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conditions externes à remplir, pour provoquer ce regard, et lui donner toute l'intensité désirable. Les hommes de génie n'ont pas besoin qu'on stimule leur activité. L'aiguillon le plus puissant de leur curiosité est en eux-mêmes, dans une nature forte, dans une volonté énergique, qui saisit avidement les choses, et qui s'y attache du premier abord, parce que c'est le propre du génie de vouloir tout embrasser, tout connaître, tout approfondir. Quand une de ces vastes intelligences rencontre une idée, elle s'en empare, elle la presse, elle la combine de mille manières, et la suit jusque dans ses dernières conséquences, jusqu'à ce que, fécondée par la réflexion, vivifiée méditation, elle devienne, sous la puissance de son regard, un de ces principes créateurs qui renouvellent la science et changent la face du monde intellectuel. Mais toutes les âmes n'ont pas cette capacité d'attention, ce désir ardent de connaître. Pour l'exciter, il faut que l'objet agisse vivement sur l'esprit qu'il affecte; il faut que la force de l'impression détermine une réaction analogue, et pour qu'il en soit ainsi il est nécessaire que la sensibilité de l'individu soit intéressée, et que son imagination soit ébranlée par quelque ressort qui mette l'objet en rapport avec son organisation, ses besoins, ses affections et ses goûts. Or, c'est là l'écueil ordinaire contre lequel vient échouer l'habileté des maîtres, surtout lorsqu'ayant à enseigner des sciences abstraites, l'impuissance de tout ramener à des formes sensibles les laisse sans action sur des esprits mous, sur des intelligences inertes, que rien ne saurait mettre en mouvement, si ce n'est des impressions purement matérielles. Cette inaptitude à s'intéresser aux choses qui ne frappent pas immédiatement les sens, est la marque la plus infaillible de l'infériorité de l'esprit, ou plutôt du défaut absolu d'intelligence.

«< Ainsi l'attention est le véritable instrument de la génération spirituelle. C'est par elle, dit M. Bautain, que l'esprit engendre, quand il fait passer sa vie, son feu, sa lumière, sa pensée, dans l'esprit et dans l'âme d'un autre ; et c'est par elle aussi que l'entendement conçoit, quand il s'ouvre à l'influence de la parole et réagit exclusivement vers elle en l'absorbant. Celui qui parle mollement, sans que le rayon de son esprit anime son discours, n'agira jamais fortement sur

ceux qui l'entendent; il ne produira en eux ni émotion, ni idée, ni pensée; il n'y a point de vertu dans sa parole. Celui qui écoute mollement et avec distraction, quelle que soit la puissance de la parole, ne sera point pénétré, vivifié, faute d'une réaction suffisante de sa part. Les rayons de lumière, ne trouvant point d'accès, sont répercutés et vont tomber au dehors. C'est un grand mal que cette impuissance de fixer son attention d'une manière soutenue: on perd par là la facilité de se diriger dans sa pensée et dans sa conduite, et on aliène pour ainsi dire sa liberté dans l'ordre intellectuel; car la fatalité se retrouve là comme ailleurs et peut-être plus qu'ailleurs. Il y a entre nos pensées mille liens cachés par lesquels elles s'attirent l'une l'autre, en sorte que si on s'abandonne à leur entraînement, c'est à chaque moment une autre scène qui sollicite notre regard et en brise la direction et la force. La marche de l'esprit est rompue à chaque pas; il dévie sans cesse par les impulsions nouvelles qui s'ajoutent l'une à l'autre et se compliquent. Il n'y a plus d'allure franche, originale, directe; son rayon, continuellement brisé et réfléchi, se courbe, perd sa vigueur et sa pénétration; et l'on finit ordinairement par se laisser aller à l'aventure, selon la fluctuation des pensées, comme un pilote qui a perdu la tête et ne sait plus gouverner son navire. Voilà ce qui arrive souvent, quand on doit écrire quelque chose de sérieux et qui demande de la réflexion. On divague long-temps avant de trouver la route qui conduit au but. Alors il faut un vigoureux effort de la volonté pour arracher l'esprit à tout ce qui est étranger à son objet, le vider de ce qui peut l'en distraire, le fixer à la question, l'y attacher, l'y enchaîner comme Protée, afin qu'il ne puisse plus changer de formes et qu'il soit forcé de voir et de dire la vérité. L'immense différence qui sépare les hommes sous le rapport intellectuel et moral vient en grande partie de la capacité si diverse de leur attention. »

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Après avoir considéré l'attention sous un point de vue général, c'est-à-dire comme branche de l'activité humaine ap

pliquée uniquement à la connaissance, quel qu'en soit l'objet, il convient maintenant de la montrer sous ses différentes formes et dans ses applications diverses. Or, le regard de l'âme peut se porter ou sur le moi lui-même, et il prend alors le nom deréflexion; ou sur le non-moi physique, sur les phénomènes sensibles, et il devient observation; ou sur le non- moi métaphysique, sur le monde idéal, intelligible, et nous l'appellerons contemplation. Nous commencerons par la réflexion, parce que l'homme n'est capable d'observer le monde sensible et de contempler le monde idéal, que lorsqu'il est en possession de son moi, par la conscience claire et distincte de sa personnalité.

« Toute créature, dit M. Bautain, a, suivant son degré, la capacité de recevoir la vie, et la puissance de réagir vers la vie. Il y a en chacune une énergie propre, une activité qui n'a point en soi sa raison première, et qui par conséquent n'est jamais qu'une réaction. Là se trouve la racine de la liberté ou la puissance du mouvement spontané.

