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les aspirants au doctorat qui recherchent l'éclat et qui songent, comme on dit, à leur avenir, vont gagner leur diplôme. Je demandai le mien à la Faculté des Lettres de Caen.

Etait-ce modestie? Nullement. J'ai, il est vrai, dans le caractère, cette humilité sérieuse qui s'incline devant les supériorités véritables, et qui se résigne sans peine à une impuissance avérée; mais la lutte me plaît, et loin de fuir les difficultés que je ne désespère pas absolument de vaincre, ma nature, abandonnée à elle-même, me porterait à les chercher.

Etait-ce ignorance des choses, ou coupable insouciance ? Pas davantage. Et ici je prie ceux qui ne me connaissent point assez et qui me reprochent journellement de m'être, en plus d'une occasion, abandonné moi-même, de se bien persuader que j'aime autant que qui que ce soit la fortune et la gloire, que je n'ignore aucune des voies qui pouvaient rapidement m'y conduire, et que si je prenais la vie, ce qui me serait assurément très-facile, par le côté où ils la prennent, j'aurais fait sans hésiter ce qu'à ma place on les aurait vus faire.

A quel principe, en cette circonstance comme en tant d'autres, ai-je donc sacrifié ? A mon intérêt véritable, au seul intérêt grave que nous ayons en ce monde, à mon perfectionnement moral! Par là seulement s'expliquent les actes inexplicables d'ailleurs dont ma carrière est semée. Je suis toujours, je n'ai jamais cessé d'être, quoi que la malveillance ait pu dire, cet homme qui écrivait en 1831 (*) : « Je n'ai soi en pratique qu'au devoir, en théorie qu'à la science du dévoir; le reste m'est étranger! »

Or, il me parut, en cette occasion, que je blesserais les

1) Essai sur le langage, p. 147.

convenances, et que je manquerais aux égards dus à mes futurs collègues, si je déclinais en quelque sorte leur compétence, pour m'adresser à un aréopage plus haut placé dans l'opinion. C'en était assez. Je ne songeai plus à ce qui pouvait être utile, je ne vis que ce qui était bien. Ce fut, du reste, une de mes plus douces journées que celle où le respectable abbé De La Rue, qui avait quelque affection pour moi et que j'aimais de toute mon âme, complimenta son cher fils en latin, après la soutenance, et lui donna, devant un public aussi nombreux que choisi, l'accolade paternelle.

Ma thèse cependant, quoiqu'elle ne m'eût valu que les honneurs du doctorat de province, du petit doctorat, comme on l'appelle quelquefois, fit assez bien son chemin dans le monde. M. Cousin avait dit de son auteur qu'il y avait en lui un écrivain. M. Géruzez l'avait citée et analysée en partie dans son Nouveau cours de philosophie (*). Plus d'un professeur de nos colléges en avait tiré parti pour son enseignement. La première édition, tirée à quatre cents exemplaires, fut donc promptement épuisée.

Depuis longtemps on en demandait une seconde. C'est à cette demande que je viens satisfaire aujourd'hui. Je dois pourtant prévenir mes lecteurs, que s'ils tiennent à connaître mon travail primitif, ce n'est pas dans celui qui leur est maintenant soumis qu'ils en pourront prendre une idée suffisante. J'en ai tellement changé, pour obéir à ce démon du perfectionnement qui ne me laisse ni paix ni trève, la forme et même le fond, que c'est bien moins là une réimpression d'un ouvrage déjà publié, qu'une publication nouvelle.

Une seule pierre de ma première construction a été respectée, et devait l'être : c'est la dédicace. Il n'y avait pas sur

(*) Question XXVI.

ce point de progrès à faire. Ce que je disais alors, quoique depuis, hélas ! deux tombes se soient ouvertes et que ma parole ne s'adresse plus qu'à des ombres, je le répète aujourd'hui, comme si mon excellent père, comme si ma digne mère pouvaient encore m'entendre, et pleurer de joie en m'entendant!

J'écrivais ces lignes à Caen, dans le Calvados, l'année où un homme de génie, s'il en fut jamais, LEVERRIER, lançait de sa puissante main dans notre système planétaire l'astre nouveau qui portera son nom!

A. CHARMA.

SUR

LE LANGAGE.

CHAPITRE PREMIER.

DU LANGAGE EN GÉNÉRAL.

L'homme ne peut vivre solitaire; ses besoins, ses penchants, les intérêts de son développement intellectuel et moral le condamnent à la société qu'il s'isole! il se dégrade, il se mutile, il périt'.

:

Qu'est-ce qu'une société? Ce n'est pas un assemblage plus ou moins régulier, une agrégation bien ou mal cimentée de quelques-unes de ces formes matérielles auxquelles nous reconnaissons extérieurement l'humanité ; c'est une fusion intime, une combinaison harmonieuse de volontés, de sentiments, de pensées; l'esprit, non le corps, en est le véritable, le seul élément.

A quelle condition les intelligences diverses dont se formera le faisceau social peuvent-elles s'allier et s'unir? à la condition sans doute qu'elles se connaîtront; songet-on à s'entendre, quand on s'ignore? Mais pour se connaître, il faut nécessairement se voir. Or, les âmes, en

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