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GERMANIQUE

FRANÇAISE & ÉTRANGÈRE.

TOME DIX-HUITIÈME.

PARIS

BUREAUX DE LA REVUE GERMANIQUE

41, RUE DE TRÉVISE

1861

LA DÉCENTRALISATION,

L'INDIVIDU, LA SOCIÉTÉ, L'ÉTAT.

Les dieux nous vendent tous les biens au prix du travail. »

ÉPICHARME.

I.

Le gouvernement est un système de garanties pour l'exercice de la liberté individuelle. Telle est, ce me semble, la définition où viennent aboutir toutes les notions de notre droit politique moderne. La Révolution de 89 n'a pas eu d'autre but que d'engendrer et d'appliquer cette définition, qui donne la liberté individuelle, c'est-à-dire l'individu lui-même, pour objet et pour principe à l'État. En théorie, la Révolution est faite. On ne peut rien dire de juste sur la liberté et sur le gouvernement qui n'ait été dit d'une façon ou de l'autre par les auteurs de cette Révolution; on ne peut proclamer un droit qu'ils n'aient proclamé, énoncer une vérité qu'ils n'aient au moins entrevue. Après eux il ne reste guère plus rien à dire d'essentiellement nouveau sur les principes. La rhétorique de la Révolution est complète. Mais si, abandonnant la région oratoire et de l'idée pure, nous envisageons la transformation réalisée dans les faits, que de lacunes nous rencontrons encore et que d'inconséquences! Depuis trois quarts de siècle bientôt qu'ils parurent sur la scène, ces pères de notre droit politique, ces tribuns législateurs portés à l'immortalité par le plus grand élan dont le monde ait souvenir, combien d'efforts et d'entreprises renouvelés! combien de tentatives faites pour mettre nos institutions d'accord avec les vérités qu'ils promulguèrent avec un tel retentissement et une si admirable éloquence! En plus d'un sens nous cherchons encore; même il semble parfois que, sous l'influence de quelque

mauvais génie, nous nous trouvions ramenés au point de départ et que nous ayons tourné dans un cercle vicieux. Non pas que la Révolution, accomplie théoriquement, n'ait passé dans l'application pour une large part, mais tant s'en faut qu'on la puisse regarder comme triomphante. Et ce n'est pas qu'il faille simplement attribuer le retard à cette loi inévitable de l'histoire qui met toujours l'idée en avance sur le fait, parce qu'elle la soumet à l'hostilité d'un milieu préexistant né de notions différentes, et qui, épuisées pour le progrès, ne le sont pas pour la résistance. Non, il y a chez nous évidemment quelque autre motif à des déceptions trop répétées, un obstacle qui nous empêche de façonner notre société politique sur le patron que les Mirabeau et les Danton, les Vergniaud et les Lameth ont taillé largement dans l'esprit de leur temps et dans leur propre génie. Notre histoire depuis plus de soixante ans tendrait à prouver qu'il existe entre ce que nous voulons et ce que nous sommes une contradiction intime, dont nous serions les jouets, et qui, d'autant plus maîtresse de nous que nous ne l'apercevons pas, nous rejetterait sans cesse sur l'écueil au moment même où nous croyons enfin embrasser d'une sûre étreinte les rivages de la liberté.

Cette contradiction, à mes yeux évidente, est celle qui existe entre la liberté et la centralisation administrative. Nous n'avons pas fait autre chose, plus ou moins, sous tous les gouvernements, que de poursuivre la liberté en nous interdisant l'usage de la liberté. Nous donnons tout à l'État, nous le chargeons de tout, et après avoir mis sur lui le fardeau des responsabilités et des devoirs inhérents à l'exercice de l'indépendance individuelle, nous nous endormons dans l'inertie pour nous réveiller dans la violence. Ce n'est pas ainsi qu'un peuple fait son apprentissage de la liberté, qu'il se place sagement dans la voie des réformes pour sortir de la voie des révolutions. Ce n'est pas ainsi que l'individu, qui doit être l'origine et la fin du goùvernement moderne, se met en harmonie avec les théories qu'en de si beaux discours et de si brillants écrits il proclame avec empressement, et que dans la pratique il néglige si volontiers de suivre.

Est-ce paresse politique? Il y a quelque chose de cela au fond de nos déboires. Le Français a des accès de fièvre chaude, il a de sublimes inspirations, une souplesse d'esprit, une rapidité de compréhension incomparables. Quel peuple aborde comme lui, de front et d'un seul élan, les plus vaillantes résolutions? Peuple de héros et d'artistes, peuple d'orateurs et de soldats, il nous a laissé ignorer jusqu'à ce jour s'il formera jamais un peuple de citoyens tenaces et fiers dans leur

liberté. Il semble que le maniement journalier de celle-ci, son exercice humble et de détail, laisse le Français indifférent et même dédaigneux, et qu'il ne comprenne la liberté qu'à l'état militant, sous forme révolutionnaire, quand il s'agit d'emporter d'assaut une forteresse du despotisme. Pour critiquer et pour détruire, il n'a point d'égal. Mais c'est trop souvent avec les débris des anciennes institutions qu'il tente de reconstruire les institutions nouvelles. Malheureusement la liberté est tout entière affaire de détail, parce qu'elle est affaire de pratique. Si on la définit par l'ensemble, c'est par le menu qu'elle se répand, par le menu qu'elle se conserve, qu'elle développe et pénètre la vie d'un pays, qu'elle anime et renouvelle une société. Demandons-le à ceux qui ont su non-seulement la conquérir, mais, ce qui est plus malaisé et plus méritoire, qui savent la retenir. La lutte pour la liberté n'est jamais finie, et c'est précisément quand les obstacles extérieurs sont renversés que cette lutte commence réellement et que l'œuvre difficile s'annonce, car il s'agit alors pour chacun de maintenir la liberté en lui et souvent contre lui-même, contre ses faiblesses, contre ses lassitudes, contre son égoïsme et ses erreurs, contre ses velléités ambitieuses ou ses vanités usurpatrices. C'est dans son for intérieur, non au dehors, que l'individu trouve la première garantie de sa liberté; c'est par le gouvernement de lui-même qu'il fait des institutions générales quelque chose de vraiment fort et de vraiment protecteur. Ces institutions, en effet, ne le soutiendront qu'à la condition qu'il les soutiendra d'abord, elles ne le défendront que s'il trouve en lui de quoi les défendre; autrement, manquant de support, elles resteront lettre morte, si elles ne tombent pas quelque jour pour ensevelir sous leurs débris cette même liberté qu'elles devaient garantir. On croirait vraiment qu'un certain flegme opiniâtre, lequel n'exclut pas une flamme concentrée, est nécessaire pour défendre l'indépendance personnelle contre les envahissements excessifs de l'État. En étudiant l'Anglais, le Suisse, le Hollandais, l'Américain, je reste frappé de ce fait dominant de leur caractère national. Ce sont des maniaques de la liberté individuelle: il y a quelque chose en eux, un je ne sais quoi d'impénétrable, une énergie passive qui ne se laisse pas entamer. C'est comme une charpente intérieure qui résiste à tout, qu'on ne peut que briser et qui ne sait pas s'assouplir. Ces artisans de la liberté individuelle savent attendre et conserver; chacun présente un centre de résistance, chacun porte en lui quelque chose sur quoi ne peut mordre l'arbitraire gouvernemental. S'il pénètre jusqu'à une certaine profondeur, cet arbitraire rencontre tout à coup un point

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