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qui fournirait la force motrice à une immense usine, et qui fait seulement tourner la roue d'un pauvre meunier. « C'est comme le vent du ciel, disait M. de Chamborand, qui suffirait à enfler les voiles d'un vaisseau à trois ponts, et qu'un enfant emploie à faire flotter sa petite barque de papier sur une cuvette. »

L'ODE AU COMTE D'ORSAY

Le début de cet automne de 1850 fut pour Lamartine plein de soucis et de travail. Son rêve d'Orient s'écroulait. A la fin de septembre, il écrivait de Paris : « ... Je viens de passer de rudes jours et de rudes nuits, écrasé de la fin d'année, et n'ayant que des lignes noires sur du papier blanc à donner à tant de créanciers... >> Abrité à Monceau au commencement d'octobre, il laisse un matin chanter son noble désespoir en des vers magnifiques, adressés au comte d'Orsay, qui venait de faire son buste.

Le 4 octobre..., il s'est enfermé dans son cabinet, après les affaires du matin. On l'appelle pour le déjeuner. Il ne répond pas. On se met à table sans l'attendre. Tout à coup, ses sabots sonnent sur le grand escalier. Il s'assied en silence après avoir salué les convives. Mais il laisse passer sans y toucher les plats qu'on lui présente, tout tremblant qu'il est encore de l'étreinte du dieu dont sa pensée reste prisonnière. Pour s'en délivrer, il se lève soudain et, s'accoudant à la cheminée, il récite ces strophes... 1: »

AU COMTE D'ORSAY

Quand le bronze, écumant dans ton moule d'argile,
Léguera par ta main mon image fragile

A l'œil indifférent des hommes qui naîtront,

Et que, passant leurs doigts dans ces tempes, ridées Comme un lit dévasté du orrent des idées,

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Pleins de doute, ils diront entre eux: De qui ce front ?.

Est-ce un soldat de bout frappé pour la patrie ?
Un poète qui chante ? un pontife qui prie ?
Un orateur qui parle aux flots séditieux ?
Est-ce un tribun de paix soulevé par 1
Offrant, le cœur gonflé, sa poitrine à la foule
Pour que
la liberté remontât pure aux cieux ?

1. DES COGNETS, p. 428.

oule,

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Car, dans ce pied qui lutte et dans ce front qui vibre,
Dans ces lèvres de feu qu'entr'ouvre un souffle libre,
Dans ce cœur qui bondit, dans ce geste serein,
Dans cette arche du flanc que l'extase soulève,
Dans ce bras qui commande et dans cet œil qui rêve,
Phidias a pétri sept âmes dans l'airain!

Sept âmes, Phidias ! et je n'en ai plus une !
De tout ce qui vécut je subis la fortune,
Arme cent fois brisée entre les mains du temps;
Je sème de tronçons ma route vers la tombe,
Et le siècle hébété dit : « Voyez comme tombe
« A moitié du combat chacun des combattants !

« Celui-là chanta Dieu, les idoles le tuent !
<«< Au mépris des petits les grands le prostituent.
<< Notre sang, disent-ils, pourquoi l'épargnas-tu ?
« Nous en aurions taché la griffe populaire !...

« Et le lion couché lui dit avec colère :

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« Pourquoi m'as-tu calmé ? ma force est ma vertu ! » 30

Va, brise, ô Phidias, ta dangereuse épreuve ; Jettes-en les débris dans le feu, dans le fleuve, De peur qu'un faible cœur, de doute confondu, Ne dise en contemplant ces affronts sur ma joue : << Laissons aller le monde à son courant de boue », 35 Et que, faute d'un cœur, un siècle soit perdu !

Oui, brise, ô Phidias !... Dérobe ce visage

A la postérité, qui ballotte une image

De l'Olympe à l'égout, de la gloire à l'oubli;
Au pilori du temps n'expose pas mon ombre !
Je suis las des soleils, laisse mon urne à l'ombre :
Le bonheur de la mort, c'est d'être enseveli.

Que la feuille d'hiver au vent des nuits semée,
Que du coteau natal l'argile encore aimée,

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Couvrent vite mon front moulé sous son linceul ! 45
Je ne veux de vos bruits qu'un souffle dans la brise,
Un nom inachevé dans un cœur qui se brise!
J'ai vécu pour la foule, et je veux dormir seul.

La lecture terminée, le poète rejeta ses feuillets sur la table et énergiquement déclara.

- Voilà! C'est un sublime: Va te faire f... ! lancé au peuple... >>>

Au peuple de la politique et à son ingratitude, mais point au peuple du travail et des campagnes; car à celui-là il allait vouer ses derniers efforts.

