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maine serait donc perdue pour elle, jusqu'au jour où le regard de la réflexion, en éclairant les profondeurs du moi, vient marquer nettement les limites qui le séparent du non-moi, si elle n'avait pas déjà la puissance d'y être attentive. Le premier travail de l'intelligence sur les données de la perception est enveloppé d'un profond mystère. Or, ce travail est prodigieux, si l'on calcule les progrès de l'homme depuis le moment de sa naissance jusqu'à celui où il sourit à sa mère, en prononçant pour la première fois le doux nom maternel. Mais s'il est incontestable que nul souvenir n'est possible, si son objet n'est pas tombé sous le regard de l'attention, il y a nécessité de reconnaitre que l'attention s'exerce long-temps avant la réflexion, et que pour qu'elle ne s'exerce pas sans profit pour le développement de l'intelligence, il suffit que l'âme ait la conscience sourde et obscure d'elle-même, ce qu'on ne peut certainement pas refuser aux plus jeunes enfants. La nature a voulu évidemment que l'homme physique se formât avant l'homme moral, voilà pourquoi les sens sont éveillés dès les premiers moments de l'existence. Les premiers rapports de l'âme ne sont donc pas avec elle-même, mais avec le monde extérieur, car nos premiers besoins sont ceux du corps. Done, ce que l'homme doit commencer par connaître, c'est le monde extérieur, par le moyen des sens, ce sont les êtres corporels avec lesquels il est en relation par ses appétits et son désir de bien-être. Mais comment se ferait l'éducation des sens, sans la réaction de l'esprit sur les objets de la perception sensible? Admirons ici la sage économie de la Providence. Ce n'est pas sans dessein que Dieu à laissé l'intelligence humaine se développer d'abord sous l'influence de l'instinct, et son activité se produire sous la forme spontanée, avant de se produire sous la forme réfléchie. Par sa mobilité même, par son extrême facilité à se prêter à toutes les sollicitations du dehors, l'attention spontanée était éminemment propre à recueillir, dans le premier âge, tous les matériaux que la raison combinera plus tard. Il fallait que l'homme déployât dans le principe une prodigieuse activité, il fallait qu'il fût doué d'une merveilleuse aptitude à correspondre immédiatement à tous les objets qui l'impressionnent, il fallait qu'il se multipliat en quelque sorte,

pour être présent à la fois partout où il y a quelque nouveau phénomène à considérer, quelque nouveau côté de la nature à saisir. Or, rien de plus propre à suffire à toutes les provocations du dehors, que le caprice même avec lequel l'activité spontanée se déploie. Aussi la curiosité de l'enfant est-elle inépuisable comme la nature. Elle ne se lasse pas de chercher des objets nouveaux ; son regard passe d'un objet à un autre avec une rapidité dont l'âge mûr ne peut plus même se faire une idée. Il embrasse tout, il pénètre tout; rien ne lui échappe; et cependant, il n'a fait que toucher, qu'effleurer chaque objet, comme en passant. Mais cela suffit. L'acte a rempli son but, l'image est entrée dans l'âme, le rayon de lumière en a dessiné les coutours, et quand il en aura besoin, il saura la retrouver. Substituez à l'action spontanée, l'action réfléchie, et il faudra vingt ans à l'homme pour apprendre ce que l'enfance apprend en deux années. Et cela se conçoit aisément. La lenteur des procédés de la réflexion serait inapplicable à un âge où il ne s'agit encore pour l'homme que de faire connaissance avec le monde qui l'entoure. L'enfance peut être comparée au manœuvre qui rassemble, qui entasse confusément les matériaux destinés à construire un palais, sans savoir l'usage auquel chaque pierre doit servir, et la place qu'elle doit occuper dans l'édifice. Plus tard l'architecte viendra examiner, discerner, choisir, tracer ses plans, marquer à chaque chose son rang, sa destination, fixer les rapports de convenance et de proportion des parties entre elles, et les faire ainsi concourir à l'ordre et à la symétrie de l'ensemble. Pendant que l'homme fait se recueille en lui-même, rassemble ses forces, cherche à se contenir, à se posséder, afin d'être maître du regard de l'âme et de pouvoir le diriger à son gré, l'enfant, quine règne pas encore sur lui-même, qui n'est pas encore sui compos, et dont l'activité est au service de tous les instincts qui le poussent, promène çà et là sa volage inconstance, et a parcouru toute la circonférence de l'horizon aussi loin que son regard peut s'étendre, avant que le premier ait eu le temps d'en apercevoir distinctement un seul point. La réflexion, avec son attirail de précautions, avec ses tâtonnements, sa circonspection, ses doutes, est donc le procédé de la science, dont le

propre est de rapprocher, de combiner, de classer, de systématiser les connaissances acquises, et qui par cela même exclut la précipitation. Mais la science suppose le développement préalable des facultés de l'esprit, et l'acquisition de tous les éléments primitifs de la pensée, qui doivent plus tard lui servir de base. Elle suppose, en un mot, l'âme en possession de toutes les idées qui constituent l'intelligence. Or, la spontanéité, par la rapidité du procédé qui lui est propre et par l'abondance de ses produits, peut seule préparer efficacement, enrichir et féconder suffisamment, pendant les premières années de l'existence, le fonds sur lequel s'élèvera plus tard l'édifice harmonieux de la connaissance scientifique.

