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ruine de la petite maison dans les vignes, et du jardin sur la côte, que son ombre semblait me montrer encore du doigt... »

A croire Lamartine, il ne destinait point, d'abord, ces souvenirs, à la publicité; mais quand il regagna la France, il se trouva en face de difficultés financières qui le firent songer à mettre le domaine de Milly en vente. A ce moment, M. de Girardin, directeur de la Presse, lui offrit d'acheter le droit de publier les Confidences en feuilleton dans son journal; pour venir à bout des scrupules du poète, il acceptait de ne faire la publication que dans un délai de trois ans. Le lointain, explique Lamartine, enleva les angles de toutes les difficultés. Il affaiblit tout en voilant tout. » Le poète souscrivit au traité; et Milly, une première fois, fut ainsi sauvé.

Quand la fin de l'année 1847 arriva, Lamartine éprouva une hésitation nouvelle; il craignit que la publication des Confidences ne nuisît à son prestige politique; «... Si je parais comme homme de lettres et homme sensible, écrivit-il le 22 septembre à Mme de Girardin, je suis perdu sans ressources comme homme politique. Ainsi est faite notre aimable et jalouse patrie... » M. de Girardin triompha cependant de ces suprêmes inquiétudes; au début de décembre, Lamartine lui écrivit qu'il achevait de revoir l'ouvrage, et qu'il l'apporterait en arrivant prochainement à Paris.

Survint février 1848. De lui-même, M. de Girardin ajourna la publication, et le 11 mars, du milieu de ses soucis, Lamartine le remercia avec effusion de « ce tact désintéressé et tout patriotique... ».

Mais dès 1849, les Confidences remplissaient le feuilleton de la Presse. Lamartine aurait souhaité un peu plus de patience encore, et qu'on évitât de l'obliger « à montrer ainsi une tête blonde au milieu des luttes politiques ».

Presque aussitôt, cependant, talonné par ses dettes, il acceptait d'écrire une suite aux Confidences les Nouvelles Confidences ne parurent dans la Presse qu'en 1851. Elles font un contraste voulu avec les premières; Lamartine transporte le lecteur de la campagne à la ville, et peint, avec des traits nets et acérés, la vie qu'on menait à Mâcon pendant son adolescence; pour y faire le pendant à Graziella, il imagine le long et assez fade roman de Régina et de Saluce, où il se montre de nouveau en scène sous un nom d'emprunt, et où il donne une forme romanesque à quelques souvenirs personnels.

A l'automne de 1847, en même temps qu'il mettait au point le manuscrit des Confidences, il écrivait « Raphaël ou pages d'amour » titre que remplaça bientôt celui-ci « Raphaël, pages de la vingtième année » C'était la transposition, fortement idéalisée, du grand amour pour Mme Charles, qui ravit et désola sa jeunesse. Il refusa de donner ces pages à la Presse : « Ce volume tout intime et passionné jusqu'à la moelle ne saurait paraître au trop grand jour du feuilleton. Je l'imprimerai à mes frais, je pense, à petit

nombre d'exemplaires, et puis je verrai...» (Lettre du 5 décembre 1847.)

Raphaël fut publié en volume en 1849 et obtint aussitôt un grand succès.

On lui préfère aujourd'hui les Confidences. Ce livre de souvenirs où l'imagination joue un rôle presque aussi important que la mémoire - plaît par sa fraîcheur et par son aisance un peu molle. C'est une idylle familiale et rustique ; la campagne y apparaît riante comme les âmes et, comme elles, délicieusement puérile; Milly, dans la première partie, est le cadre d'une pastorale toute virgilienne; Lamartine y développe en prose les impressions déjà notées dans les Harmonies et dans les premiers chants de Jocelyn. Le golfe de Naples donne à la seconde partie un décor dont la beauté fait souvent penser à celle des poèmes de Théocrite; le petit roman de Graziella traduit l'éveil de la passion dans deux cœurs purs et peint, avec un réalisme attendri, la vie humble des pêcheurs, leur lutte incessante contre la mer, leur honnêteté inquiète et leur foi ingénue. En écrivant les Confidences, Lamartine a pensé souvent à Rousseau; il semble qu'à mesure qu'il vieillissait, la sensibilité de l'auteur des Confessions parlait de plus près à son âme que l'orageuse inquiétude de Chateaubriand; n'est-il point significatif qu'il ait dédié les Confidences à son ami Guichard de Bienassis, dans le château duquel, en 1808, il fit la découverte enchanteresse de l'Émile et des Confessions ?...

LES CONFIDENCES

LA MAISON DE MILLY

Le chemin serpente un moment sous les aunes, à côté du ruisseau, qui le prend aussi pour lit quand les eaux courantes sont un peu grossies par les pluies; puis on traverse l'eau sur un petit pont, et l'on s'élève par une pente tournoyante, mais rapide, vers des masures couvertes de tuiles rouges, qu'on voit groupées au-dessus de soi, sur un petit plateau. C'est notre village. Un clocher de pierres grises, en forme de pyramide, y surmonte sept ou huit maisons de paysans. Le chemin pierreux s'y glisse de porte en porte entre ces chaumières. Au bout de ce chemin, on arrive à une porte un peu plus haute et un peu plus large que les autres c'est celle de la cour au fond de laquelle se cache la maison de mon père.

