Page images
PDF
EPUB

par les noms de : sentiment-sensation, sentiment de l'action des facultés de l'âme, sentiment de rapport, et sentiment moral. Ces quatre sentiments deviennent idées, au moyen de l'attention, de la comparaison et du raisonnement.

S'il a voulu placer l'origine de toutes nos idées dans la sensibilité, il est tombé dans le même défaut qu'il reproche à Condillac; avec cette seule différence qu'au lieu de ne reconnaître qu'une seule espèce de sentiment, le sentiment-sensation, il en reconnaît quatre; ce qui est sans doute une amélioration, mais ce qui n'empêche pas son système d'être faux. Quelque transformation qu'on fasse subir à un sentiment, il ne peut être qu'un sentiment et jamais une idée. Un fait de sensibilité ne peut changer de nature; sentir sera toujours sentir, et par conséquent distinct du connaître.

Si au contraire il entend par sentiment-sensation ce que nous appelons perception externe matérielle; par sentiment de l'action des facultés de l'âme, ce que nous appelons perception interne; par sentiment de rapport, ce que nous appelons perception de rapport ou raison; enfin, par sentiment moral, ce que nous appelons conscience morale, perception du bien et du mal, son langage est ambigu, et il manque à la règle de clarté, de précision et d'exactitude rigoureuse qu'on exige en philosophie. Du reste, dans cette seconde hypothèse, qui est l'interprétation la plus vraie de sa pensée, M. Laromiguière paraît avoir voulu établir que toutes nos idées ont deux degrés; d'abord obscures et confuses, puis claires et distinctes, par l'effet de l'attention que l'esprit leur donne. Seulement il a tort d'appeler sentiments les idées obscures : pour être obscures, elles n'en sont pas moins idées.

CHAPITRE VIII.

ORIGINE DE LA PAROLE.

Il y a deux systèmes sur l'origine du langage des sons articulés. Quelques philosophes prétendent qu'il a commencé, qu'il s'est développé et perfectionné graduellement comme toutes les autres choses humaines, en un mot, qu'il est l'œuvre

de l'homme; ils appartiennent pour la plupart à l'école sensualiste. Les autres nient la possibilité de l'invention humaine de la parole, et soutiennent que l'homme l'a reçue primitivement de Dieu avec l'intelligence et la vie. Ce dernier système a été soutenu vers la fin du siècle dernier par J.-J. Rousseau. M. de Bonald a de nos jours consacré deux volumes à réfuter l'opinion contraire, défendue surtout par Condillac, et à mettre dans toute son évidence la doctrine de l'institution divine du langage. Aujourd'hui le système de M. de Bonald n'a plus guère de contradicteurs que parmi ceux qu'effraient encore ses conséquences; car, comme le dit M. Damiron : « Si une langue primitive a été donnée à l'homme par le Créateur, cette langue a dû être parfaite; pour être parfaite, elle a dû être pleine d'idées vraies, elle a dû être la vérité même, la vérité parlée et révélée. Or, pour les chrétiens, les Écritures sont la traduction fidèle et sacrée de cette langue toute divine; ils n'ont donc à voir dans les Écritures que la parole, le verbe et la vérité même de Dieu. »

Espérons que le moment est venu de ne plus craindre d'avouer de pareilles conséquences, quand même elles ressortiraient de la doctrine de l'institution divine du langage. Espérons que la philosophie, au lieu de mettre toutes les vérités du christianisme en état de suspicion à son égard, par cela seul qu'elles sont révélées, et qu'elles émanent d'une autorité autre que la raison humaine, sentira la convenance de se considérer comme son auxiliaire, et non plus comme son antagoniste et comme son ennemie. Quelle faiblesse de n'oser admettre le système de l'institution divine de la parole, système si conforme à la dignité de l'homme et à la grandeur de ses destinées, parce qu'il faudrait admettre avec lui la vérité des Écritures bibliques, et leur caractère de parole révélée ! Sous tous les rapports, l'harmonie de la religion et de la philosophie est une chose désirable, puisqu'elle est une condition de l'ordre social. Leur désaccord au contraire, en détruisant l'unité des intelligences, ne peut qu'être funeste à la société, parce que l'anarchie des croyances amène l'anarchie des intérêts, qui se résout elle-même en révolutions. Au reste, l'opinion qui fait de la parole un don de Dieu est, dans le système chrétien, un fait

qui était implicitement reconnu par toutes les philosophies antérieures, et dont MM. de Bonald, Bautain, Buchez, etc., n'ont songé de nos jours à rétablir la vérité, que parce qu'il a été contesté par les sensualistes modernes, qui d'ailleurs n'ont fait que rajeunir la vieille utopie d'Épicure.

Nous ajouterons que s'il est évident que le système de l'invention humaine du langage a un rapport direct avec celui qui place dans la sensation l'origine de toutes nos connaissances, il n'est pas vrai, selon nous, que le système de l'institution divine de la parole entraîne et suppose nécessairement, comme quelques-uns l'ont prétendu, le principe de l'innéité des idées. Le don de la parole fait au premier homme, c'est-à-dire la faculté qui lui aurait été donnée de trouver immédiatement, et par voie de révélation divine, les termes qui devaient servir d'expression et de signe à ses pensées, ainsi que la manière de les coordonner entre eux, ne change rien à la manière dont les idées se produisent, dont l'intelligence se développe actuellement dans tout esprit humain. Dieu, après avoir créé l'homme, l'a mis aussitôt en état de communiquer avec l'auteur de son être, et d'en recevoir l'enseignement qui lui était nécessaire: voilà le fait. Mais ce fait une fois accompli laisse subsister toutes les conditions auxquelles est soumis le développement de la connaissance humaine.

