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Descendre aussi puissant des soleils au ciron!
Et comment supporter l'éclat dont tu te voiles? 330
Comment te contempler au jour de tes étoiles,
Dieu si grand dans un seul rayon?

LAURENce.

Oh! comme ce rayon, que son regard nous touche, Lui qui descend d'en haut jusqu'à ces profondeurs !

MOI.

Ah! puisse mon oreille entendre sur ma bouche 335
L'humble bégaiement de nos cœurs,
Lui qui, du sein de ses splendeurs,
Entend le battement des ailes de la mouche
Noyée au calice des fleurs !

LAURENCE.

Qu'il nous garde en ce lieu pour savourer ensemble 340 Les trésors que sa main dans le désert assemble !

MOI.

Comme deux rossignols au même nid éclos,
Enseignons-nous l'un l'autre à chanter ces retraites ;
De la voix de la terre expirant sur ces crêtes
Soyons-lui les derniers échos!

-

345

329. Des soleils au ciron. Lamartine reprend ici les termes mêmes de Pascal. Le ciron est un insecte ailé qui se développe dans la farine, les fromages, etc...

333. La méditation lyrique va s'achever en une prière où le rythme du dialogue devient de plus en plus pressé.

340-341. Ensemble; assemble. Voir Remarque 20.
343-344. 1re Édit. :

Enseignons-nous l'un l'autre à moduler ses hymnes,
De la voix de la terre expirant sur ces cimes

Soyons-lui les derniers échos!

Hymnes et Cimes ne rimaient pas et ne faisaient, au plus, qu'une assonance; cependant Lamartine n'introduisit sa correction qu'à partir de l'édition de 1849; la faute subsiste même dans la grande édition illustrée de Jocelyn (1841). Insouciance et inadvertance du poète, d'autant plus remarquables que les vers 343-345 sont, pour ainsi dire, le sommet lyrique de tout ce début de la Quatrième Époque.

LAURENCE.

Qu'un seul souffle pour lui sorte de deux poitrines! Qu'il nous fasse un seul sort! qu'il nous cueille en commun!

MOI.

Et parfumons ses mains divines,

Comme sur un seul jet deux lys qui n'en font qu'un, Qui n'ont dans le rocher que les mêmes racines, 350 Et qu'on cueille à la fois sur les mêmes collines, Tout remplis du même parfum !

Des pleurs mouillaient nos voix ; je regardais Laurence, Et longtemps nos esprits prièrent en silence.... 354

349. Sur un seul jet. -Sur une seule tige. » Proprement, jet ne se dit point d'une plante, mais d'un arbre, dont il signifie la nouvelle tige : « Cet arbre a poussé de beaux jets cette année. »

354. Le silence clôt la méditation ; les mots humains sont impuissants à rendre l'exaltation où les cœurs sont arrivés.

2. Le Secret dévoilé.

Le hasard d'un accident de montagne vient troubler cette paix extatique. Au début de l'hiver, Laurence sort de la grotte pour aller au-devant de Jocelyn, qu'une avalanche a retardé : il s'égare, tombe dans un creux. Son ami l'y découvre évanoui et blessé, après de longues heures; en le soignant, il s'aperçoit que Laurence est une femme.

7 décembre 1794.

La foudre a déchiré le voile de mon âme :
Cet enfant, cet ami, Laurence est une femme...
Cette aveugle amitié n'était qu'un fol amour!
Ombre de ces rochers, cachez ma honte au jour !

573

Même date, la nuit, à onze heures.
Elle dort, la poitrine un peu moins oppressée;
La fièvre en mots sans suite égare sa pensée :

573. La foudre. La révélation inattendue a été pour lui comme un coup de foudre ».

577 et suiv. Ce passage a été rendu célèbre par la Berceuse que le compositeur Benjamin Godart a écrite dans son opéra Jocelyn.

« Mon père !... Jocelyn !... où sont-ils tous deux ?...

Morts ! »

Ses pieds veulent courir. Oh! dors, pauvre enfant, dors! 580

Jocelyn vit encor pour te rendre à la vie !
Mais, oh! qu'elle te soit ou rendue ou ravie,
Il vit l'âme en suspens entre ces deux malheurs :
Mort pour toi si tu vis, et mourant si tu meurs!