La maison s'y cache en effet, car on ne la voit d'aucun côté, ni du village ni de la grand'route. Bâtie dans le creux d'un large pli du vallon, dominée de toutes parts par le clocher, par les bâtiments rustiques ou par des arbres, adossée à une assez haute mo tagne 1, ce n'est qu'en gravissant cette mo tagne et en se retournant qu'on voit en bas ette maison basse, mais massive qui surgit, comme une grosse borne de pierre noirâtre, à l'extrémité d'un étroit jardin. Elle est carrée, elle n'a qu'un étage et trois larges fenêtres sur chaque face. Les murs n'en sont point crépis ; la pluie et la mousse ont donné aux pierres la teinte sombre et séculaire des vieux cloîtres d'abbaye. Du côté de la cour,on entre dans la maison par une haute porte en bois sculpté. Cette porte est assise sur un large perron de cinq marches en pierres de taille. Mais les pierres, quoique de dimensions colossales, ont été tellement écornées, usées, morcelées par le temps et par les fardeaux qu'on y dépose, qu'elles sont entièrement disjointes, qu'elles vacillent en murmurant sourdement sous les pas, que les orties, les pariétaires humides, y croissent çà et là dans les interstices, et que les petites grenouilles d'été, à la voix si douce et si mélancolique, y chantent le soir comme dans un marais.

On entre d'abord dans un corridor large et bien éclairé, mais dont la largeur est diminuée par de vastes armoires de noyer sculpté où les paysans enferment le linge du ménage, et par des sacs de blé ou de farine déposés là pour les besoins journaliers de la famille. A gauche, est la cuisine, dont la porte, toujours ouverte, laisse apercevoir une longue table de bois de chêne entourée de ban s. Il est rare qu'on n'y voie pas des paysans attablés à toute heure du jour, car la nappe y est toujours mise, soit pour les ouvriers, soit pour ces innombrables survenants à qui on offre habituellement le pain, le vin et le fromage, dans des campagnes éloignées des villes et qui n'ont ni auberge ni cabaret. A droite, on entre dans la salle à manger. Rien ne la décore qu'une table de sapin, quelques chaises et un de ces vieux buffets à compartiments, à tiroirs et à nombreuses étagères, meuble héréditaire dans toutes les vieilles demeures, et 1. Le Craz.

que le goût actuel vient de rajeunir en les recherchant. De la salle à manger, on passe dans un salon à deux fenêtres, l'une sur la cour, l'autre au nord, sur un jardin. Un escalier, alors en bois, que mon père fit refaire en pierres grossièrement taillées, mène à l'étage unique et bas, où une dizaine de chambres, presque sans meubles, ouvrent sur des corridors obscurs. Elles servaient alors à la famille, aux hôtes et aux domestiques. Voilà tout l'intérieur de cette maison qui nous a si longtemps couvés dans ses murs sombres et chauds; voilà le toit que ma mère appelait avec tant d'amour sa Jérusalem, sa maison de paix! Voilà le nid qui nous abrita tant d'années de la pluie, du froid, de la faim, du souffle du monde ; le nid où la mort est venue prendre tour à tour le père et la mère, et dont les enfants se sont successivement envolés, ceux-ci pour un lieu, ceux-là pour un autre, quelques-uns pour l'éternité !... J'en conserve précieusement les restes, la paille, les mousses, le duvet et, bien qu'il soit maintenant vide, désert et refroidi de toutes ces délicieuses tendresses qui l'animaient, j'aime à le revoir, j'aime à y coucher encore quelquefois, comme si je devais y retrouver à mon réveil la voix de ma mère, les pas de mon père, les cris joyeux de mes sœurs, et tout ce bruit de jeunesse, de vie et d'amour qui résonne pour moi seul sous les vieilles poutres, et qui n'a plus que moi pour l'entendre et pour le perpétuer un peu de temps.

II

L'extérieur de cette demeure répond au dedans. Du côté de la cour, la vue s'étend seulement sur les pressoirs, les bûchers et les étables qui l'entourent. La porte de cette cour, toujours ouverte sur la rue du village, laisse voir tout le jour les paysans qui passent pour aller aux champs ou pour en revenir; ils ont leurs outils sur une épaule, et quelquefois sur l'autre un long berceau où dort leur enfant. Leur femme les suit à la vigne, portant un dernier-né à la mamelle. Une chèvre avec son chevreau vient après, s'arrête un moment pour jouer avec les chiens près de la porte, puis bondit pour les rejoindre. voir plus haut, p. 2.

1. En 1794

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Le Hameau de Milly. (État actuel, d'après

une photographie.)

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