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veau, nos conceptions étincellent de la clarté la plus vive; elles s'enchaînent encore entre elles par d'indissolubles liens; ces atomes, que l'analyse discerne dans le pêlemêle primitif, se rapprochent, grâce à la synthèse, et s'unissent étroitement; la science apparaît avec ce caractère d'universalité et de nécessité qui en étend l'application et l'usage à tous les temps et à tous les lieux. La raison conduit et ordonne la vie.-Mais la raison chemine avec prudence, c'est-à-dire avec lenteur; la pensée qui se décompose, qui s'étudie pièce à pièce, qui enfin se recompose avant de s'affirmer, ne vole plus; elle se traîne. Au dedans comme au dehors, dans le monde moral comme dans le monde physique, la chaleur marche avec la vitesse; le froid gagne bientôt et frappe tout ce qui se meut lourdement. Cependant l'imagination ne trouve autour d'elle ni la réalité concrète à laquelle seule elle peut se prendre, ni cette obscure clarté que son action réclame comme l'une de ses plus utiles conditions; elle s'éloigne à tire d'aile et de ce grand jour qui la blesse, et de ces abstractions qui la glacent; la poésie s'exile de l'âme; avec elle se retirent les sublimes croyances dont la foi se nourrit; nous n'avons plus que la logique et ses incertitudes et ses défiances et ses négations.

La pensée nous laisse donc, lorsqu'elle est exclusivement ou naturelle, ou artificielle, désirer en elle de préeieux avantages. Qu'elle unisse, au contraire, dans son jeu et dans ses produits, les procédés et les vertus de la nature et de l'art! La syllepse lui prêtera son énergie, sa chaleur, sa rapidité et ses ombres; l'analyse et la synthèse lui fourniront leur lumière, leur justesse, leur pré

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cision elle sera parfaite! - Tel est, au fond, avec du plus ou du moins, l'état général, habituel, des intelligences humaines. Il n'y a guère de syllepse qui ne soit déjà, dans une certaine mesure, analytique et synthétique; il n'y a pas d'analyse et de synthèse qui ne soient encore profondément sylleptiques! Ainsi se trouvent simultanėment satisfaites toutes les tendances de l'âme; le fini et l'infini me touchent en même temps et me pénètrent; l'imagination chante et la raison calcule; je sais à la fois et je crois !

CHAPITRE IV.

DE L'ÉLÉMENT secondaire du langage, c'est-à-dire de l'expRESSION DANS SES DEUX MODES, NATUREL ET ARTIFICIEL.

Toute pensée est nécessairement naturelle ou artificielle. Toute pensée artificielle a été préalablement naturelle : toute pensée naturelle tend à devenir artificielle ; quand

elle meurt sous sa première forme, c'est que le temps lui a manqué. Ces faits sont tellement certains, que les Écoles les plus diverses les reconnaissent également et les proclament. Que ce soit l'idée qui succède au sentiment, la conscience réfléchie à la conscience spontanée, l'art à la nature, peu importe de l'aveu de tous, il existe une connaissance primitive et une connaissance ultérieure de l'aveu de tous, la connaissance primitive est indistincte, concrète, obscure; la connaissance ultérieure est claire, abstraite, distincte les mots changent, les choses ne changent point 10.

Si l'intelligence revêt, en elle-même et pour elle-même, deux formes différentes, elle se fera sans doute, lorsqu'elle voudra se produire au dehors, ou trouvera toute faite une double classe de symboles. Il y a deux moments

de son

dans la production de la pensée; il y aura donc deux moments dans la formation du langage. C'est ce que, côté, le raisonnement nous déclare; voyons ce que, du sien, nous dira l'observation.

Le corps qui exprime la pensée est aussi, en quelque sorte, comme l'esprit qui la conçoit, actif tour à tour et passif actif, lorsqu'il parle; passif, lorsqu'il se tait. La parole et le silence coupent en deux moitiés et se partagent la vie expressive.

De même que, dans un temps donné, il y a plus d'exertions et de pauses intellectuelles qu'au premier abord on ne serait disposé à le croire; de même, dans un intervalle déterminé, on compterait avec un peu d'attention beaucoup plus de paroles et de silences qu'on n'en reconnaît généralement. Il y a, entre une aspiration et une expiration pulmonaires, mille et mille émissions symboliques que suivent mille et mille repos.

Quoi qu'il en puisse être, ces symboles qu'enfante notre activité matérielle, nous présentent, selon les cas, des caractères différents et, par là, décomposent en espèces distinctes le genre qui les contient.

Qu'une vive passion nous travaille! l'agitation qu'elle amène à sa suite ne s'enferme pas entre les limites de la substance sentante; le coup qui frappe l'esprit se redouble dans le corps; la machine humaine s'ébranle et résonne; un cri part; le sentiment prend possession du monde extérieur. Ce cri, c'est le son inarticulé.

L'émotion que suppose le cri, dans les circonstances où je viens de me placer, ne s'adresse pas exclusivement, pour se manifester, aux organes vocaux. Le bras, l'œil,

les muscles de la face, toute notre attitude corporelle s'associe à l'expression sonore ou la supplée. Ce regard oblique, cette paupière abaissée, ces narines qui se gonflent et s'élargissent, ces lèvres qui s'épaississent et se portent en dehors comme pour repousser un aliment grossier, n'est-ce pas le dédain? Que vous dit ce front subitement sillonné de rides profondes, ces sourcils qui s'exhaussent et se rapprochent, cet oeil qui s'agrandit et semble s'élancer hors de son orbite, cette bouche ouverte et rétrécie, cette figure alongée et défaite? La terreur est là toute vivante, et sous ce corps qui frémit, vous voyez une âme qui tremble. Ce nouveau mode d'expression que l'organisme entier concourt à produire, c'est le geste; le geste, assemblage confus de mouvements qui ne se distinguent pas encore; le geste indécompose11.

Acceptés, adoptés par nous, tels qu'ils nous sont offerts, comme symboles de nos émotions intérieures, ou du moins de la conscience que nous en avons, le son et le geste, que nous venons de décrire, constituent un langage, qui, parce que la nature nous en livre la matière première toute élaborée, peut s'appeler et s'appelle langage naturel.

Ce langage est évidemment sylleptique ; il exprime simultanément tout ce qui se passe en nous dans un instant donné. De là ses vertus et ses vices.

La syllepse est obscure; le langage, qu'elle marque de son cachet, sera obscur comme elle. Qu'il reproduise les couleurs les plus tranchées, c'est-à-dire les plus communes et partant les plus vagues d'une action, d'une situation, c'est assez; ne lui demandons pas ces nuances délicates

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