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de foin vert ondulé sur sa tige par le vent. Cette pelouse va se perdre au fond du vallon dans des masses noires de taillis peuplés de chevreuils. Par-dessus ces taillis on voit, de l'autre côté de la Seine, les grands toits d'ardoise bleuâtre et la cime des parcs majestueux de Meudon qui se découpent sur le ciel d'été. C'est sur ce promontoire, où l'on jouit à la fois de l'élévation d'un cap, du silence et de l'abri d'un vallon, et de la solitude d'un désert, que nous venions souvent nous asseoir. La poitrine y respire mieux. L'oreille y plonge dans plus de recueillement. L'âme y prend de plus haut son vol par-dessus les horizons de la vie.

Nous y montâmes, une des premières matinées du mois de mai. C'est l'heure où l'immense forêt n'a pour hôtes que les daims. Ils viennent bondir dans ses allées désertes. Quelques rares gardes-chasse les traversent comme un point noir, à l'extrémité des horizons. Nous nous assîmes sous le septième arbre qui forme le demicercle concave du carrefour, en face de la pelouse de Sèvres. Il y a des siècles dans la charpente vivante de ce chêne et dans les coudures de ses rameaux. Ses racines, en se gonflant de sève pour nourrir et pour porter son tronc, ont fait éclater la terre à ses pieds, l'entourent d'un talus de mousse; cette mousse forme un banc naturel dont le chêne lui-même est le dossier, et dont ses feuilles basses sont le dais.

La matinée était aussi transparente que l'eau de la mer au lever du soleil sous un cap verdoyant des îles de l'Archipel. Les rayons déjà brûlants de l'été tombaient d'un ciel limpide sur la colline boisée. Ces rayons ressortaient des taillis en haleines tièdes comme les vagues imbibées de soleil, qui viennent baigner à l'ombre le pied des baigneuses. On n'entendait d'autre bruit que la chute de quelques feuilles sèches de l'hiver précédent. Elles tombaient, aux pulsations de la sève, au pied de l'arbre, pour faire place aux feuilles nouvelles à peine développées. Des vols d'oiseaux se froissaient les ailes contre les branches, autour des nids, et un vague, un universel bourdonnement d'insectes ivres de lumière, sortait et rentrait comme une poussière, à la moindre ondulation du foin en fleur.

LXXXVIII

Il y avait une telle consonance entre notre jeunesse et cette jeunesse de l'année et du jour, une si complète harmonie entre cette lumière, cette chaleur, cette splendeur, ces silences, ces légers bruits, cette ivresse pensive de la nature et nos propres sensations; nous nous sentions si délicieusement confondus et comme transfigurés dans cet air, dans ce firmament, dans cette vie, dans cette paix, dans cette immutabilité visible de l'œuvre de Dieu autour de nous; nous nous possédions si parfaitement l'un l'autre dans cette solitude, que nos pensées et nos sensations surabondantes mais satisfaites se suffisaient. Elles n'avaient pas même la fatigue intérieure de chercher des paroles pour s'exprimer. Nous étions comme le vase plein où sa plénitude même rend la liqueur immobile. Rien de plus ne pouvait tenir dans nos cœurs. Mais nos cœurs étaient assez grands pour tout contenir. Rien ne cherchait à s'en échapper. A peine nous eût-on entendus respirer.

Je ne sais combien de temps nous restâmes ainsi muets et immobiles l'un à côté de l'autre, assis sur les racines du chêne, les mains sur nos yeux, la tête dans nos mains, les pieds dans le rayon sur l'herbe, l'ombre sur nos fronts. Mais quand je relevai ma tête, l'ombre avait déjà reculé de toute la largeur du pli de la robe de Julie, devant nous, sur le gazon.

Je la regardai. Elle releva son visage, comme par la même impulsion qui m'avait fait relever le mien. Elle me regarda, et sans pouvoir me dire une parole, elle fondit tout à coup en pleurs. «De quoi pleurezvous ?» lui dis-je avec une inquiète émotion, mais à demi-voix, de peur de troubler et de détourner ses muettes pensées. « De bonheur ! » me répondit-elle. Elle souriait des lèvres, pendant que de grosses larmes coulaient et brillaient comme une rosée de printemps sur ses joues. « Oh! oui, de bonheur, reprit-elle ce jour, cette heure, ce ciel, ce site, cette paix, ce silence, cette solitude avec vous! cette complète assimilation de nos deux âmes qui n'ont plus besoin de se parler pour s'entendre et qui respirent pour deux dans un seul

souffle, c'est trop ! c'est trop pour une nature mortelle, que l'excès de joie peut étouffer comme l'excès de douleur, et qui, n'ayant plus même un cri dans la poitrine, gémit de ne pouvoir gémir et pleure de ne pouvoir assez remercier ! »>...

