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dans tout ce qui répond à ses appétits et s'assimile à ses besoins. Une âme ainsi sortie d'elle-même et répandue, pour ainsi dire, dans toutes les choses qui sont en harmonie avec son bien-être, est incapable de faire retour sur elle-même. Comme elle n'a besoin que de se sentir heureuse, et que pour cela la conscience lui suffit, la réflexion devient pour elle une faculté sans but, parce qu'elle n'a aucun intérêt à l'exercer. La réflexion est une tendance à la concentration, ou plutôt elle est, dit M. Bautain, le triomphe de la force centrale sur les forces externes. Mais dans l'hypothèse, les forces externes étant toutes bienfaisantes, qui est-ce qui pourrait déterminer l'âme à réagir contre elles, elle qui se trouve si bien d'être sous leur empire, et pour laquelle rien ne motive un effort d'affranchissement et d'indépendance. Ainsi un bien-être continu, une succession trop constante et trop uniforme de jouissances sensibles, un bonheur sans mélange d'adversité et d'épreuves est un état éminemment contraire à l'exercice de la faculté réflexive. Il faut que l'homme soit atteint par l'infortune, éprouvé par la souffrance et la contradiction, excité par l'obstacle et le danger, réveillé par le soin de pourvoir à sa conservation, pour qu'il songe à reporter le regard de son âme de la nature sur lui-même, pour qu'il sente la nécessité de se recueillir en soi, de rassembler toute l'énergie qui lui est propre, afin d'opposer sa force interne, c'est-à-dire la fermeté, la constance de sa volonté aux forces qui lui sont hostiles, et qui font obstacle à sa vie et à son expansion au dehors. Dieu a voulu qu'il en fût ainsi, pour rappeler à l'homme sa misère et sa fin. Êtres déchus, nous sommes condamnés à recevoir l'éducation du malheur. La raison ne grandit, l'expérience ne s'acquiert qu'à l'école de l'adversité. Ainsi dans les desseins de la Providence, les maux qui nous affligent sont autant de bienfaits, puisqu'ils sont l'occasion d'exercer nos forces et de montrer ce que nous valons. Tant que l'enfant est sous les yeux de sa mère, pressé sur son sein, comblé de ses caresses, entouré des soins de son amour, dispensé de s'occuper lui-même de son bien-être, il n'a pas plus l'initiative de ses mouvements, et ne se connaît guère mieux qu'une jeune plante qui croît sous l'influence d'un soleil bienfaisant. Mais que cet

enfant, jusque là si insouciant, si joyeux, soit contrarié dans ses désirs, qu'au lieu d'être l'objet des complaisances de ceux qui l'entourent, il en soit traité avec indifférence, avec du― reté, que la nature cesse de se montrer pour lui toujours douce et bienveillante, que l'hiver lui fasse sentir sa rigueur, l'été ses ardeurs brûlantes, la faim et la soif ses tortures, le travail ses fatigues, le dénuement ses anxiétés, la solitude et l'abandon ses terreurs, qu'un grand danger l'effraie et menace ses jours, que ses desseins rencontrent un obstacle sérieux, et ses volontés une résistance opiniâtre, que la douleur le presse de son aiguillon, et que l'absence de secours le force de recourir à lui-même, pour se soulager et se délivrer, alors une révolution subite s'opère en lui. Tout-à-l'heure il s'identifiait avec la nature tout entière, parce que la nature s'harmonisait si bien avec ses besoins, qu'elle lui semblait ne faire qu'un avec lui. Mais la voilà qui se distingue nettement de son moi, par l'antagonisme qui se déclare entre elle et lui; la voilà qui se pose en face de lui, non plus homogène avec sa vie, mais adverse et contraire, mais hostile et mal veillante. Alors, dis-je, il s'étonne, il se recueille dans le sentiment intime de la répulsion qu'il éprouve, il se replie sur lui-même; forcé de se réfugier dans son dernier asile, là, il s'observe et se reconnaît dans ses modifications distinctes des causes externes qui les lui font subir. Ainsi naît le premier acte de réflexion; il naît de l'obstacle que le moi rencontre dans son développement et dans sa vie; il naît de la claire manifestation du non-moi qui s'oppose à son moi; il naît de la perception des limites de l'existence personnelle, par la révélation des réalites extérieures et de leur individualité propre; il naît du refoulement de la pensée et de la vie sur elles-mêmes, et du besoin qu'éprouve l'homme, averti de la présence du non-moi et du rapport de disconvenance qui s'établit entre eux, de chercher en lui-même son refuge, et d'y puiser une force capable de repousser à son tour celles qui lui sont ennemies.

