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SIXIÈME ÉPOQUE

Après s'être soumis pendant deux ans (août 1795, août 1797) à une sévère discipline « dans une maison de retraite ecclésiastique, à Grenoble, Jocelyn est mandé par l'évêque de cette ville qui lui propose de le nommer curé dans un village reculé des Alpes.

1. La Nomination de Jocelyn.

« Il est, au dernier plan des Alpes habité, Un village à nos pas accessible en été,

240

Et dont pendant huit mois la neige amoncelée
Ferme tous les sentiers aux fils de la vallée.
Là, dans quelques chalets sur des pentes épars,
Quelques rares tribus de pauvres montagnards,
Dans des champs rétrécis qu'ils disputent à l'aigle, 245
Parmi les châtaigniers sèment l'orge et le seigle,
Dont le pâle soleil de l'arrière-saison

Laisse à peine le temps d'achever la moisson.
Le Dieu de l'indigent vous donne ce royaume :
Son autel est de bois, et n'a qu'un toit de chaume, 250
Mais mieux que sur l'autel de luxe éblouissant
Aux mains jointes du peuple et du prêtre il descend.
Il se souvient encor que son humble lumière,
Avant l'orgueil du temple, éclaira la chaumière;
Et ces âmes des champs, toutes du même prix, 255.
Il vous les comptera là-haut. Allez, mon fils ! »

17 septembre 1797.

J'irai, j'attacherai mon âme aux solitudes,
J'écorcherai mes pieds dans des sentiers plus rudes.
Bénissez-moi, Seigneur ! que mon cœur, consumé
Par l'amour, et puni pour avoir trop aimé,
Au foyer de l'autel s'éteigne et se rallume,
Et d'un feu plus céleste en mon sein se consume;

D

260

252. Aux mains jointes. Rituellement Dieu ne descend, par la consécration de l'hostie, qu'« aux mains jointes du prêtre » consécrateur. Mais ce vers doit s'entendre autrement : « Dieu descend... lorsque dans cet humble temple, peuple et prêtre joignent les mains pour l'appeler... » Sur la préposition à, voir Remarque 17. 258. Plus rudes. Que ceux auxquels je m'attendais. »

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Mais pour aimer en vous, avec vous et pour vous, Tous au lieu d'un seul être et cet être dans tous !

263. En vous, avec vous et pour vous. Rappel des paroles liturgiques du prêtre à la messe Et per ipsum (ss-ent. Christum) et cum ipso, et in ipso... >

2. Valneige. La paroisse et le presbytère de Jocelyn.

Au printemps qui suit son installation à Valneige, Jocelyn écrit à sa sœur, revenue d'exil avec leur mère, pour dépeindre sa paroisse et la vie qu'il y mène. Ces pages sont comme le poème familier de la vie rurale d'un pauvre curé.

LETTRE A SA SŒUR

SEPT MOIS PLUS TARD, DU VILLAGE DE VALNEIGE

Mai 1798.

... O mes anges absents, suivez-moi donc des yeux ;
Je vais vous raconter la maison et les lieux.
Sur un des verts plateaux des Alpes de Savoie, 345
Oasis dont la roche a fermé toute voie,

350

Où l'homme n'aperçoit, sous ses yeux effrayés,
Qu'abîme sur sa tête et qu'abîme à ses pieds,
La nature étendit quelques étroites pentes
Où le granit retient la terre entre ses fentes
Et ne permet qu'à peine à l'arbre d'y germer,
A l'homme de gratter la terre et d'y semer.
D'immenses châtaigniers aux branches étendues
Y cramponnent leurs pieds dans les roches fendues,
Et pendent en dehors sur des gouffres obscurs, 355
Comme la giroflée aux parois des vieux murs;

345. De Savoie. La paroisse de Jocelyn, dépendant de l'évêque de Grenoble, devrait appartenir plus logiquement aux Alpes du Dauphiné; dans Geneviève, d'ailleurs (voir chap. XXIV), Lamartine attribue son nom Valneige, à un village dauphinois qu'il situe non loin de Voiron.

346. Dont. Pour à qui; cette tournure oblige de donner à « voie le sens de: accès».

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354. Dans les roches fendues. roches décrites, v. 350.

C'est-à-dire dans les fentes des

On voit, à mille pieds au-dessous de leurs branches,
La grande plaine bleue avec ses routes blanches,
Les moissons jaune d'or, les bois comme un point noir,
Et les lacs renvoyant le ciel comme un miroir; 360
La toise de pelouse, à leur ombre abritée,
Par la dent des chevreaux et des ânes broutée,
Épaissit sous leurs troncs ses duvets fins et courts,
Dont mille filets d'onde humectent le velours,
Et pendant le printemps, qui n'est qu'un court sou-
rire,

364

Enivre de ses fleurs le vent qui les respire.
Des monts tout blancs de neige encadrent l'horizon,
Comme un mur de cristal de ma haute prison,
Et, quand leurs pics sereins sont sortis des tempêtes,
Laissent voir un pan bleu de ciel pur sur nos têtes. 370
On n'entend d'autre bruit, dans cet isolement,
Que quelques voix d'enfants, ou quelque bêlement
De génisse ou de chèvre au ravin descendues,
Dont le pas fait tinter les cloches suspendues;
Les sons entrecoupés du nocturne Angélus,

375

361. La toise. Cette ancienne mesure équivaut à peu près à 2 mètres. L'expression désigne ici « une bordure étroite de gazon ». 366. 1re édition: Enivrent de leurs fleurs...