Elle s'arrêta un moment, ses joues se colorèrent. Je tremblai que la mort ne la cueillit dans son épanouissement. Sa voix me rassura bientôt. « Raphaël ! Raphaël !» s'écria-t-elle avec une solennité d'accent qui m'étonna, et comme si elle m'eût annoncé une grande nouvelle longtemps et péniblement attendue : « Raphaël ! il y a un Dieu ! Et qui vous l'a enfin révélé mieux aujourd'hui que tout autre jour ? lui dis-je. L'amour !. me répondit-elle en levant lentement vers le ciel les globes de ses beaux yeux mouillés; oui, l'amour dont je viens de sentir les torrents couler dans mon cœur avec des murmures, des jaillissements et des plénitudes que je n'avais pas encore éprouvés avec la même force et avec la même paix ! Non, je ne doute plus, continuat-elle avec un accent où la certitude se mêlait à la joie, la source d'où peut couler dans l'âme une telle félicité ne peut être sur la terre, cette source ne peut s'y perdre après en avoir jailli! Il y a un Dieu; il y a un éternel amour dont le nôtre n'est qu'une goutte. Nous irons la confondre ensemble dans l'océan divin où nous l'avons puisée ! Cet océan, c'est Dieu ! Je l'ai vu, je l'ai senti, je l'ai compris en ce moment par mon bonheur ! Raphaël! ce n'est plus vous que j'aime, ce n'est plus moi que vous aimez, c'est Dieu que nous adorons désormais l'un et l'autre ! vous à travers moi ! moi à travers vous ! vous et moi à travers ces larmes de béatitude qui nous révèlent et qui nous cachent à la fois l'immortel foyer de nos cœurs ! Périssent, ajouta-t-elle avec plus d'ardeur de regard et d'accent, périssent les vains noms que nous avons jusqu'ici donnés à nos entraînements l'un vers l'autre ! Il n'y en a plus qu'un qui l'exprime : c'est celui qui vient enfin de se révéler à moi dans vos yeux! Dieu! Dieu! Dieu! s'écria-t-elle de nouveau, comme si elle eût voulu s'apprendre à elle-même une langue nouvelle. Dieu, c'est toi ! Dieu, c'est moi pour toi! Dieu, c'est nous et désormais le sentiment qui nous oppressait l'un pour l'autre ne sera plus pour nous

LAMARTINE.

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de l'amour, mais une sainte et délicieuse adoration! Raphaël, me comprenez-vous ? Vous ne serez plus Raphaël, vous êtes mon culte de Dieu ! »

Nous nous levâmes dans un élan d'enthousiasme. Nous embrassâmes l'écorce de l'arbre. Nous le bénîmes pour l'inspiration qui était descendue de ses rameaux. Et nous lui donnâmes un nom. Nous l'appelâmes l'arbre de l'adoration! Nous descendîmes, à pas lents, la rampe de Saint-Cloud pour rentrer dans le bruit de Paris. Mais elle y rentrait avec la foi et le sentiment de Dieu trouvés enfin dans son cœur, et moi avec la joie de lui savoir au cœur cette lumineuse source intérieure de consolation, d'espérance et de paix !

CHAPITRE XXII

L'IDÉALISATION DU PASSÉ (suite)

LES

TROISIÈMES

LES PIÈCES

L'ÉDITION DES CEUVRES DE 1849.
MÉDITATIONS ».
NOUVELLES DES « HARMONIES » ET DES « RECUEILLEMENTS ».

LES COMMENTAIRES ».

Cependant la gêne pressait de plus en plus durement Lamartine. Au mois de septembre 1849, il la dévoilait publiquement en annonçant dans le Conseiller du Peuple la mise en vente du domaine sacré de Milly'. Quelques semaines plus tard, il confiait à son intime ami Dargaud : « ... Mes affaires deviennent désespérées. Plus un abonnement. La France est sourde. Je mets tout en vente à Monceau et à Milly. Je me sens un hôte chez moi-même.» Et, le 21 septembre... Mes affaires sont au plus bas. Je ne fais plus payer depuis huit jours je n'ai rien... »

Dans cette détresse, une ressource lui restait tirer quelque argent de ses œuvres complètes; aliénées aux libraires par un traité, d'ailleurs fructueux, jusqu'en 1849, elles étaient redevenues sa propriété. Un instant, il pensa à conclure un nouveau marché avec l'éditeur Perrotin qui, cet été-là, mettait en vente les quatre volumes de ses « Euvres Nouvelles (c'est-à-dire l'Histoire de la Révolution de 1848; les Confidences; Raphaël). Il se décida pour un parti, peut-être plus hasardeux, mais qui, en sauvegardant son indépendance, le laisserait maître de l'avenir; spéculant sur le retentissement de son nom, il se ferait lui-même son éditeur. Hardiment il lancerait ses œuvres en provoquant une souscription. Il espérait que ses admirateurs ne se feraient point trop prier pour répondre à son appel.

1. Voici le texte de cette première et douloureuse annonce, que tant d'autres allaient suivre :

A vendre à l'amiable.

Terre patrimoniale de Milly, près Mâcon, appartenant à M. de Lamartine, composée de deux maisons de maître, trente maisons de cultivateurs, bâtiments, celliers, granges, cuves, foudres, pressoirs, caves et ustensiles d'exploitation, d'un revenu approximatif de 24.000 francs.

Les acquéreurs auront, pour payer, les termes successifs en rapport avec les échéances, exigibles à différentes années, des créances hypothécaires dont la terre est grevée.

2. Correspondance, lettre 955.

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