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Il est évident que les auteurs de l'objection, en les supposant de bonne foi, ont été la dupe d'une fausse métaphore. a Que les deux bassins d'une balance, dit M. Frayssinous, soient dans un parfait équilibre; le poids qu'on met dans l'un des deux le fait pencher; ce bassin ne peut résister au poids qui l'entraîne. Il n'est pas en son pouvoir de rester fixe comme il était, il est passif. Mais notre âme est active; elle obéit ou elle résiste suivant sa volonté. Prenons garde de nous faire de fausses notions des motifs qui agissent sur notre âme. N'allons pas, abusés par l'imagination, nous figurer un motif comme un corps qui agit de tout son poids sur un autre corps. Un motif, c'est une idée, un sentiment, une considération qui s'éveille dans l'âme ; c'est quelque chose de spirituel. Il y a loin des lumières de l'entendement aux résolutions de la volonté ; et combien de fois, par une contradiction qui décèle la liberté, ne fait-on pas en pratique ce qu'on improuve en théorie ? » Combien de fois, ajouterons-nous, le caprice de la volonté ne va-t-il pas jusqu'à accorder la préférence aux motifs les plus légers et les plus frivoles sur les considérations les plus sérieuses et les plus graves? Ainsi, s'il est vrai qu'à l'égard des raisons qui se présentent pour agir ou pour n'agir pas, nous sentons que nous devons les peser, parce que nous voulons agir par choix; s'il est vrai que l'homme n'agit jamais sans un motif qui le détermine, et si c'est même par là qu'il est intelligent et raisonnable, il ne l'est pas moins que ce motif n'est jamais nécessitant, irrésistible, et que c'est la volonté seule qui fait pencher la balance, puisque c'est-elle qui donne le poids aux motifs.

Résumé et conclusion.

Tous les systèmes que nous venons de passer en revue ont cela de commun, qu'ils supposent entre tous les phénomènes qui se succèdent dans l'esprit un rapport de causalité, ou plutôt un lien nécessaire, indissoluble, qu'il s'agissait de démontrer, et qui ne l'est pas. Ce qu'il fallait prouver, c'est que l'esprit n'est pas doué d'un principe d'activité propre, qui lui donne le pouvoir de se modifier lui-même, de résister aux forces ex

térieures, et de puiser en soi et dans le fond de son être la raison de ses déterminations. Or, quoi de plus absurde que d'attribuer ce principe d'activité, cette puissance de causation à un simple phénomène, et de le refuser à la substance? On prétend qu'il y a dans le désir, dans le caractère, dans le tempérament, dans la croyance, dans l'habitude, une force causatrice qui engendre aussi nécessairement des volitions analogues, que le choc d'une bille contre une autre bille détermine le mouvement de celle-ci. Mais le mappe fuшviə croyance, le désir, l'habitude, le caractère ne sont que des manières d'étre dont la plupart ont-elles-mêmes leur principe et leur raison dans l'usage volontaire que l'homme fait de ses facultés, et qui, bien loin d'être incompatibles avec la liberté, ne sont pour elles qu'une occasion de déployer sa puissance. Car l'homme ne pourrait se montrer libre, s'il n'était pas, à chaque moment de son existence, placé entre ses devoirs, d'une part, et de l'autre, ses désirs, ses passions, ses goûts, ses penchants, ses intérêts, ses plaisirs : c'est entre ces divers motifs d'action qu'il a continuellement à délibérer et à choisir. Or, sans la notion d'une loi morale, qui l'oblige sans cesse à faire violence à a nature, l'homme n'aurait plus de choix à faire, précisément parce qu'il n'aurait plus d'efforts et de résistance à opposer aux inclinations naturelles; et il retomberait tout entier sous la domination de ses instincts, dont le plus entraînant, le plus impérieux serait toujours l'unique raison de ses décisions : Vis peccati lex est.

Mais l'homme est pourvu d'une règle d'action, qui lui montre ce qui lui est commandé et ce qui lui est défendu; il la connaît comme immuable, comme supérieure à sa volonté, comme indépendante de ses intérêts d'un jour; il se sent obligé par elle; il sait qu'elle n'est pas pour lui un simple objet de spéculation, mais une loi qu'il est tenu de pratiquer. Obéira-t-il ou n'obéira-t-il pas ? Sa conscience l'avertit qu'il a le pouvoir de faire l'un et l'autre; et la preuve, c'est qu'il délibère. Or, si les instigations de sa nature entraînaient toujours ses résolutions dans leur sens, et cela d'une manière fatale, pourrait-il délibérer, balancer, peser le pour et le contre, hésiter, rester dans l'indécision, suspendre ses déterminations,

comme cela lui arrive si souvent ? Une bille délibère-t-elle si elle suivra le mouvement qui lui est imprimé, si elle obéira ou n'obéira pas au choc qu'elle a reçu ? Mais si l'homme délibère s'il cèdera ou ne cèdera pas au désir qui le sollicite, c'est donc qu'il n'est pas forcé par ce désir de réaliser sa tendance; et s'il peut lui résister, s'il peut même le changer, c'est donc que le principe de son vouloir n'est pas dans le désir, mais dans le moi lui-même.