Au reste, les actes spontanés ne sont pas exclusivement propres à l'enfance; ils se reproduisent fréquemment dans tout le cours de la vie. Dans toutes les circonstances où la passivité prédomine en nous, et où nous lâchons, pour ainsi dire, les rênes à notre pensée, la laissant errer sans la contenir, au gré de toutes les impressions qui viennent nous assaillir, l'activité de l'âme, car nous ne sommes jamais entièrement passifs, se déploie spontanément dans les actes instinctifs d'attention par lesquels elle se voit successivement modifiée. Dans la rêverie, par exemple, lorsque nos idées s'associent comme d'elles-mêmes, en vertu de leurs rapports naturels, sans que la volonté prenne, pour ainsi dire, la moindre part à leur arrangement, notre attention suit sans réflexion le courant des images qui viennent tour à tour se présenter à l'esprit ; elle se livre, elle s'abandonne à chacune d'elles, elle les regarde passer avec charme, elle est tout entière au spectacle des illusions sans nombre qui la captivent. C'est comme une séduisante fantasmagorie qui la tient sans cesse en éveil, et dont elle ne peut détacher son regard. Mais tout-à-coup, l'âme se replie sur elle-même, elle se recueille, elle reprend sur soi tout son empire, elle recounaît la vanité de ces ombres, ou se rappelle ses devoirs, elle se détourne, et le charme est rompu, et tous les fantômes disparaissent.

Mais chez l'homme fait, cette attention spontanée est un

défaut. C'est proprement la distraction, phénomène qui ne se produit d'ordinaire que dans ces natures sans consistance, dans ces âmes faibles et évaporées, qui ne sauraient se maintenir un seul moment dans un état de fixité, qui s'échappent sans cesse à elles-mêmes, et que leur insurmontable légèreté livre fatalement à toutes les causes qui les sollicitent. L'homme distrait est incapable d'application, parce que l'application suppose le stationnement énergique de l'attention sur un même objet. L'homme distrait est par conséquent incapable de science, parce que la science est incompatible avec cette mobilité d'esprit qui ne peut s'attacher à rien, et qui abandonne continuellement son objet pour se laisser emporter par le premier souffle qui vient, je ne dis pas l'agiter, mais l'effleurer. La distraction, en éparpillant le regard de l'âme sur les mille accidents qui se passent à chaque instant dans la sphère où nous vivons, dissipe les forces de l'intelligence, énerve la volonté, qui perd insensiblement la faculté de se diriger elle-même, et qui n'a plus de résistance à opposer aux provocations du dehors; elle finit par réduire l'homme à un état complet d'impuissance. Et c'est ainsi que l'excès d'activité est destructif de l'activité même; car celui qui ne s'appartient plus, et qui est, pour ainsi dire, au premier occupant, est l'esclave de la nécessité; et rien n'est plus voisin de la passivité pure, qu'une activité dont on n'a plus l'initiative et qui ne relève plus en aucune manière de l'empire de soi. Chez les enfants qui, commencent leur éducation, cette dissémination d'attention est un obstacle aux progrès dans les études scientifiques. Il faut commencer de bonne heure à combattre cette disposition naturelle. Mais elle est sans danger, tant qu'elle n'est pas encore une habitude invétérée. Il est toujours facile de fixer ces jeunes imaginations, en attirant leur curiosité sur les objets de la science, par l'intérêt qu'on sait y répandre. Leur légèreté même est un moyen dont on peut habilement se servir pour les conduire où l'on veut. Moins flexible, moins impressionnable, l'esprit des enfants résisterait davantage à l'action de celui qui l'enseigne, et n'aurait pas cette facilité merveilleuse à correspondre à la parole du maître, que l'on remarque en lui. Mais si ce défaut n'a pas été corrigé dès le principe, il est à craindre que dans un

age plus avancé, l'esprit n'ait perdu toute aptitude à l'exercice réglé de l'attention. L'âme du jeune homme qui n'a pas appris à se défendre des sollicitations du dehors est comme un instrument dont les ressorts sont brisés, comme un arc détendu qui ne peut plus porter coup. Comme elle a tout vu sans rien pénétrer, non-seulement elle ne sait rien, mais elle ne conserve pas même cette curiosité instinctive qui dans le premier åge accompagne l'ignorance; et comme elle n'a plus le désir de connaître, le moindre effort pour apprendre la fatigue et la rebute, parce que rien de ce qui soutient l'homme dans ses travaux et dans ses investigations, l'amour de la vérité, la passion de la gloire, le soin de sa propre dignité, ne vienţ exciter sa paresse, stimuler son indolence, secouer sa profonde apathie. Alors la dissipation est pour elle un besoin, parce que la dissipation, en substituant au travail intérieur de la pensée, dont elle est devenue incapable, l'action fortuite des mille causes accidentelles qui l'impressionnent, et sous l'influence desquelles elle n'a besoin que de se laisser faire, en comblant ainsi le vide où son existence se perd, en l'enlevant à la conscience de son inanité et de son indigence, peut seule faire diversion au malaise intérieur qui la tourmente, à l'ennui mortel qui la dévore. Ainsi les distractions deviennent comme nécessaires à l'âme vide qui ne peut plus s'entretenir avec elle-même, parce qu'il n'y a rien en elle qui la contente et qui puisse la rendre fière de sa richesse ou de sa force; c'est ce que Pascal exprime d'une manière si énergique et si vraie, dans son admirable chapitre de la Misère de l'Homme. Quoi de plus misérable en effet qu'une âme pour qui c'est une peine insupportable d'être obligée de vivre avec soi et de penser à soi, et dont tout le soin est de s'oublier soi-même et de laisser couler ce temps si court et si précieux, sans réflexion, en s'occupant des choses qui l'empêchent d'y penser, et de penser à tout ce qui exigerait de sa part un effort sérieux d'attention et de volonté.

La distraction a pour cause un excès de légèreté qui emporte l'esprit au gré de toute expression nouvelle, et l'empêche de se fixer sur les objets auxquels la raison ou le devoir voudraient l'attacher. L'abstraction, au contraire, peut être défi

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