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doute l'humanité, considérée comme collection des individus que nous appelons hommes, n'est pas une pure chimère ; mais elle n'existe que par les individualités qu'elle comprend, de même que les nombres n'existent que par les unités dont ils se composent. Sans doute l'existence de l'humanité est indépendante de chacun des hommes pris à part, et subsiste malgré la disparition successive de chacun d'eux, de même qu'un nombre existe encore, quoiqu'on en retranche une unité; mais l'humanité périrait par la destruction de tous les êtres qui la composent, de même qu'un nombre s'évanouirait par l'abolition de toutes les unités dont il est formé. En un mot, en dehors des individus compris dans le genre humain, il n'y a point d'être général qui soit représenté par l'idée générale d'homme. Il y a plus : les qualités communes dont l'ensemble constitue l'idée d'homme, ont été perçues, non dans l'humanité, mais dans les hommes; ont été abstraites, non pas de la collection, mais des individus qu'elle renferme; car la classe ne se forme que par la généralisation des caractères semblables observés dans les individus. Ici donc s'applique avec rigueur la maxime des nominaux : universalia sunt in re.ou post rem, puisque l'idée générale de classe est nécessairement postérieure à l'idée des individus qui y sont compris, et qu'elle ne subsiste que par eux.

2o Mais cette maxime n'est plus applicable aux idées générales de l'induction, qui sont à priori, c'est-à-dire qui devancent la présence du phénomène, quoique leur objet soit contingent. Sans doute les lois de la nature, objet des croyances inductives, ne nous sont connues que par l'observation des phénomènes, puisque c'est par les faits particuliers que nous nous élevons jusqu'à elles. Mais, quoique nous les concevions comme pouvant être interverties ou suspendues, comme pouvant être et n'être pas, nous ne pouvons cependant nous empêcher de les considérer comme indépendantes des phénomènes auxquels elles président, et des individus qu'elles régissent. Elles leur sont antérieures dans l'ordre logique, comme la cause est logiquement antérieure à l'effet; elles existent réellement comme conditions permanentes et générales de la production des faits particuliers, comme règles, comme

moyens dont la Providence se sert dans le gouvernement du monde ; et ne fussent-elles autre chose que l'expression ou le mode d'action selon lequel se manifestent les volontés divines par rapport à l'univers, on ne pourrait dire dans aucun sens qu'elles ne subsistent que par les individus, puisque ce sont au contraire les individus qui subsistent et se conservent par elles. En un mot, nous prévoyons le phénomène, en vertu de la loi qui nous l'explique, et dans laquelle il a sa raison; donc la loi n'est ni in re, ni post rem. Et c'est le cas d'appliquer la maxime des réalistes: universalia sunt ante rem; restreinte toutefois au sens que nous lui donnons ici, et non pas entendue dans le sens panthéiste; car si les lois de la nature sont des réalités dont il serait absurde de nier l'existence, il ne serait pas moins absurde de les considérer comme les seules réalités subsistantes, dont les faits particuliers ne sont que des individualisations.

3o Cette maxime s'applique à plus forte raison aux idées générales intuitives, qui sont, non-seulement à priori, mais encore nécessaires. Le temps absolu existe indépendamment des existences individuelles, des durées contingentes, et leur est antérieur; l'espace absolu existe indépendamment de la création tout entière; le principe de causalité indépendamment de tous les effets ou changements qui peuvent se produire dans l'univers; l'infini, indépendamment des êtres finis; la justice absolue, le bien absolu, indépendamment de toutes les actions individuelles que nous déclarons justes et vertueuses; et toutes ces choses ne sont pas des chimères, de simples conceptions de l'esprit; des abstractions sans objet hors de l'entendement humain, et encore moins de purs noms, flatus vocis ; ce sont des réalités qui subsistent nécessairement, et qui subsisteraient quand tous les êtres contingents seraient anéantis, puisqu'elles subsistaient avant qu'ils ne fussent sortis du néant.

Mais pour mieux faire ressortir encore cette vérité, et pour montrer avec quelle légèreté M. Laromiguière a traité cette question, soyons pour un moment nominaux comme M. Laromiguière, comme Condillac, dont il adopte si complaisamment l'opinion, comme tous les philosophes sensualistes; et

appliquons les maximes du nominalisme aux idées de justice et de vertu. Il résulte des nombreux exemples qu'il cite, que l'idée générale de justice ne différait pas pour lui de toutes les autres idées générales, puisqu'il les range toutes dans la même catégorie, puisque dans l'énumération qu'il en fait, il les soumet toutes au même procédé de généralisation. Que dis-je? il affirme même positivement que l'idée morale de justice nous est venue primitivement du sentiment produit en nous par une certaine action déterminée d'un agent libre; ensuite du sentiment produit par un grand nombre d'actions du même genre. Cette idée, dit-il, d'abord individuelle, puis générale, sera de nouveau individuelle, si nous nous trouvons les témoins d'une action juste, ou si nous pensons à une action individuelle qui soit juste. Ainsi, selon lui, l'idée générale de justice se forme absolument de la même manière que l'idée générale de blancheur. C'est de l'individu-homme que l'on abstrait la justice, comme c'est de l'individu-corps que l'on abstrait la blancheur. Par conséquent, lorsque l'idée de justice a été généralisée, elle n'a pas plus de réalité, en tant qu'idée générale, que n'en a l'idée de blancheur, lorsqu'elle a cessé d'être individuelle. En un mot, l'idée générale de justice, comme l'idée générale de blancheur, n'est qu'une abstraction de l'esprit, qu'une formule verbale destinée à désigner ce qui existe dans les individus, qu'un pur nom, ou tout au plus une simple conception, un point de vue de la pensée. Voilà, ce nous semble, la conséquence où nous sommes conduits directement par le système que nous discutons.

