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nie une préoccupation intérieure de l'âme, par laquelle elle est si fortement absorbée dans ses idées et dans ses méditations, qu'elle est comme séparée de tout ce qui se passe hors d'elle, et qu'elle n'y fait plus aucune attention. Quand cet état d'abstraction est devenu une habitude, alors l'homme est comme étranger aux accidents de la vie ordinaire; renfermé en soimême, il se fait comme un monde à part, celui de ses pensées, au milieu duquel il vit comme isolé de ses semblables, ne prenant part qu'accidentellement et par intervalles aux choses de la vie commune. De là, ces étrangetés de langage et ces bizarreries de conduite, dont Labruyère a tracé une peinture si comique dans son portrait de Ménalque, et qui résultent uniquernent du désaccord de ses idées avec les situations dans lesquelles il est placé. L'abstraction est donc un excès de réflexion, comme la distraction en est l'absence. Mais nous ne pouvons mieux faire que d'emprunter à l'abbé Gérard les distinctions aussi philosophiques qu'ingénieuses par lesquelles il cherche à caractériser ces deux phénomènes psychologiques : « Ces deux mots, dit-il, emportent également dans leur signification, l'idée d'un défaut d'attention; mais avec cette différence, que c'est nos propres idées intérieures qui nous rendent abstraits, en nous occupant si fortement qu'elles nous empêchent d'être attentifs à autre chose qu'à ce qu'elles nous représentent, au lieu que c'est un nouvel objet extérieur qui nous rend distraits, en attirant notre attention de façon qu'il la détourne de celui à qui nous l'avons d'abord donnée, ou à qui nous devons la donner. Si ces défauts sont d'habitude, ils sont graves dans le commerce du monde.

>> On est abstrait lorsqu'on ne pense à aucun objet présent ni à rien de ce qu'on dit; on est distruit lorsqu'on regarde un autre objet que celui qu'on nous propose, ou qu'on écoute d'autres discours que ceux qu'on nous adresse.

>> Les personnes qui font de profondes études, et celles qui ont de grandes affaires ou de fortes passions sont plus sujettes que les autres à avoir des abstractions; leurs idées ou leurs desseins les frappent si vivement qu'ils leur sont toujours présents. Les distractions sont le partage ordinaire des jeunes gens, un rien les détourne et les amuse.

>> La rêverie produit des abstractions, et la curiosité cause des distractions.

» Un homme abstrait n'a point l'esprit où il est; rien de ce qui l'environne ne le frappe; il est souvent à Rome au milieu de Paris; et quelquefois il pense politique ou géométrie dans le temps que la conversation roule sur la galanterie. Un homme distrait veut avoir l'esprit à tout ce qui est présent, il est frappé de tout ce qui est autour de lui, et cesse d'être attentif à une chose, pour le vouloir être à l'autre; en écoutant tout ce qu'on dit à droite et à gauche, souvent il n'entend rien ou n'entend qu'à demi, et se met au hasard de prendre les choses de travers.

» Les gens abstraits se soucient peu de la conversation : les distraits en perdent le fruit. Lorsqu'on se trouve avec les premiers, il faut de son côté se livrer à soi-même et méditer; avec les seconds, il faut attendre à leur parler que tout autre objet soit écarté de leur présence.

>>

Après avoir fait connaitre les causes qui mettent obstacle à l'exercice réglé de l'attention, il nous sera facile de déterminer les conditions nécessaires pour que son objet soit rempli. Or, l'objet de l'attention est de substituer à l'ignorance ou à une notion confuse et incomplète, une connaissance claire et distincte des choses sur lesquelles elle se porte. Elle tend à les saisir dans leur être, dans leur individualité propre, à les embrasser, à en prendre possession, pour ainsi dire, par l'idée qu'elle cherche à s'en former. Par l'attention, il y a donc vé ritablement effort de l'âme pour s'approprier en quelque sorte le monde extérieur par la connaissance, pour le faire entrer dans le domaine de son entendement, pour en faire comme une portion de sa pensée. Rien n'est plus mystérieux que cette identification de l'idée des objets avec l'âme, que cette fécondation de l'action du monde extérieur sur le moi, par la puissance de réaction du moi sur le monde extérieur. Comment se fait-il que cette action soit, pour ainsi dire, sans effet sur mon âme, tant qu'elle ne veut pas y correspondre, et comment cette action, si stérile et si inefficace sans l'attention, vient-elle pénétrer le moi si profondément, dès que le moi lui ouvre volontairement l'accès dans le sanctuaire le plus intime de

son être? La lumière qui part des objets vient-elle donc s'obscurcir et s'éteindre sur le voile que l'âme semble placer devant elle, quand elle est inattentive? ou bien l'âme elle-même a-telle sa lumière propre avec laquelle la lumière extérieure a besoin de s'unir, pour se réaliser, pour se vivifier, pour recevoir sa manifestation? Faut-il admettre en un mot qu'il en est du phénomène de la connaissance comme du phénomène de la génération, et que la perception est comme un germe . qui ne se développe qu'à la condition qu'un principe vivificateur le fécondera de son amour, se mêlera à sa substance, et déterminera sa forme et sa vie. Mais laissons là ces hypothèses, et ne cherchons pas à expliquer ce qui est inexplicable. Bornons-nous à prendre le fait tel que la nature nous le donne. Or, sans attention, point d'idée claire, point de connaissance distincte; point de vision complète, si l'on ne regarde; point d'audition qui mérite ce nom, si l'on n'écoute; il faut palper, si l'on veut saisir les étendues tangibles; il faut flairer, pour avoir une exacte notion des odeurs ; il faut goûter et savourer pour distinguer et apprendre à reconnaître les saveurs. Ainsi. l'on peut dire, que par l'attention l'âme est maîtresse de ses idées; elles ne sont en quelque sorte que ce qu'elle veut qu'elles soient, obscures, confuses et nulles, quand il lui plait de fermer toutes les portes de l'entendement à l'action du monde extérieur, brillantes de lumière et de clarté, d'intelligibilité et d'évidence, quand elle veut, non pas seulement leur livrer passage, mais encore les attirer, les dégager de leurs ténèbres, et les soumettre au creuset de l'intelligence.