Ce pluriel qui ne peut avoir pour sujet que « D'immenses châtaigniers » du v. 353, ne disparaît qu'à moitié dans l'édit. de 1841, où on lit :

D

Enivre de leurs fleurs...

La correction définitive est de 1849.

373. De génisse. Pour: vache; voir Remarque 1.

374. Voir la même impression déjà rendue par le poète qui, tout naturellement ici, se place de nouveau à l'heure crépusculaire du soir :

J'aimais les voix du soir dans les airs répandues...

Et le sourd tintement des cloches suspendues

Au cou des chevreaux dans les bois.

375. Le nocturne Angélus.

--

(Préludes, 325-328.)

Pour l'Angélus du soir, qui

:

annonce la nuit. Il sonne à six ou sept heures, c'est-à-dire à un moment où, en été, il fait encore plein jour.

LAMARTINE.

21

Que le père et l'enfant écoutent les fronts nus,
Et le sourd ronflement des cascades d'écume,
Auquel, en l'oubliant, l'oreille s'accoutume,
Et qui semble, fondu dans ces bruits du désert,
La basse sans repos d'un éternel concert.

380

Les maisons, au hasard sous les arbres perchées,
En groupes de hameaux sont partout épanchées,
Semblent avoir poussé, sans plans et sans dessein,
Sur la terre, avec l'arbre et le roc de son sein;
Les pauvres habitants, dispersés dans l'espace, 385
Ne s'y disputent pas le soleil et la place,

Et chacun sous son chêne, au plus près de son champ,
A sa porte au matin et son mur au couchant.
Des sentiers où des bœufs le lourd sabot s'aiguise
Mènent de l'un à l'autre, et de là vers l'église,
Dont depuis deux cents ans à tous ces pieds humains
Le baptême et la mort ont frayé les chemins.

390

395

Elle s'élève seule au bout du cimetière
Avec ses murs épais et bas, verdis de lierre,
Et ses ronces grimpant en échelle, en feston,
Jusqu'au chaume moussu qui lui sert de fronton.
On ne peut distinguer cette chaumière sainte
Qu'au plus grand abandon du petit champ d'enceinte,

376. Les fronts nus. C'est l'attitude que le peintre Millet traduira dans son tableau : l'Angélus.

377. D'écume. — « D'eau écumante ». Voir Remarque 17. 388. Au matin. C'est-à-dire exposée au soleil du matin », donc au levant. Voir Remarque 17.

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389. S'aiguise. Ces sentiers sont rocailleux et roides. 391. Tous ces pieds humains.

humains qui vivent là ».

-

Ellipse: « aux pieds de tous les

394. Verdis de lierre. Les poètes d'inspiration chrétienne, vers la fin du siècle, n'ont pas oublié l'indication de Lamartine sur l'église de campagne, dont ils se sont avisés de découvrir l'émouvante beauté. Se rappeler, par exemple, le titre donné par Francis Jammes à l'un de ses recueils de vers: L'Église habillée de feuilles.

395. Feston. On attendrait : festons. Voir Remarque 8.

400

Où le sol des tombeaux, par la mort cultivé,
N'offre qu'un tertre ou deux tous les ans élevé,
Que recouvrent bientôt la mauve et les orties,
Premières fleurs toujours de nos cendres sorties,
Et qu'à l'humble clocher qui surmonte les toits
Et s'ouvre aux quatre vents pour répandre sa voix.

405

Ma demeure est auprès; ma maison isolée
Par l'ombre de l'église est au midi voilée,
Et les troncs des noyers qui la couvrent du nord
Aux regards des passants en dérobent l'abord.
Des quartiers de granit que nul ciseau ne taille,
Tels que l'onde les roule, en forment la muraille : 410
Ces blocs irréguliers, noircis par les hivers,
De leur mousse natale y sont encor couverts;
La joubarbe, la menthe, et ces fleurs parasites
Que la pluie enracine aux parois décrépites,

Y suspendent partout leurs panaches flottants, 415
Et les font comme un pré reverdir au printemps.
Trois fenêtres d'en haut, par le toit recouvertes,
Deux au jour du matin, l'autre au couchant, ouvertes,
Se creusant dans le mur comme des nids pareils,
Reçoivent les premiers et les derniers soleils;

400. Élevé. Remarque 8.

401. 1re Édition :

Que recouvre...

420

Un tertre ou deux » imposent le pluriel. Voir

Faute d'inadvertance.

403. Et qu'à...

distinguer qu'au...

Phrase qui dépend du v. 397 : « on ne peut » Mais le verbe principal est bien loin, et le dessin de la phrase a été rompu par plusieurs incidentes; Lamartine, à partir de Jocelyn, construit avec plus de négligence ses périodes poétiques.

409. Ne taille.

Pour « n'a taillés ». Voir Remarque 12.

411-412. Ce sont les mêmes blocs, où la végétation ne cesse point son travail, que Lamartine a réclamés pour sa tombe dans les Harmonies; Milly, v. 287-292.

418. Au jour du matin. Voir le vers 388.

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