Page images
PDF
EPUB

mais, au reste, l'heure ne lui semblait pas encore venue de l'instituer.

Il entre alors dans le salle des séances, que deux flots de peuple envahissent successivement en poussant des cris hostiles à LouisPhilippe. La Duchesse d'Orléans, que le roi, en abdiquant, vient de désigner comme Régente, paraît dans une tribune, courageuse et fière, son fils auprès d'elle. Lamartine reste à son banc : « il médite, la tête cachée dans ses mains ». Les partisans de la dynastie espèrent trouver en lui un appui et sans doute un sauveur ; l'un d'eux, Tocqueville, le presse de prendre la parole. Il se contente de répondre : « Je ne parlerai pas tant que cette femme et cet enfant seront là! »... Puis il met à nouveau sa tête dans ses mains, et continue sa méditation, qui sait? sa prière peut-être, son interrogation à Dieu ... »

Marie, cependant, et Crémieux montent à la tribune et proposent de créer un Gouvernement Provisoire. Odilon-Barrot combat la proposition et préconise la Régence de la Duchesse d'Orléans avec un ministère d'opinion avancée. Ledru-Rollin le suit à la tribune et soutient longuement l'opinion de Crémieux. Nul n'a parlé encore de République.

Alors, lentement, Lamartine se lève. Il s'approche de la tribune. Debout sur les marches, la main sur la rampe, il attend que LedruRollin ait achevé son discours. Il est grave, impénétrable. Que va-t-il dire ? Déjà l'on n'écoute plus Ledru-Rollin tous les yeux se tournent vers lui, ceux surtout de la Duchesse d'Orléans, qui, sortie d'abord avec son fils, vient de reparaître seule. Lamartine est l'arbitre de cette minute, grosse d'avenir.

Après quelques mots de pitié pour « l'un des spectacles les plus touchants que puissent présenter les annales humaines », il se prononce nettement en faveur d'un Gouvernement Provisoire. Non point par passion; il parle nettement, gravement, avec raison, presque avec austérité, sans se laisser intimider quand une nouvelle invasion de l'Assemblée par la foule le force, pendant quelques minutes, d'interrompre son discours. Il conclut : « ... Je demande... un gouvernement provisoire... un gouvernement qui ne préjuge rien ni de nos droits, ni de nos ressentiments, ni de nos sympathies, ni de nos colères, sur le Gouvernement définitif qu'il plaira au pays. de se donner quand il aura été consulté... »

Aussitôt, Dupont de l'Eure et Ledru-Rollin font passer une liste de cinq noms, en tête de laquelle figure le nom de Lamartine. Elle est acclamée. « A l'Hôtel de Ville, Lamartine en tête ! » crie l'acteur Bocage.

[ocr errors]

Impassible, souriant, Lamartine prend la tête de la colonne. Au milieu des politiciens désemparés qui s'échappent par toutes

[blocks in formation]
[graphic]

Lamarline membre du Gouvernement Provisoire.

(D'après une lithographie populaire.)

les issues, seul il garde son sang-froid. Rien ne l'étonne dans ce désordre; il y marche comme sur les flots, et, la tête haute, semble lire sa route aux étoiles. Il a déjà vécu ces instants mille fois dans ses songes... 1». Ce moment enivrant, merveilleux, unique, ne l'a-t-il pas imaginé souvent, depuis le jour, où, en plein désert, la Circé de l'Orient, lady Stanhope lui a dit, comme les sorcières à Macbeth: « Tu seras roi... » ?

A pied, le long cortège gagne l'Hôtel de Ville, à travers la foule souvent menaçante. Lamartine va, grave et rayonnant, comme un somnambule, assujetti d'avance au destin. A l'Hôtel de Ville, plusieurs fois, il harangue la foule qui l'acclame. Enfin, avec ses collègues, auxquels le peuple vient d'adjoindre Louis Blanc et l'ouvrier Albert, représentant tous deux la future République sociale, il s'installe dans la grande salle du premier étage, s'attribue, dans la distribution des ministères, le portefeuille des Affaires Étrangères, et signe ses premiers décrets. La foule cependant réclame la proclamation de la République, que Louis Blanc toutà-l'heure lui a promise ; des cris : « Trahison ! » montent à l'adresse de Lamartine; il sort dans la salle Saint-Jean, que l'ombre commence d'envahir; il harangue le peuple; il essaie de lui prouver qu'il n'a que le droit de proclamer la « République provisoire en laissant au pays le droit de préférer ou de répudier telle ou telle forme d'institution... ». Il engage avec la foule hurlante une sorte de dialogue titanesque pour la persuader... Mais quand il rentre dans le cabinet où ses collègues sont réunis, il se trouve déjà en face du fait accompli; il signe sans plus discuter le décret qui proclame la République une et indivisible ».

