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et la plus expansive. J'épuise ma force à comprendre; il ne m'en reste plus pour sentir.

mes,

Il semble donc que, pour élever l'expression de la pensée au degré de perfection dont elle est actuellement susceptible, on ne doive s'en tenir ni au langage de la nature, ni au langage de l'art. Il faut, non laisser isolés, mais unir et combiner ces deux genres de symboles, les corriger et les compléter l'un par l'autre, demander à celui-ci sa clarté et son étendue, à celui-là son énergie et sa rapidité. C'est ce que tous, tant que nous somnous faisons ordinairement assez mal; ce que font quelquefois avec le plus grand succès l'orateur à la tribune et l'acteur sur la scène. Appelés à propos, habilement disposés, le geste et l'accent soutiennent merveilleusement la parole, en mettant sous chacune des abstractions qui éclairent l'esprit, la passion qui remue le cœur. Certes, il est des circonstances où le langage artificiel domine de plein droit : voulez-vous m'associer-à une méditation calme, à un calcul purement rationel? soignez l'expression abstraite; négligez les signes concrets : il s'agit ici d'intelligence, non de sentiment. Il en est d'autres où le langage naturel se place en première ligne : quand l'émotion, portée au comble, déborde à flots sés et couvre au loin ses rives, n'attachez plus la pensée aux lentes combinaisons de nos langues analytiques; confiez-la sans crainte à l'expression sylleptique qui seule peut suivre le torrent dans son cours; que des cris, des sanglots interrompent brusquement l'harmonie de vos périodes: les mots sont alors la partie la moins importante du discours, et ce n'est pas d'eux que j'attends l'inter

pres

prétation fidèle des passions qui vous déchirent. Oubliez un moment le langage de l'art et laissez parler la nature 16!

On dit qu'un grand acteur, fatigué d'entendre attribuer au poëte, dans les effets prodigieux que son jeu produisait au théâtre, une trop large part, un soir, au milieu d'un cercle disposé à la joie, en cravate et en frac, passa la main sur son front, recula d'un pas, et donna soudain à sa figure et au son de sa voix l'expression déchirante du plus profond désespoir : l'assemblée s'emut, frissonna, pâlit: on avait cru voir OEdipe au moment où sa vertu lui échappe, une affreuse lumière éclairant tout-à-coup à ses yeux son inceste et son parricide; les Eumenides et leurs flambeaux vengeurs étaient dans ses regards. Les paroles auxquelles se mariait cette effrayante pantomime étaient peu en harmonie avec la passion empreinte sur ce front consterné et dans cette voix lamentable. C'était une de ces chansons d'enfant, que nous avons tous chantée, badine, joviale, n'éveillant que des idées légères et répugnant de tout point au terrible accompagnement qui lui était accidentellement donné. Il y avait entre l'expression artificielle et l'expression naturelle contradiction manifeste, complète opposition; la lutte toutefois s'était à peine engagée entre les deux rivaux ; et la nature avait triomphe, pour ainsi dire, sans combattre 17. Ce n'est là qu'un caprice, qu'une exception. En général, le langage naturel, loin de gêner et de contrarier le langage artificiel, le sert et le seconde.

Cette alliance des deux langues est donc soumise à certaines lois; hâtons-nous de déclarer qu'elle peut être

plus ou moins heureuse, mais qu'elle ne peut pas ne pas être. Il ne faut pas croire en effet, parce que nous avons décrit successivement le langage naturel et le langage artificiel, que ces deux systèmes de signes ne se développent, ne grandissent que sur les ruines l'un de l'autre, celui qui doit suivre attendant pour paraître la destruction radicale de celui qui précède, et celui qui vient le premier s'évanouissant, quand son heure est arrivée, pour faire place à son successeur. Il n'en est rien.

Impuissant à mettre en relief la vie entière de l'âme, le langage naturel, nous l'avons reconnu, n'en reproduit que les circonstances à la fois énergiques et complexes. Lorsque des phénomènes d'une importance médiocre ou réduits par l'abstraction à leurs plus simples éléments vinrent réclamer leur représentation matérielle, le langage artificiel, interprète exclusif de ces sortes de faits, apparut et prévalut. Mais comme les modifications internes le plus habituellement développées et refroidies par l'analyse, reparaissent de temps à autre, dans l'existence la plus réfléchie, à l'état d'enveloppement et avec tout le feu de la syllepse, le langage destiné à peindre la passion dut rester et resta prêt à répondre à ses fréquents appels. Non parce que l'intelligence s'est créé un interprète plus exact et plus subtil, la physionomie, dont chaque mouvement était une parole, n'est pas devenue immobile et muette. Qui ne sait que nous comprenons, que nous entendons même beaucoup mieux, quand nous écoutons à la fois de l'oreille et de l'œil? Pourquoi ? c'est que le visage s'épanouit encore dans la joie, se contracte encore dans la douleur. Est-ce qu'une femme

se hâte, aussitôt qu'elle peut dire, je suis heureuse ou je souffre, de désapprendre son sourire et ses larmes ?

Ainsi le langage, interprète né de la pensée, se prête à toutes ses exigences, répond à tous ses besoins, trouve des formes pour toutes ses formes.

La pensée est-elle sylleptique à son débat? à son début aussi, la parole sera sylleptique. Supposons l'intelligence s'arrêtant à cette période de ses développements; le langage s'arrêtera par cela même à ce mode d'expression; et, si nous n'avons que des conceptions obscures et complexes dans l'esprit, nous n'aurons que des sons inarticulés sur les lèvres. L'animal ne connaît que ce symbolisme grossier. L'animal dont la vie n'est qu'une longue enfance, et qui ne naît pas vieux, comme on l'a prétendu 18, mais qui meurt au contraire avant d'avoir vieilli, ne devait-il pas, sa pensée n'échappant jamais à la syllepse du premier âge, s'en tenir à cette langue que l'homme bégaie au berceau ? Pour nous (et telle est la véritable ligne de démarcation tirée entre notre espèce et les races inférieures 19) qui, après avoir embrassé d'un coup d'œil l'objet que nous voulons connaître, le décomposons pour en étudier les détails, et le recomposons pour en saisir l'ensemble, pouvions-nous ne pas ajouter aux signes qui traduisent la notion, ceux qui expriment le jugement et l'idée, au langage irréfléchi de la nature, le langage rẻfléchi de l'art?

CHAPITRE V.

DE LA PENSÉE ARTIFICIELLE DANS SON PRODUIT ANALYTIQUE, C'EST-A-DIRE DANS L'IDÉE.

§. 1er. De l'idée ou de la perception

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2o spirituelle.

La pensée et son expression sont donc, en premier lieu, naturelles ou sylleptiques; en second lieu, artificielles ou analytiques et synthétiques.

En tant que sylleptiques, l'expression et la pensée accusent toujours le même caractère, trahissent partout le même esprit; cet esprit, ce caractère une fois déterminés, la science est ici consommée; nous savons de la notion et du symbole qui la représente tout ce que nous en pouvons savoir. Il n'en est pas ainsi de la pensée et de l'expression, considérées sous leur forme artificielle. L'idée et le jugement, le mot et la proposition se développent graduellement et se diversifient. De là, audessous du genre, des espèces qu'il faut décrire; au-dessous de l'espèce, des variétés qu'il faut compter.

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