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Jocelyn, à Paris, sous le balcon de Laurence

(Huitième Époque)

(Dessin de Marckl)

il assiste, de l'ombre, à la fête qu'elle donne; puis, quand le dernier invité est parti, il la voit sortir jusqu'à la balustrade :

Elle leva la tête, et regarda la lune

Longtemps, comme quelqu'un qu'une image importune;
Avec un lent soupir elle étendit les bras,

Puis, en les refermant sur son cœur, dit : « Hélas ! »
Puis d'un accent distrait, qu'un regard accompagne,
Murmura dans ses dents notre air de la montagne,
A voix basse et tremblante et chanta quelques mots...
L'air manqua sur sa lèvre et finit en sanglots;
Elle s'interrompit comme avec violence,
Referma la fenêtre, et tout devint silence...

Jocelyn s'éloigne à l'aurore, il a déjà quitté Paris.

NEUVIÈME ÉPOQUE

Cette Époque, par le nombre de ses vers, équivaut à deux autres; et elle se divise aussi en deux parties fort nettes; si bien que l'on ne comprend guère pourquoi Lamartine n'a pas admis dix chants dans son poème, au lieu de neuf. Jusqu'au vers 1017, il décrit comment Jocelyn, revenu dans son presbytère, se consacre désormais sans aucune réserve, avec une sorte de frénésie du sacrifice, à l'instruction et au réconfort de ses paroissiens ; c'est l'histoire de l'ascension d'une âme et de son dépouillement volontaire ; elle contient quelques-uns des plus beaux vers de Lamartine. Après le vers 1017, le poème reçoit son dénouement par le récit de la mort romanesque de Laurence, qui revient expirer, absoute, aux bras de Jocelyn, et par la description de ses funérailles sur la montagne, près de la Grotte des Aigles. Le poème se termine ainsi à l'endroit même où les chastes amours de ses deux héros avaient commencé. La page qui conte la visite de Jocelyn à la Grotte aurait pu en être la dernière. Mais Lamartine a tenu à montrer comment, après la mort de Laurence, Jocelyn, déjà détaché moralement et mystiquement du monde, pousse l'abnégation de la charité sacerdotale jusqu'à rechercher à son tour la mort : c'est l'objet des vers qui peignent l'excès de son dévouement pendant la grande maladie », c'est-à-dire pendant une épidémie de choléra. Il tombe malade, se rétablit, et vit encore de longues années; mais il n'écrit plus une ligne sur son journal. Cette dernière partie contient, en somme, la matière d'une onzième Époque, si l'on admet que la mort de Laurence aurait dû être le sujet de la dixième.

1. Le Retour au Presbytère.

Valneige, 12 octobre 1800.

O nid dans la montagne où mon âme s'abrite!
Me voici donc rentré pour jamais dans mon gîte,
Comme le passereau sans ailes
pour courir,
Qui dans un trou du mur s'abrite pour mourir.
Oh! d'un peu de repos que mon âme pressée
Y devançait de loin mes pas par ma pensée !
Que l'ombre des grands monts se noyant dans les

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cieux,

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Quand je fus à leurs pieds, fut amie à mes yeux!
Comme je respirais, en montant leurs collines,
Les vents harmonieux exhalés des ravines,
Ces vents qui du mélèze au rameau dentelé
Sortent comme un soupir à demi consolé !
Que du premier sapin l'écorce me fut douce !
Que je m'étendis las et triste sur sa mousse !
Que j'y collai ma bouche en silence et longtemps, 15
N'entendant que les coups en ma tempe battants,
Et l'assaut orageux de mes mille pensées,

En larmes plus qu'en mots sur les herbes versées!
Combien de fois je bus dans le creux de ma main
Un peu d'eau du torrent qui borde le chemin ! 20
Que souvent mon oreille, à ses flots attentive,
Crut reconnaître un cri dans ses bonds sur sa rive,
Et, d'un frisson glacé me ridant tout entier,
M'arrêta palpitant sur le bord du sentier !

3. Pour courir. - Pour parcourir les airs. >>

4. Pour mourir.

Noter la forme négligée des vers 3 et 4, qui

se terminent tous deux par la même construction.

5. 1 Édit.: Et d'un peu de repos.

5. Inversion assez forte : « mon âme pressée d'un peu de repos. » D'autre part, ellipse peu admissible : « pressée de trouver un peu de repos ».

9. Collines.

- Les premières éminences par lesquelles s'annonce

la région montagneuse.

13. Douce. -A regarder. »

23. D'un frisson me ridant. Ce n'est pas son oreille mais le cri qu'elle a cru entendre, qui fait frissonner Jocelyn et qui l'arrête : il y a,dans cette construction, substitution, par la pensée du poète, du sujet logique au sujet grammatical.