-

De cette République que, pour une si large part, il a contribué à fonder, il va être, pendant plusieurs semaines, jusqu'au 10 mai, où le Gouvernement Provisoire rendit ses pouvoirs à l'Assemblée Constituante l'inspirateur apparent; néanmoins, plutôt que l'ame, il en sera la voix; la parure, et le chef nominal, plutôt que le véritable maître. Dès les premières heures, il aura à lutter contre l'influence des socialistes, qui voudraient transformer la République en révolution communiste; obligé plus d'une fois de négocier et de composer avec eux, il éloignera ainsi de lui, malgré lui, les sympathies des amis de l'ordre; il sera vite haï des partis extrêmes; défenseur à la fois de l'ordre et de la liberté, il ne se maintiendra, pendant près de trois mois, sur la cime où il est enfin monté, qu'à force de travail et d'éloquence; il exercera, comme l'a fort bien dit M. Barthou, une véritable « dictature oratoire ».

La journée du 25 février. Sa parole, dès le lendemain, réussit un véritable miracle. Elle s'était tout de suite, et comme par instinct, adaptée aux circonstances. Habitué par la tribune aux longs discours, et s'y complaisant, resté un peu solennel, Lamar1. DES COGNETS.

tine se transforma avec une extraordinaire promptitude. Il devint bref, simple, énergique, trouvant le mot de la situation, et souvent, résumant la situation d'un mot admirable ou héroïque. » (Louis BARTHOU.)

Au début de l'après-midi du 25 février, une troupe séditieuse d'ouvriers, formée et excitée pendant la nuit par les chefs socialistes, descend des faubourgs vers l'Hôtel de Ville; précédée du drapeau rouge, elle vient demander au Gouvernement de décréter que cet emblème de la révolution sociale remplace le drapeau tricolore comme symbole de la patrie. En une harangue en flammée, Lamartine sauva le drapeau tricolore; le seul prestige de sa parole força le peuple à reculer. C'est l'un des plus magnifiques triomphes que la parole humaine ait jamais remportés; en cette minute, le génie du poète orateur s'égale à celui d'un Démosthène et d'un Cicéron.

Il a lui-même raconté ces heures capitales de sa vie, et reconstitué son discours dans quelques pages de son Histoire de la Révolution de 1848, qui parut dix-huit mois plus tard,

LAMARTINE A L'HOTEL DE VILLE

I

Une horde furieuse d'environ quatre à cinq mille hommes paraissant sortir des faubourgs les plus reculés et les plus indigents de Paris, mêlés à quelques groupes mieux vêtus et mieux armés, franchit vers deux heures les rampes de toutes les cours de l'hôtel, inonda les salles, força les résistances et s'engouffra avec des cris de mort, des cliquetis d'armes, et des coups de feu partis au hasard, jusque dans une espèce de portique élevé au milieu d'un escalier étroit sur lequel débouchent les couloirs de service qui protégeaient de ce côté l'asile du gouvernement.

Lagrange, les cheveux épars, deux pistolets à la ceinture, le geste exalté, dominant la foule par sa haute taille, le tumulte par sa voix semblable au hurlement des masses, s'agitait en vain au milieu de ses amis de la veille, de ses exagérateurs du lendemain, pour satis

1. Il venait d'être nommé gouverneur de l'Hôtel de Ville,

faire et pour contenir à la fois l'élan de cette foule enivrée d'enthousiasme, de victoire, d'impatience, de soupçons, de tumulte et de vin. La voix presque inarticulée de Lagrange excitait autant de frénésie par l'accent qu'elle voulait en apaiser par l'intention. Ballotté comme un mât de vaisseau, de groupe en groupe, il était porté de l'escalier au couloir, de la porte aux fenêtres, jetant d'en haut à la multitude dans la cour des bras tendus, des saluts de tête, et des allocutions suppliantes emportées par le vent ou éteintes dans le mugissement des étages inférieurs et dans le bruit des coups de feu. Une faible porte qui pouvait à peine laisser passer deux hommes de front servait de digue à la foule arrêtée par son propre poids. Lamartine, soulevé par les bras et sur les épaules de quelques bons citoyens, s'y précipita. Il la franchit précédé seulement de son nom, et se retrouva de nouveau seul en lutte avec les flots les plus tumultueux et les plus écumeux de la sédition.

En vain les hommes les plus rapprochés de lui jetaientils son nom à la multitude, en vain l'élevaient-ils par moments sur leurs bras enlacés pour faire contempler sa figure au peuple et pour obtenir silence au moins de la curiosité. La fluctuation de cette houle, les cris, les chocs, les retentissements de crosses contre les murs, la voix de Lagrange entrecoupant d'allocutions rauques les courts silences de la multitude, rendaient toute attitude et toute parole impossibles. Englouti, étouffé, refoulé contre la porte fermée derrière lui, il ne restait à Lamartine1qu'à laisser passer sur son corps l'irruption aveugle et sourde, et le drapeau rouge qu'on élevait sur sa tête comme le pavillon vainqueur sur le gouvernement rendu.

A la fin, quelques hommes dévoués parvinrent à traîner jusqu'à lui un débris de chaise de paille sur laquelle il monta, comme sur une tribune chancelante, que soutenaient les mains de ses amis. A son aspect, au calme de sa figure qu'il s'efforçait à rendre d'autant plus impassible qu'il avait plus de passions à refréner,

1. Dans toute cette « Histoire de la Révolution de 1848 », Lamartine, s'efforçant à l'impartialité de l'historien, parle de lui-même à la troisième personne.

« PreviousContinue »