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Mais cette réaction, qui a pour condition nécessaire l'action objective, et sans laquelle il n'y a point pour l'homme de développement possible, ne devient libre, et par conséquent n'est personnelle et imputable à l'individu, que lorsqu'il se connaît comme force, et qu'il se sent le pouvoir d'opposer l'influence de sa volonté aux forces étrangères qui la sollicitent. Dès que l'homme est en rapport avec les existences extérieures, sans doute il a conscience des modes que leur action détermine en lui; il se sait jouissant ou souffrant, aimant ou haïssant, par cela seul qu'il se sait existant. Car tout être vivant a le sentiment de sa propre vie, puisque vivre c'est sentir, c'est s'apercevoir que l'on vit. Mais la conscience dont nous parlons ici n'est qu'une conscience sourde et obscure. Elle saisit à la vérité chacun des phénomènes qui se produisent dans l'âme, au moment de son apparition; mais elle le saisit sans s'en rendre compte; elle le saisit comme simple fait d'existence, mais non pas encore comme modification de la personne, comme forme de la substance, comme état moi permanent et identique. A ce premier moment de la connaissance psychologique, le moi se voit, mais il ne se réflé

passager

du

chit pas; il perçoit ses modifications, mais sans y être attentif, sans se recueillir en lui-même pour constater sa manière d'être, et s'expliquer l'espèce de rapports qui s'établit entre lui et les objets qui l'affectent. Au lieu de réagir avec connaissance de cause, sa réaction, quoique sentie, est aveugle et instinctive; il réagit non par un mouvement délibéré, mais par la secrète impulsion de sa nature. En un mot, il a bien déjà conscience de lui-même et de son individualité, puisqu'il ne se confond pas avec le non-moi; mais il n'a pas encore conscience de sa propre conscience. En d'autres termes, il n'est pas encore entré en possession de sa personnalité, de son activité, par le sentiment profond, intime, éclairé des facultés qui lui appartiennent, de la puissance interne dont il dispose. Ainsi l'enfant au berceau subit l'action des objets qui l'entourent, et correspond à cette action par des affections et des mouvements analogues. Il a conscience de ses besoins, et les exprime par ses cris et par ses pleurs. Il repousse ou recherche instinctivement ce qui est contraire ou conforme à sa nature; il éprouve la douleur, le plaisir, l'aversion, l'amour, la joie, la tristesse; il désire, il espère, il craint, il veut, il se perçoit sous chacun de ses modes; et cependant il ne se connaît pas. Il remplit toutes les fonctions de l'être vivant, et pourtant il s'ignore lui-même, parce qu'il ne s'est pas encore dit qu'il vit et comment il vit, parce qu'il passe d'un mode à un autre, sans remarquer la transition de l'un à l'autre; parce que, absorbé dans le vague sentiment de l'existence actuelle et tout entier à l'impression qui l'affecte, il n'a pas encore fait halte sur le chemin de la vie, pour regarder en arrière l'espace qu'il a parcouru, et réfléchir sur celui qu'il lui reste à parcourir. L'existence est pour lui une chaîne non interrompue dont il ne distingue pas les anneaux. Il a conscience de sa continuité, mais non encore de sa durée et de son identité; car, pour se connaître identique à soi-même, il faut avoir fait retour sur le passé, pour le rapprocher du présent, et en tirer le gage et le pressentiment de l'avenir. La distinction des trois modifications du temps est une opération de l'esprit qui suppose essentiellement l'exercice de la réflexion.

Comment l'enfant sortira-t-il des langes où tout son être

I.

est encore enveloppé et comme enseveli ? Comment d'inintelligente et d'aveugle qu'elle était, son activité deviendra-t-elle libre, éclairée, judicieuse, et comment sa force interne, dégagée enfin des entraînements de la fatalité, commencera-t-elle à s'exercer avec choix, préférence, discernement? Rien de plus mystérieux, de plus difficile à saisir que ce passage de l'existence passive à l'existence réfléchie; que ce moment solennel où l'homme, esclave de la nature et comme enchaîné dans les liens du monde sensible, s'arrête et se replie sur lui-même, se reconnaît, entre en pleine jouissance de son être par le sentiment qu'il a de sa puissance, brise ses entraves, dispose a vec empire de son activité et prend en main la direction de ses actes et le gouvernement de sa vie.

Si l'homme était toujours en rapport avec des êtres d'une nature conforme à la sienne, avec des propriétés analogues à ses affections et à ses tendances, avec des objets qui convinssent à ses goûts, qui répondissent toujours à son besoin foncier de vivre et de se développer suivant sa loi, il n'aurait qu'à suivre la pente de la nature et à s'abandonner à ses instints. Dans cet état de béatitude et de jouissance continue, il devrait se borner à recevoir ses sentiments et ses idées des circonstances, sans aucune nécessité pour lui de réagir sur le monde extérieur, autrement que par une docile propension vers tout ce qui serait homogène à sa nature. Aussi, voyons ce qui se passe chez les enfants élevés dans le luxe et la mollesse, dont tous les désirs sont prévenus, dont tous les besoins sont satisfaits, et qui ne sentent jamais la nécessité de penser et de prévoir par eux-mêmes, puisque tous ceux qui les entourent s'empressent de penser et de prévoir pour eux. Qui ne sait par expérience combien il est difficile de les forcer à se replier sur eux-mêmes, et combien la puissance de réflexion est tardive et amortie en eux? La raison en est simple. L'état de contentement habituel est un état de passivité qui a cela de particulier qu'il efface dans l'âme le désir du changement. Celui qui jouit, et qui jouit continuement, sans alternative de plaisir et de douleur, perd nécessairement toute énergie, parce qu'il vit tout entier dans les objets qui lui procurent la jouissance, et qu'il s'accoutume à placer son existence en dehors de lui,

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