper. Mais il arrive enfin un moment où la mémoire s'arrêtant toutà-fait, les organes cessent eux-mêmes de fonctionner, parce l'attention, captivée par le nouveau cours d'idées dans lequel l'esprit est engagé, cesse entièrement de s'occuper de l'action qu'il s'agissait d'accomplir, et c'est d'ordinaire cette interruption qui rappelle l'esprit à lui-même, et l'avertit de ses distractions. Nous avons connu un enfant chez qui ce défaut d'attention était devenu si habituel, qu'il ne manquait jamais, en récitant ses prières à haute voix, de revenir, à un certain endroit, sur ses pas, par suite de l'association qu'un simple rapport de consonnance lui avait fait établir machinalement entre ce passage et un autre passage précédent, auquel sa mémoire le ramenait sans cesse; de manière que, si on ne l'eût pas averti, il aurait pu recommencer indéfiniment ses prières, sans parvenir à les achever. Le maître, pour le guérir de ses distraction, s'avisa de l'abandonner à lui-même et de le laisser à genoux, jusqu'à ce que, par l'effort de sa propre réflexion, il fût arrivé à la fin. Le désir de mettre un terme à cette position

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