La justice est donc dans l'homme, dans l'individu, in re, et n'est point ailleurs. Hors des actions humaines, elle n'a point de réalité, point de type préexistant, point de modèle éternel. Elle est par conséquent postérieure à l'homme, puisqu'elle n'existe que dans l'homme et par l'homme; post rem. Si donc, nous la détachons de l'homme par l'abstraction, pour la généraliser, si après l'avoir isolée du sujet auquel elle est inhérente, nous la considérons dans cet état d'isolement et de généralité, elle n'est plus qu'un mot, flatus vocis. Mais si la justice n'est qu'un mot, il faut en dire autant de la vertu, du bien, du devoir, du temps, de l'espace, de l'infini, de l'étre,

etc. Car toutes ces idées nous viennent de la même source, de la raison intuitive, et ont les mêmes caractères : la nécessité et l'universalité.

Est-il assez clairement démontré par ce que nous venons de dire, qu'à moins de considérer la justice, la vertu, le bien comme des noms sans valeur, ou comme des idées sans objet, il faut nécessairement entrer dans la pensée de Platon et des réalistes, qui faisaient correspondre à ces notions sublimes des réalités éternelles, subsistant en Dieu même qui en est la substance, et servant de modèle et d'exemplaire aux actions humaines. Eh! quoi donc, ne connaîtrais-je que l'acte que j'accomplis librement est bon ou mauvais, juste ou injuste, louable ou blamable, que par sa comparaison avec d'autres actes déjà accomplis par moi ou par quelqu'un de mes semblables? n'est-ce pas au contraire parce que j'ai la notion d'une justice éternelle, immuable, parfaite, indépendante du bon ou mauvais usage que les hommes peuvent faire de leur liberté, que je juge immédiatement, intuitivement du caractère moral de mes actions? L'idée de justice et de vertu serait-elle la même partout et toujours, si nous la tirions par abstraction des individus qui nous entourent? Reconnaissons donc qu'il y a hors de l'humanité et au-dessus de l'humanité, une réalité suprême, une justice souveraine, qui est la règle immuable de nos actions, et le principe universel de nos jugements moraux.

ARTICLE II. De la croyance.

La croyance est le second élément de la perception. Elle est inséparable de toute connaissance, et en suppose nécessairement une quelconque . Mais elle a plusieurs degrés, et est susceptible de plus ou de moins, selon que la notion sur laquelle elle s'appuie est plus ou moins obscure et confuse, plus ou moins claire et distincte. La croyance peut se fortifier, s'accroître, selon les diverses phases que subit la connaissance où elle a son principe, jusqu'à la pleine et entière certitude; de même qu'elle peut, en passant par une série de nuances de moins en moins prononcées, se dégrader et descendre jusqu'au doute, état de l'âme dans lequel l'homme reste suspendu entre l'affirmation et la négation. Nous diviserons la croyance en

croyance naturelle et irrésistible, et croyance accidentelle et résistible.

S 1er. De la croyance irrésistible.

La croyance irrésistible est celle qui résulte de la nature même de l'esprit, et qu'il est impossible à celui-ci de convertir en doute, quelque effort qu'il fasse. La croyance irrésistible constitue ce qu'on appelle proprement le jugement. Elle suppose nécessairement deux choses: 1° l'évidence dans l'objet ; 2o la connaissance claire et distincte de cet objet. Ces deux conditions une fois remplies, la croyance entraîne immédiatement et invariablement à sa suite la certitude et la conviction. Ainsi, nous croyons invinciblement à notre propre existence, sur le témoignage de la conscience; à la réalité du monde extérieur, sur le témoignage des sens; aux rapports d'analogie ou de différence qui existent entre les êtres, à l'espace, au temps, à la cause, à la substance, à la distinction du juste et de l'injuste, sur le témoignage de la raison.

1° Du jugement.

Juger, c'est connaître clairement, c'est croire irrésistiblement qu'une chose a tel caractère, en d'autres termes, qu'une chose doit être affirmée ou niée d'une autre.

Le jugement ainsi défini est évidemment un fait passif. Car une croyance irrésistible, bien qu'elle ait pour antécédent nécessaire une notion claire et distincte, et qu'elle suppose par conséquent un acte préalable d'attention, n'est pas par ellemême un acte volontaire, une opération de l'esprit. L'esprit la reçoit et ne se la donne pas à son gré. Ainsi, ce n'est pas par un acte de ma volonté que je juge de l'existence du monde extérieur et de ma propre existence. Que je le veuille ou que je ne le veuille pas, je crois à la réalité du moi, comme à celle du non-moi. Cette croyance résulte de la nature même de mon esprit, et résiste à tous les efforts que je ferais pour l'anéantir ou la changer, comme aussi nulle démonstration n'ajouterait absolument rien à sa force et à son irrésistibilité.

« Si l'esprit était passif en jugeant, dit M. Buchez, comment pourrait-il prononcer que le rapport est vrai ou faux ? » Il est évident que M. Buchez confond ici le jugement avec l'affirma

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