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Enfin, le soir, je vis noircir, entre les cimes
Des arbres, mes murs gris au revers des abîmes.
Les villageois, épars sur leurs meules de foin,
Du geste et du regard me saluaient de loin.
L'œil fixé sur mon toit sans bruit et sans fumée,
J'approchais, le cœur gros, de ma porte fermée. 30
Là, quand mon pied poudreux heurta mon pauvre

seuil,

Un tendre hurlement fut mon unique accueil ; Hélas! c'était mon chien, couché sous ma fenêtre, Qu'avait maigri trois mois le souci de son maître.

Marthe filait, assise en haut sur le palier.
Son fuseau de sa main roula sur l'escalier ;
Elle leva sur moi son regard sans mot dire ;
Et, comme si son œil dans mon cœur eût pu lire,
Elle m'ouvrit ma chambre et ne me parla pas.
Le chien seul en jappant s'élança sur mes pas,

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34. Le souci de son maître. Au sens du « génitif objectif » latin le souci qu'il avait eu de son maître.

35. Marthe. - Voir Prologue, vers 59. En haut sur le palier. En haut des marches de l'escalier extérieur. Voir Prologue, vers 47-48.

40. Le chien, etc... Lamartine donne au chien de Jocelyn (voir vers 95) le nom de son lévrier favori: Fido; c'est lui qu'il dépeint et à qui il s'adresse dans tout ce passage. Il le possédait depuis 1824. En 1837, Fido devint malade; le poète le recueillit sur son propre lit, introduisit lui-même quelques gouttes de lait tiède dans sa gueule malade, et adoucit son agonie par ses caresses; quand enfin Fido mourut, il éprouva un vif chagrin... Ces jours-ci, mes chagrins passés ont été remués et soulevés en moi par une perte que vous trouveriez insignifiante et qui pour moi en a été une immense, celle de mon ami Fido. Il est mort entre mes pieds, après treize ans d'amour et de fidélité, après avoir été le compagnon de toutes les heures de mes années de bonheur, de voyages, de larmes. La vie est affreuse.» (Lettre à Virieu, 25 avril 1837.) Au reste, Lamartine croyait à l'âme des animaux et les aimait tous: « Il avait des affinités secrètes avec tous les êtres, et des tendresses étranges pour les chevaux et pour les oiseaux ; il savait leur langage secret comme les saints et les solitaires... ' (A. BARDOUX, Études d'un autre temps, pp. 112-113.)

a

Bondit autour de moi de joie et de tendresse,
Se roula sur mes pieds enchaîné de caresse,
Léchant mes mains, mordant mon habit, mon soulier,
Sautant du seuil au lit, de la chaise au foyer, 44
Fêtant toute la chambre, et semblant aux murs même,
Par ses bonds et ses cris, annoncer ce qu'il aime ;
Puis, sur mon sac poudreux à mes pieds étendu,
Me couva d'un regard dans le mien suspendu.
Me pardonnerez-vous, vous qui n'avez sur terre
Pas même cet ami du pauvre solitaire ?
Mais ce regard si doux, si triste de mon chien,
Fit monter de mon cœur des larmes dans le mien.
J'entourai de mes bras son cou gonflé de joie ;
Des gouttes de mes yeux roulèrent sur sa soie :
« O pauvre et seul ami, viens, lui dis-je, aimons-
nous ! 55
Car partout où Dieu mit deux cœurs, s'aimer est
doux ! »

Hélas! rentrer tout seul dans sa maison déserte,
Sans voir à votre approche une fenêtre ouverte,
Sans qu'en apercevant son toit à l'horizon
On dise: « Mon retour réjouit ma maison;
Une sœur, des amis, une femme, une mère,
Comptent de loin les pas qui me restent à faire ;
Et dans quelques moments, émus de mon retour,
Ces murs s'animeront pour m'abriter d'amour ! »

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42. Enchaîné de caresse. Enchaîné à moi par les caresses qu'il me faisait. Voir Remarques 8 et 17.

47. Étendu.

Comprendre : « le chien étendu sur mon sac... >> 48. Dans le mien suspendu. - Dit un peu plus que l'expression courante : « suspendu au mien ». Le regard du chien restait plongé dans celui de son maître et se déplaçait avec le sien.

54. Sa soie. « Son poil doux comme une soie. »

58. Votre approche. Négligence pour « son », car c'est on qui est le sujet logique de toute la période ; mais à plusieurs reprises la 3o et la 2o personne y sont mélangées (v. 65 se glisser; v. 66 : sans qu'au devant du vôtre; et à partir du v. 68, la 2e personne domine). Lamartine ne fait ici qu'obéir à une tendance du langage

courant.

64. M'abriter d'amour. avec celle du verbe envelopper.

Construction insolite, par analogie

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