Mais réfléchir sur soi-même, c'est se posséder; c'est cesser de suivre instinctivement les impulsions du dehors, pour stationner avec énergie dans la contemplation du moi. Réfléchir, c'est retenir sa pensée, c'est maîtriser son regard, pour le con

centrer sur soi, et par cette concentration des facultés actives tendre les ressorts de l'âme, et la préparer au combat. En effet, dès que l'enfant commence à réfléchir, il se perçoit comme puissance et comme cause. Sa liberté lui apparaît dans toute sa clarté ; il se connaît et se pose comme personne distincte ; il a conscience de ses priviléges; il sait qu'il est libre d'accepter ou de repousser l'action des objets extérieurs, et par le souvenir de celle qu'il a souvent exercée sur eux sans s'en rendre compte, il est disposé à réagir avec d'autant plus d'énergie contre ce qui lui fait obstacle, qu'il n'a pas encore une connaissance exacte de sa propre faiblesse et des forces de la nature. De là, ces mutineries si fréquentes chez les enfants, de là ces résistances et ces mouvements d'indocilité, qu'il faut savoir réprimer de bonne heure, mais qui n'en sont pas moins les premières manifestations d'une volonté réfléchie, les premiers signes de la prise de possession de l'âme par elle-mème. Plus tard, quand l'enfant aura reçu de l'expérience la conviction de sa faiblesse relative au milieu des êtres qui l'entourent, la réflexion et le développement de la conscience morale lui apprendront la nécessité et le devoir de l'obéissance, et il s'accoutumera à subordonner l'emploi de son activité libre aux convenances de famille et de société.

Ce que nous venons de dire ne s'applique pas seulement au jeune âge. Ce qui se passe dans l'enfance se passe à toutes les époques de la vie. Les jeunes gens réfléchissent difficilement parce que l'imagination prédomine en eux, et que tout entiers aux espérances et aux illusions de la vie, ils en ignorent encore les amertumes et les déceptions. Les heureux du siècle réfléchissent peu, parce que leur âme, livrée au spectacle et aux préoccupations du monde, s'échappe à elle-même, et se perd de vue. Au contraire, l'homme que la fortune accable, que l'injustice persécute, que l'amitié trabit, que la calomnie outrage et déshonore, que la pauvreté livre aux angoisses du besoin et aux soucis de l'avenir, est bien obligé de faire retour sur lui-même, lorsque tout l'abandonne ou le menace, lorsqu'il n'a plus d'autre asile que sa propre conscience, d'autre ami que lui-même. Alors, s'il est vertueux, il s'établit entre cette âme isolée et son Dieu un commerce sublime, qui de

vient la source d'une pieuse et inébranlable résignation. Car la résignation est le fruit du courage, qui, n'attendant plus rien des hommes, et plaçant toute sa confiance en Dieu, souffre sans se plaindre, parce que la plainte serait un crime, et l'impatience une marque de faiblesse et un nouveau tourment. Mais s'il est vicieux, la réflexion, au lieu de fortifier la volonté, et d'affermir le courage, enfante le désespoir, produit le dégoût de l'existence et conduit au suicide. Le christianisme comprend donc admirablement la nature humaine, lorsqu'il recommande le détachement des choses d'ici-bas, la fuite du monde et la solitude; car la solitude, en soustrayant l'homme au tumulte des sens, le force à rentrer en lui, le met en regard de luimême, et, par la contemplation de ses misères et de sa faiblesse, le contraint à chercher son appui et son espérance dans celui qui ne manque jamais à ceux qui l'implorent.