Admirons comment la Providence, par la sage économie des facultés de l'esprit humain, a pourvu au maintien du plus noble de ses priviléges, de la liberté. Et d'abord, l'homme a le pouvoir de prévenir la naissance de tels désirs dont-il a quelque raison de prévoir les suites fâcheuses. Car il est libre d'éviter les occasions qui les provoquent, les spectacles, les lectures, les sociétés, les circonstances, enfin qui sont de nature à les lui suggérer. Lorsque le désir est formé, il peut en empêcher la réalisation; car il est toujours libre de résister à la tentation qui le porte à faire le mal, ou à se procurer un plaisir coupable. Enfin il peut, non-seulement réprimer un mauvais désir, et empêcher l'accomplissement de l'acte auquel il le sollicite; mais encore il peut le changer, le modifier, lui en substituer même un autre tout contraire, puisé dans les considérations morales sur lesquelles la volonté s'efforce de reporter l'attention. Car, puisque tout désir a son origine ou sa cause occasionnelle dans une opinion ou un jugement, et puisque l'homme peut toujours changer ses opinions par un nouvel examen de leur objet, il peut par cela même changer la direction de ses idées, et en modifiant ses idées et ses croyances, modifier les désirs qui en sont la suite. Mais nous entrerons plus tard dans un examen plus approfondi du pouvoir qu'a la volonté de réagir par l'intelligence sur la sensibilité.

Sans doute la passion est quelquefois si impérieuse, si violente, qu'elle entraîne la volonté dans sa voie. Alors l'acte n'est plus libre, si l'esprit, ayant perdu momentanément l'usage de la réflexion et de la raison, est réellement hors d'état de délibérer. Mais l'acte n'en est pas moins volontaire. Il n'en est pas moins le résultat d'un déploiement d'énergie inhérente à l'ame, il n'en a pas moins sa cause efficiente et son principe

virtuel dans le moi. Seulement il est voulu spontanément, et la force qui le produit agit aveuglément et sans discernement.

Concluons done que l'éducation, les croyances, les opinions, les habitudes, le caractère, les affections, le tempérament, peuvent influer sur les actions, mais qu'ils n'en sont point les causes efficientes; que ce ne sont là d'ailleurs que des circonstances, que des accidents qui co-existent dans tous les hommes avec la liberté, et qui, bien loin de la détruire, sont tous les jours modifiés par elle. C'est par elle en effet que nous corrigeons les vices d'une mauvaise éducation, que nous rectifions nos jugements, que nous changeons de croyances et d'opinions, par un nouvel examen de leur objet, que nous triomphons de nos habitudes vicieuses, que nous combattons les défauts de notre caractère, que nous résistons à nos passions, et que nous parvenons à dompter la fougue et l'ardeur de notre tempérament. Or, s'il en est ainsi, comme cela est incontestable, qu'a-t-on à conclure de toutes ces circonstances contre le libre arbitre ?

Comment, malgré l'évidence de tous ces faits, s'est-il rencontré des hommes qui ont employé, je ne dis pas tout ce qu'ils avaient de génie, mais tout ce qu'ils avaient de liberté, pour combattre la liberté même ? C'est qu'en effet l'accomplissement du devoir trouve en nous-mêmes de sérieux et continuels obstacles; c'est qu'il en coûte pour rester fidèle à la vertu; c'est que dans cette lutte opiniâtre que nous avons à soutenir contre les sens et la nature, chacun de nous a éprouvé bien des échecs, et que beaucoup peut-être ont désiré pouvoir mettre sur le compte de l'impuissance, ce qu'il fallait attribuer à la mollesse de la volonté; c'est qu'enfin le tempérament, le caractère, la passion, seraient des excuses commodes pour jus tifier les désordres et absoudre les vices. Mais les systèmes que nous venons de combattre n'ont pas l'innocence qu'on pourrait d'après cela leur supposer; leur but n'a pas été seulement de fournir une excuse plausible à ceux que la fougue du tempérament ou la vivacité du caractère emportent dans quelque excès : les philosophes qui ont posé ces principes savaient bien que la conséquence rigoureuse, absolue, du fatalisme, c'est la destruction de toute religion, de toute morale, de

toute distinction entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu, entre la prudence et la folie. Ils savaient bien aussi qu'effacer toute distinction entre le bien et le mal, c'est rendre toute société impossible. Et cependant cette considération ne les a pas arrètés ! Voilà le cas que les sophistes font de l'humanité.

Mais l'humanité leur répond par cette grande voix de la conscience universelle contre laquelle la philosophie ne prescrit point. Chez tous les peuples, des récompenses sont proposées à la vertu, et des peines infligées au vice. Chez tous, il existe des lois, des conventions, des alliances. Chez tous, on fait usage des serments, des prières, des exhortations, des menaces. Or, que signifient toutes ces choses, sinon que tous les peuples ont cru perpétuellement que les hommes sont doués de la liberté d'agir ou de ne pas agir? Car à quoi bon des contrats, si leur observation ou leur violation dépend de la nécessité, si nous ne sommes pas libres de rester fidèles à nos engagements et à nos promesses? La fatalité par laquelle les hommes seraient enchaînés ne serait-elle pas plus forte que toutes les conventions? A quoi bon des alliances qui seraient violées aussi nécessairement qu'elles auraient été contractées? A quoi bon imposer des lois à ceux qui seraient dominés par un invincible destin? Quoi de plus inutile que d'employer les prières, les conseils, les menaces, à l'égard de ceux qui seraient entraînés au vice ou à la vertu par une force insurmontable, Enfin, quoi de plus déraisonnable que de décerner des récompenses aux bons, et des peines aux méc! ants, si leurs bonnes ou leurs mauvaises actions ont leur principe dans la nécessité et non dans la volonté? Cependant, toutes les nations agissent, tous les gouvernements se conduisent comme si le libre arbitre était une réalité. Le monde entier suppose son existence, puisque le monde entier fait usage de toutes ces choses. Ainsi, tandis que les fatalistes continuent à entasser arguments sur arguments pour persuader aux hommes qu'ils ne sont pas libres, le genre humain poursuit sa marche dans les voies que lui a tracées la Providence, opposant sa foi indestructible aux négations des sophistes, qui, entraînés eux-mêmes dans le mouvement général et démentant dans la pratique leurs propres doctrines, viennent tous les jours invoquer l'ap

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