LAMARTINE.

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CHAPITRE XXIV

LE ROMAN SOCIAL: GENEVIÈVE

LE TAILLEUR DE PIERRES DE SAINT-POINT

Désabusé de la politique et du monde, Lamartine se retourna vers les simples. Il projeta d'écrire pour eux quelques récits qui leur présenteraient une image à peine idéalisée de leur vie. et qui leur offriraient, par des enseignements moraux formulés sans rigueur, la « nourriture de l'âme. ». Le « roman social» était, d'ailleurs, à la mode aux environs de la révolution de 1848. George Sand avait peint des types d'ouvriers honnêtes, partisans d'un socialisme mystique et bienfaisant 1; plus récemment, dans les décors empruntés à sa province du Berry, elle avait déroulé des histoires rustiques où les paysans apparaissent à la fois ennoblis et ressemblants ... Le public était donc prêt à accueillir des récits où Lamartine reprendrait, en les développant, les indications que lui-même avait le premier données dans Jocelyn.

Geneviève et le Tailleur de Pierres de Saint Point obtinrent en effet un grand succès dès leur publication. Dans l'un et l'autre roman, une peinture simple et réaliste de la vie rustique s'allie à une morale très élevée. Comme dans Jocelyn, Lamartine donne pour ressort à ses récits la pure idée du sacrifice.

GENEVIÈVE

HISTOIRE D'UNE SERVANTE (1851)

Ce petit roman devait s'appeler d'abord : « La Servante au Presbytère ». Le personnage principal en est fourni par Jocelyn; c'est Marthe apparue dans le prologue 3, la servante de l'abbé Dumont. Lamartine feint qu'après la mort de son maître, elle lui conte ellemême son histoire en son pittoresque langage de paysanne. Triste histoire ! A Voiron, en Dauphiné, Geneviève a perdu toute jeune ses parents; elle est restée le seul soutien de sa petite sœur Josette, qu'elle élève en tenant une humble boutique de mercerie.

1. En particulier dans le Compagnon du Tour de France (1840); le Meunier d'Angibault (1845) ; le Péché de Monsieur Antoine (1847). 2. La Mare au Diable (1846); la Petite Fadette (1848); Françvis le Champi (1850). -3. Voir plus haut, թ. 594.

Fiancée à un jeune colporteur nommé Cyprien, elle est sur le point de l'épouser... Mais elle sacrifie son amour pour demeurer près de sa sœur avec le même enthousiasme mélancolique que Jocelyn avait sacrifié sa jeunesse et sa fortune pour assurer une dot à la sienne.

LE SACRIFICE DE GENEVIÈVE

C'est le soir du jour où Geneviève a conclu ses fiançailles avec Cyprien; reconduite par lui, ele rentre dans sa petite maison où elle croit que sa sœur Josette est déjà endormie.

I

J'entrai donc à pas de loup, sans faire craquer mes souliers; mais en m'avançant vers le lit, monsieur, je vis deux beaux yeux ouverts, qui me regardaient en s'ouvrant toujours davantage par l'étonnement, à mesure que ma lampe m'éclairait mieux. C'était Josette, qui était sur son séant, appuyée contre la têtière du bois de lit, en chemise, mais qui ne dormait pas et qui me regardait sans rien dire, tout effrayée, la pauvre enfant, monsieur, comme si elle avait vu un fantôme ou une vision! Mais elle me reconnut à la voix.

<< Tiens! c'est toi, Geneviève ? » qu'elle s'écria en m'ouvrant ses petits bras et en déplissant son front et ses lèvres, qui passèrent tout à coup de l'effroi au sourire.

<«<-- Eh! oui, que c'est moi, lui dis-je ; qu'as-tu donc à me regarder comme ça ? Est-ce que je ne suis pas la même qu'hier? » J'avais oublié, monsieur, d'ôter mes beaux habits qui me changeaient toute.

Eh! non, que tu n'es pas la même, dit-elle en boudant un peu des lèvres, est-ce que tu veux te moquer de moi? Est-ce que tu avais hier cette belle robe de soie qui brille, qui luit et qui change comme les gorges des pigeons sur un toit au soleil, ces souliers qui craquent comme ceux des dames à l'église, ce fichu de dentelles, cette ceinture de ruban, cette coiffe dont les ailes te battent sur les joues, ces boucles d'oreilles qui pendent comme deux poires d'or, ce beau collier avec cette croix sur la poitrine ? Est-ce que nous sommes en carême

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