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ménageons-la sans la flatter; toutes ces conjonctions, dis-je, indiquent autant de modifications de la pensée, autant de manières d'associer les idées, autant de formules de propositions.

Enfin, nous dirons ce qu'il faut entendre par propositions opposées, contradictoires et contraires, dont toutes les logiques donnent l'explication.

Deux propositions sont opposées l'une à l'autre, lorsqu'ayant le même sujet ou le même attribut, elles expriment deux jugements entre lesquels il y a disconvenance. Or, cette disconvenance ou cette opposition peut se produire de deux manières par la contradiction positive, ou par la simple contrariété.

Les propositions contradictoires ne sont jamais ni vraies ni fausses ensemble; mais si l'une est vraie, l'autre est fausse; et si l'une est fausse, l'autre est vraie. S'il est vrai, par exemple, que nul homme n'est impeccable, il est faux que quelques hommes soient impeccables. S'il est faux que Dieu soit injuste, il est vrai que Dieu est juste.

Les propositions contraires ne peuvent jamais être vraies ensemble; mais elles peuvent toutes deux être fausses. Par exemple, s'il est vrai que tous les hommes sont justes, il est faux que nul homme ne soit juste. Mais la fausseté de l'une n'emporte pas la vérité de l'autre; car il peut y avoir des hommes justes, sans que pour cela tous soient justes,

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Une langue bien faite est celle qui correspond exactement aux diverses modifications de la pensée, qui en reproduit tous les éléments, et qui exprime de la manière la plus logique l'ordre naturel de son développement et de ses formes. En un mot, le langage doit être l'expression la plus complète, l'interprète le plus fidèle de l'esprit humain, puisqu'en effet les lois du langage ne sont pas autres que les lois de l'intelligence.

Il suit de là, que la première qualité d'une langue bien faite est la clarté, qui doit exister, non pas seulement dans les mots

comme signes d'idées, mais encore dans les combinaisons des mots entre eux comme signes d'associations ou de groupes

d'idées.

La clarté dans les mots résulte de l'identité parfaite des termes avec les idées dont ils sont les signes. Il faut que dès qu'un mot frappe l'oreille, l'esprit soit aussitôt et directement conduit de ce mot à l'idée qu'il représente; ce qui n'aurait pas lieu, si le mot réveillait à la fois deux ou plusieurs idées différentes. L'équivoque qui résulterait de ce double ou de ce triple sens, laisserait nécessairement l'esprit en suspens entre deux ou trois acceptions, à l'une desquelles il n'aurait souvent aucune raison de s'arrêter de préférence. Le langage étant le moyen de transmission spirituelle entre les hommes, il est évident que pour que nous puissions communiquer aux autres nos sentiments, nos idées, nos déterminations, pour que la signification des mots que nous prononçons soit bien comprise, il faut que l'acception de ces mots soit bien déterminée, et que par conséquent chacun d'eux ne serve à exprimer qu'une seule et même idée. La pluralité de significations qui leur serait attribuée, entraînerait l'ambiguité, la confusion, l'incertitude, et Je langage, n'étant plus que l'image obscure de la pensée, ne remplirait plus son but, celui de la manifester dans toute sa pureté, dans toute sa vérité à l'intelligence d'autrui. La clarté a pour condition la fixité. Combien de fois la légèreté d'esprit, le caprice de la mode, l'amour de la nouveauté, n'ont-ils pas détourné les mots de leur acception primitive? Ces changements dans la signification des termes ont non-seulement pour effet d'altérer la langue, en y jetant l'obscurité et la confusion; mais il est bien rare que cette confusion des mots ne s'étende pas jusqu'aux idées, et que la raison d'un peuple ne se ressente pas profondément de l'ambiguité qui se répand dans le langage. Lorsque d'un siècle à un autre, le sens des mots varie d'une manière notable, ces variations, symptôme malheureux d'une grande mobilité dans les opinions, sont d'un fâcheux présage pour la stabilité des principes sociaux et le maintien des mœurs et des croyances anciennes. Les révolutions de la langue sont, selon nous, les conséquences des révolutions de la pensée, et des révolutions de la pensée au boule versement de la société

II.

18.

il n'y a pas loin. Comparez la langue de Cicéron et de Virgile à celle du Bas Empire, et la langue de Bossuet et de Racine au jargon révolutionnaire ou romantique, et vous aurez l'expression exacte de la différence qui existe entre la Rome d'Auguste et la Rome d'Héliogabale et des trente tyrans; entre la France de Louis XIV et la France de Robespierre, etc. Pourquoi de nos jours est-il si difficile de s'entendre sur les questions qui touchent de près ou de loin à la morale ou à la politique ? Pourquoi ces divisions, pourquoi cette anarchie des esprits qui tient la France dans une continuelle agitation? C'est qu'en France il y a autant de langues que de partis, autant de partis que d'opinions, autant d'opinions que d'interêts, autant d'intérêts que d'individus. Chaque parti se crée un langage selon ses idées et ses besoins; il n'y a, pour ainsi dire, plus rien de commun entre des intelligences dont chacune suit sa voie particulière; de sorte qu'en dehors du catholicisme, qui seul conserve le principe d'unité, qui seul peut offrir un point de ralliement aux esprits, il serait peut-être impossible de trouver deux hommes qui pussent tomber d'accord sur un seul principe, se rencontrer sur le terrain d'une même croyance.