Si la résistance, l'opposition, l'hostilité du monde extérieur est le premier mobile de la réflexion, si c'est par la douleur que commence le mouvement de concentration par lequel l'homme se réfléchit et acquiert la conscience claire et distincte du moi, c'est sans aucun doute par la parole que la faculté réflexive achève de se développer.

Et d'abord rien n'est plus propre à faire sentir l'opposition et la distinction des êtres que la parole humaine retentissant au fond des âmes et provoquant la réaction des intelligences par tous les moyens capables de la mettre en jeu. Bien long-temps avant que l'enfant puisse la comprendre, la parole, par ses articulations pénétrantes, par les gestes, par les regards, par les mouvements de physionomie qui l'accompagnent, et qui peignent aux yeux la pensée et l'intention que les sons expriment, doit déjà puissamment aider le moi à se dégager de ce qui n'est pas lui, et à se poser dans sa sphère propre, en face du non-moi. Considérez l'enfant dont la parole d'autrui commence à exciter l'attention, en même temps qu'il recueille les sons qui l'ont frappé, il regarde avec étonnement la personne qui parle. Si la parole est douce, caressante, amicale, et si, en même temps, l'expression du visage est riante, affable, bienveillante, il comprend bien vite qu'il y a un rapport de conformité entre les sons dont la douceur flatte son oreille, et l'ex

pression d'amour répandue sur la physionomie, et déjà il essaie lui-même en souriant de répondre par de petits cris inarticulés à ces provocations flatteuses de la tendresse d'une mère. Si, au contraire, la voix est rude, grondeuse, menaçante, et si la figure elle-même exprime l'aversion ou la sévérité, vous voyez aussitôt la surprise et la crainte se peindre dans ses traits. L'enfant ému se détourne avec effroi, et ses pleurs et ses cris prouvent qu'il a compris la pensée qu'on voulait exprimer, qu'il a senti la répulsion dont il est l'objet, et qu'il cherche à se soustraire à l'action malfaisante qui le menace. Or, que se passe-t-il en ce moment en lui? N'est-il pas évident que la parole vient de marquer, pour ainsi dire, les limites de son être, qu'elle a commencé à ébaucher les contours du moi, et que l'opposition de cet autre moi, si contraire au sien, vient de lui révéler clairement sa non-identité avec les forces qui l'entourent, en lui révélant l'extériorité des causes qui l'ont si péniblement affecté.

Bientôt la parole ne sera plus seulement pour lui un assemblage de sons dont le sens n'est déterminé que par l'expression du visage; chaque mot sera accompagné d'un geste, et chaque geste lui indiquera l'objet dont il est le signe. Mais ce n'est qu'en lui-même et dans le fond de son entendement qu'il pourra saisir le rapport qui existe entre le mot et l'objet signifié. Car l'audition de la parole est un phénomène interne, et la compréhension du sens de la parole ne peut avoir lieu que par un acte de recueillement intérieur qui compare la conception de l'objet avec l'idée que les mots expriment: or, un pareil rapprochement ne peut se faire sans réflexion; car c'est en soi que le moi se représentera l'objet, et c'est aussi en soi qu'il concevra la liaison de l'idée avec son signe articulé, et rien de tout cela, encore une fois, ne peut s'effectuer que par le reploiement du moi sur lui-même. L'enfant commence donc par faire effort pour comprendre la parole d'autrui, pour la saisir dans sa signification complète, et ceci est déjà une opération réflexive, puisque la pensée communiquée est comme une image qui se peint dans le miroir de l'âme, et que l'âme ne peut percevoir, appréhender cette image qu'en se regardant elle-même.

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