ARTICLE Ier.

Hypothèse de l'invention humaine du langage.

On prétend expliquer l'invention purement humaine du langage parlé, 1o par la nature, 2o par l'imitation, 3o par l'analogie.

1o Par la nature.

L'homme, dit-on, ne pouvait pas ne pas parler. Il parle aussi naturellement qu'il pense. L'union de la parole et de la pensée résulte de la constitution même de son esprit; ce sont deux choses inséparables : « Les premiers hommes, dit M. Damiron ne sont pas nés parlant, pas plus qu'ils ne sont nés se souvenant; mais ils avaient la faculté de parler, comme ils avaient la faculté de se souvenir; la pensée leur est venue

parce qu'il était dans leur nature de l'avoir; et quand ils l'ont eue, ils l'ont exprimée. » Ainsi pour ne pas attribuer le don de la parole à Dieu, on en fait une faculté innée, une loi qui régit fatalement notre être, on suppose que la nature nous instruit à parler, comme elle nous instruit à penser. C'est assimiler faussement deux choses très-distinctes. Oui, l'homme pense par cela seul qu'il est homme; mais il n'est pas vrai qu'il parle, par cela seul qu'il pense. Car un homme jeté hors de la société, sans avoir appris à parler, continuerait à penser, mais il ne parlerait pas. Si donc le premier homme n'avait pas reçu la parole de Dieu même, il est absurde de prétendre que cependant il aurait commencé de suite à parler. La raison et l'expérience nous démontrent au contraire que son premier état eût été un état de mutisme complet, si jamais il eût pu en sortir par les seules forces de son intelligence.

«Chacun, poursuit M. Damiron, a bientôt remarqué en soi le rapport intime et constant de la pensée aux mots, de certaines pensées à certains mots, et, voyant son semblable se servir de mots analogues ou identiques, a naturellement conclu dans cet autre lui-même des idées analogues ou identiques aux siennes. C'est ce qu'il nous arrive encore, à chaque instant, de faire, lorsque nous jugeons des sentiments d'autrui, d'après le rapport que nous trouvons entre les signes de ses sentiments et les signes de nos sentiments propres. Rien au reste de plus prompt et de plus sûr que ce mode de communication, pour peu surtout que les circonstances et le besoin excitent à l'employer. »

Toute cette argumentation n'est qu'un cercle vicieux dans lequel M. Damiron suppose précisément ce qui est en question, savoir, si, sans le secours d'une révélation directe, d'un enseignement divin, l'homme aurait trouvé naturellement des mots tout faits à mettre en rapport avec ses pensées. M. Damiron est ici évidemment la dupe d'une illusion. Oui, dans l'état actuel de l'humanité, quand nous entendons nos semblables prononcer des mots analogues ou identiques à ceux dont nous nous servons nous-mêmes, nous leur supposons des idées analogues ou identiques aux nôtres. Mais il ne s'agit point de ce qui se passe aujourd'hui, mais de ce qui a dû se passer aux premiers

jours du monde. La question n'est pas de savoir si maintenant que nous jouissons de la parole, il y a un rapport intime et constant de la pensée aux mots, mais si la langue des premiers hommes a instinctivement, naturellement articulé des mots, à mesure que ces mots devenaient nécessaires pour répondre aux besoins de la pensée, et en marquer les développements successifs. Or, c'est là une assertion plus qu'étrange.

Ailleurs M. Damiron expose sa théorie d'une manière plus systématique : « Quelles que soient, dit-il, l'origine et la nature de l'esprit, on peut dire, indépendamment de tout système et sans s'exposer à être contredit par aucun, que cet esprit qui vit, sent et se meut en nous, est quelque chose d'animé et d'actif, que c'est une force, une force intelligente; des perceptions, des pensées, voilà les mouvements qui sont propres à cette force. Tant que ces mouvements sont purs, simplement spirituels, dégagés de tout lien ou de toute forme matérielle, ils sont si déliés, si rapides, si peu marqués, qu'à peine laissent-ils trace dans la conscience: ils y passent comme l'éclair. Ce sont là ces demi-pensées, ces vagues sensations, ces notions irréfléchies, qu'on retrouve en soi dans tous les instants où l'on ne donne nulle attention à ce qu'on voit, où l'on se borne à sentir et de fait, on n'en aurait pas d'autres si les choses en restaient toujours là; mais comme il est inévitable que l'esprit vienne à réfléchir, à recueillir ses impressions et qu'alors la perception est en lui plus ferme et plus prononcée, ses pensées, ses mouvements intellectuels devenant plus forts, se produisent avec plus d'énergie, et sortent de la pure conscience pour pénétrer dans l'organisation; en y pénétrant, ils y déterminent certains mouvements internes que suivent aussitôt les gestes, l'attitude, la physionomie et la parole. L'organe vocal en particulier est très-propre, par son extrême souplesse, à bien recevoir et à bien rendre ces impressions de l'âme. Il arrive donc que les pensées se mettent en rapport avec les mouvements organiques, et principalement avec les sons; qu'elles s'y allient et s'y unissent intimement : c'est au point qu'on a peine quelquefois à les en distinguer, et qu'on croit les voir, les saisir, les sentir réellement dans ces phénomènes, qui n'en sont cependant que les signes or, une telle alliance

« PreviousContinue »