La clarté dans les combinaisons des mots résulte de l'arrangement, de la distribution systématique des termes dans la proposition, dans la phrase, dans la période; de manière que l'ordre de succession des mots corresponde exactement à l'ordre logique qui préside à la succession des idées dans l'esprit, et qu'il y ait entre les signes les mêmes rapports de convenance, de contiguité et de subordination qui lient les idées entre elles. En un mot, il faut que la syntaxe, dans l'expression et le développement de la pensée, procède comme la raison elle-même dans sa marche et dans ses combinaisons. « C'est ce qui donne à la langue française, dit M. Bautain, un immense avantage sur toutes les langues vivantes, quant à la prose. Elle est devenue la langue universelle, aussitôt qu'elle a été constituée, parce qu'elle est éminemment philosophique, c'est-à-dire la plus propre par son développement logique, par sa construction directe et conforme à la marche de la nature, à exprimer les choses telles qu'elles se font dans la réalité et avec l'ordre même qu'elles suivent dans leur manifestation. »

La comparaison d'une phrase française avec une phrase latine prise au hasard rendra cette assertion évidente, en démontrant que les éléments de la pensée ne peuvent pas être logiquement distribués dans un autre ordre que celui que leur assigne la construction de notre phrase française. J'ouvre Tacite, et je lis: At Germanicus legionum, quas navibus vexerat, secundam et quartam decimam itinere terrestri P. Vittellio ducendas tradit, quò levior classis vadoso mari innaret, vel reciproco sideret. Si je traduis mot à mot, et en conservant les inversions, j'ai une série de mots ou d'idées dont tous les rapports de succession et de subordination logiques sont certainement intervertis: Mais Germanicus, des légions, lesquelles, des vaisseaux, il avait transportées, la seconde, et, la quator zième, par le chemin, de terre, à Publius Vitellius, devant être conduites, il livre, afin que, plus légère, la flotte, remplie de bancs de sable, par la mer, elle voguát sur, ou, refluant, elle s'échouát. Je le demande; est-ce ainsi que la nature procède ? Est-ce là véritablement la marche de l'esprit humain? Au commencement de la phrase, c'est Germanicus qui est en scène. Mais que va-t-il faire ? Quelles sont ses intentions? Nous ne savons pas même encore s'il va jouer un rôle actif ou passif. Voilà cependant ce qu'il faut faire connaître avant tout; car jusque là l'esprit est en suspens. Or, puisqu'on fait agir Germanicus, il est tout simple que son nom soit immédiatement suivi du mot qui seul peut indiquer et spécifier l'action, c'est-à-dire du verbe, sans lequel je n'ai aucune idée du rapport qu'on veut établir entre le sujet de la proposition et les autres termes qui en font partie. Le mot légionum ne m'apprend rien sur le sens de la phrase, non plus que les trois mots suivants, qui ne servent qu'à déterminer le mot legionum. Les mots secundam et quartam decimam me laissent également dans l'incertitude sur la fonction du sujet. Les mots itinere terrestri n'éclaircissent pas davantage le sens principal; ce n'est qu'une idée accessoire qui ne résout pas le problème. Le mot Vitellio indique bien que Germanicus à affaire avec Vitellius, mais je ne sais pas encore de quoi il s'agit; ce n'est qu'en lisant les mots ducendas tradit, que je comprends enfin ce qu'on voulait me dire. Eux seuls me font

connaître la nature de l'action faite par Germanicus, et l'intention qui y préside, et le but qu'il se propose. Eux seuls me révèlent tous les rapports que l'écrivain établit entre les différents termes de sa proposition. Il est inutile de pousser plus loin cette analyse. Voyons maintenant si la traduction de cette phrase, selon le génie de notre langue, pourrait donner prise aux mêmes critiques: Cependant Germanicus, afin que sa flotte voguât plus légèrement parmi les bas-fonds, ou s'échouât plus doucement à l'instant du reflux, débarqua la seconde et la quatorzième légions, et chargea Vitellius de les ramener par terre. Ici, plus d'ambiguité, plus d'énigme à deviner. Aussitôt que Germanicus est nommé, on me fait pressentir la mesure qu'il va prendre, en m'indiquant l'intention qui le fait agir. Je sais déjà qu'il va jouer un rôle actif, par l'indication précise du motif qui préside à ses déterminations et aux ordres qu'il va donner. La phrase procède absolument selon l'ordre de l'esprit humain. Car toute décision de la volonté suppose nécessairement la connaissance du but que l'on se propose, parce qu'on n'agit jamais librement sans intention. L'intention précède donc toujours la détermination; il était donc tout-à-fait logique de faire connaître le motif, l'intention de Germanicus, avant de faire connaître la mesure qui a pour objet de la réaliser. Remarquons encore que tous les mots qui sont entr'eux dans un rapport de dépendance et de connexité, sont unis dans la proposition, comme les idées qu'ils expriment le sont dans l'esprit. Rien ne sépare les termes contigus, rien n'interrompt la marche du discours, rien n'entrave et ne suspend le développement du sens général. Chaque mot qu je prononce me fait pénétrer plus avant dans la pensée de l'auteur. Il y a progrès continuel, depuis le commencement jusqu'à la fin. La nature, ce me semble, ne procède pas autrement.

Ne regrettons donc pas les inversions des Latins, les désinences de leurs déclinaisons et de leurs conjugaisons, et tous les prétendus avantages que des grammairiens, admirateurs fanatiques de l'antiquité, leur ont si gratuitement enviés. Si la parole n'a d'autre objet que d'exprimer la pensée, la première des langues est sans contredit celle qui l'exprime avec

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