Pour que l'acte d'attention fasse ainsi sortir du chaos les éléments informes de la connaissance, il faut d'abord qu'il soit un. L'attention étant la direction du regard de l'âme se portant avec énergie sur un objet, est indivisible. Ce regard ne peut avoir deux directions, comme un corps ne peut avoir deux mouvements à la fois. Quand le champ ou l'horizon que l'œil embrasse a quelque étendue, nous pouvons voir en même temps plusieurs objets; mais l'âme ne peut en regarder qu'un seul, parce que rien n'est plus simple, plus indécomposable que l'effort de la volonté. Dès qu'elle essaie de partager son attention, de la répandre pour ainsi dire sur tout ce qu'elle

perçoit dans la sphère qu'elle embrasse, elle s'aperçoit aussitôt que tout lui échappe, pour avoir voulu tout saisir. « Dans l'ordre intellectuel, comme dans l'ordre physique, dit M. Bautain, entre deux points donnés, une seule ligne droite est possible, et la droite ne peut aboutir qu'à un seul point. L'unité, loi primitive de l'âme humaine, parce qu'elle est son caractère essentiel, est aussi la loi de son activité, de ses facultés. C'est pourquoi, si nous voulons réussir, soit dans la spéculation, soit dans la pratique, nous ne devons faire qu'une seule chose à la fois; car nous ne pouvons réellement en regarder qu'une dans un moment donné, bien que nous en voyions un grand nombre. Quand nous croyons penser à plusieurs choses à la fois, la succession rapide des actes nous fait illusion, comme un charbon ardent tourné vivement paraît à l'œil un cercle de feu. On acquiert par l'habitude une telle facilité d'agir, que la distinction des actes successifs est à peine perceptible à la conscience. Ainsi, en lisant ou en écrivant, il faut certainement un acte d'attention pour discerner chaque lettre, et le rapport qui l'unit aux autres. Ce discernement coûte à l'enfant beaucoup de peine et d'efforts, jusqu'à ce qu'il y soit habitué; puis, quand il sait lire et écrire, et qu'il s'y est souvent exercé, cela va de soi-même, les actes s'entraînant l'un l'autre, sans que la volonté paraisse y prendre part, bien qu'elle y préside toujours. En effet, si quelque distraction survient, qui emporte l'attention ailleurs, l'esprit continue encore quelque temps, à peu près comme une machine qui a reçu l'impulsion, mais il n'a plus la conscience de son acte, et il ne lui en restera aucun souvenir. »

Ce que M. Bautain dit ici de l'attention qui s'exerce par la vue, nous le dirons également de celle qui s'exerce par l'ouïe. Il est impossible de suivre et de comprendre deux personnes qui parleraient en même temps, d'ètre attentif à deux récits qu'on entendrait à la fois, de recueillir deux paroles qui auraient un double retentissement dans l'âme. En se croisaut dans l'intelligence, elles y porteraient nécessairement le désordre et la confusion. Rien de plus difficile et de plus rare dans le commerce du monde, et surtout parmi les jeunes gens, que l'art de bien écouter. Rarement, en effet, ceux-ci peuvent

s'empêcher de prêter l'oreille à tout bruit étranger, à tout son de paroles qui vient à l'improviste se mêler à celles du maître; rarement aussi ils savent se posséder assez pour s'opposer efficacement à l'intervention inopportune des perceptions de la vue dans celles de l'ouïe, et pour maintenir leur attention exclusivement fixée sur les dernières. Les objets de la vue ont la propriété de saisir l'âme plus fortement que les objets perçus par l'ouïe.

Segniùs irritant animos demissa per aurem,
Quàm quæ sunt oculis subjecta fidelibus.

Les paroles considérées, non pas comme sons, mais comme signes d'idées, exigent un effort bien plus soutenu, bien plus énergique, par cela seul qu'elles agissent bien moins sur les sens que sur l'esprit, puisqu'à la perception matérielle de l'audition doit toujours se joindre un travail d'entendement et de raison, pour saisir le rapport du son à l'idée qu'il représente; tandis que l'esprit saisit directement l'étendue de couleur, et peut se laisser faire en quelque sorte son idée par l'objet, sans autre effort que celui de l'attention qui s'arrête sur lui. Mais plus l'audition de la parole exige de recueillement et d'application, plus il est indispensable de soumettre l'esprit de celui qui la reçoit à une exacte discipline, plus on doit faire d'efforts pour se garantir de tout sujet de distraction. Ainsi certaines personnes ne peuvent rester attentives à un discours qu'on prononce devant elles, qu'en fermant les yeux. L'âme, ainsi soustraite aux impressions qui peuvent affecter la vue, peut alors se livrer tout entière à celles qu'elle reçoit par l'ouïe, et concentrer toute son attention sur les sons qu'elle lui transmet. Dans ce cas rien ne la faisant dévier de la direction qu'elle a prise, chaque mot est saisi successivement, non pas seulement dans son sens propre, mais aussi dans ses rapports avec ceux qui le précèdent et qui le suivent, et chacun des jugements énoncés par l'orateur vient se graver dans l'âme de l'auditeur avec sa forme, son caractère, son évidence et la vérité qu'il renferme. Supposez au contraire un homme qui essaierait de suivre à la fois deux paroles différentes et prononcées en même temps; voici ce qui arriverait infailliblement :

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