584

Le premier sentiment de Jocelyn est en effet tout de honte ; il se considère d'ailleurs comme engagé à Dieu, bien qu'il n'ait encore reçu aucun ordre sacré. Mais Laurence, du lit où la maladie la tient tout un mois, le supplie de lui jurer qu'il ne la quittera jamais. Il se laisse arracher ce serment. Laurence revient à la santé assez vite :

12 décembre 1794.

D'heure en heure depuis elle se rétablit.
Pour la première fois elle a quitté son lit,
Et, d'un
pas chancelant, sur mon bras appuyée,
Elle a voulu marcher sur la neige essuyée :
O soleil de décembre, éclairas-tu jamais

Une plus pâle fleur d'hiver sur ces sommets ? Jocelyn l'entoure désormais d'une affection grave et respectueuse :

Je ne sais quel respect à tant d'amour se mêle Et s'accroît tous les jours dans mon âme pour elle; Comme un dieu je craindrais du doigt de la toucher... Les mois passent. Au printemps de 1795, les deux solitaires imaginent leur union future et rêvent ensemble du foyer qu'ils créeront,

Et de ces beaux enfants qui se roulent à terre
Nus, entre leurs berceaux et les pieds de leur mère....
Ils sont pleinement et angéliquement heureux

Mai 1795.

Le jour succède au jour, le mois au mois ; l'année Sur sa pente de fleurs déjà roule entraînée.

A tous moments, mon Dieu, je tombe à vos genoux : Est-ce que votre ciel a des soleils plus doux ?

CINQUIÈME ÉPOQUE

Cette époque» sépare à la façon d'une cime les deux parties du poème. Jusqu'alors, Jocelyn était une idylle sur la montagne, une sorte de Paul et Virginie alpestre, agrandi par une inspiration à la fois panthéiste et religieuse. Il va devenir, à partir de la 6 Époque, un poème philosophique et social, inspiré de l'esprit tout nouveau qui anima Lamartine après son retour d'Orient; ce sera l'épopée familière du curé de village dernier étant élevé par le poète à la dignité d'un symbole social. Les deux conceptions successives d'où Jocelyn est sorti, ont leur nœud plus ou moins artificiel dans la Cinquième Époque.

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Pendant que Jocelyn et Laurence vivent prisonniers de leur chaste amour dans la grotte des Aigles, la Terreur redouble dans les cités. Lamartine, qui se soucie peu de brouiller les dates, suppose qu'elle atteint son point culminant, que la chute de Robespierre devait suivre, en août 1795. Au début de ce mois, l'évêque dont Jocelyn fut le disciple de choix, est emprisonné à Grenoble et sur le point d'être envoyé à l'échafaud. Il fait demander secrètement Jocelyn qui, sous des habits d'emprunt, pénètre dans sa cellule. Il lui explique qu'il ne veut pas mourir sans se confesser et sans recevoir la communion ; mais tous les prêtres sont proscrits ou captifs. Pour goûter la douceur des sacrements avant que de mourir, il ne lui reste qu'un moyen : conférer sur-le-champ l'ordination sacerdotale à Jocelyn.

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Faut-il mieux m'expliquer ? reprit-il, un saint prêtre
Est nécessaire à Dieu; mon fils, vous allez l'être...

Je vais vous consacrer sur ce bord de ma tombe:
Baissez la tête, enfant, pour que le chrème y tombe !...

Jocelyn, épouvanté, lui fait l'aveu de son amour innocent pour Laurence, des serments échangés entre eux, du changement de son âme.

L'Ordination.

Silence! cria-t-il ; vous profanez cette heure, 361 Ces moments tout au ciel, ces fers, cette demeure, Où du Dieu trois fois pur un indigne martyr N'eût jamais entendu de tels mots retentir.

363. Trois fois pur.

364

Redoublement usuel au langage ecclésiastique, qui, d'ailleurs, l'a pris au latin ordinaire. Cf. Virgile :

O ter quaterque beati.

364. N'eût jamais entendu, etc... ne veniez pas de les faire retentir.

(Énéide.)

Sous-entendre: Si vous

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EST-CE moi? suis-je ici?... Mon Dieu, veillez sur elle!
Anges du Tout-Puissant, couvrez-la de votre aile!

Quoi! j'ai laissé Laurence à la foi du rocher?
Mon coeur brisé n'a-t-il rien à se reprocher

Gravure extraite de la première édition illustrée de Jocelyn (1841).

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