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J'entrelaçai mes doigts aux barreaux des persiennes,
Je crus sentir des mains qui rencontraient les miennes.
« Adieu ! » criai-je ; en vain j'y voulus joindre un mot,
Mon cœur noyé d'angoisse eut à peine un sanglot,
Et je m'enfuis courant et sans tourner la tête,
Comme un homme qui craint qu'un remords ne l'arrête.
Je marchai devant moi par des champs sans chemin,
De peur de rencontrer; d'entendre un être humain, 495
Jusqu'au sommet aride où la sombre montagne
S'affaisse et redescend vers une autre campagne.
Sur une roche grise une croix de granit,

Que la mousse tapisse, où l'aigle fait son nid, 500
S'élève pour bénir à la fois les deux faîtes,

Comme un homme étendant ses deux bras sur deux

têtes.

Là je me retournai pour la première fois,
Et m'assis sur la pierre au pied de cette croix ;
Je vis se dérouler sous moi le paysage,

505

510

Le jardin verdoyer sous les murs du village,
La colombe blanchir les toits, et la maison
Retirer lentement son ombre du gazon.
Je vis blanchir dans l'air sa première fumée,
Une main entr'ouvrir la fenêtre fermée.
Un soupir emporta mon âme à ce doux lieu,
Et sur l'herbe, à genoux, je m'écriai : « Mon Dieu !
Vous qui prenez le fils, restez avec la mère,
Que l'heure du départ n'y soit pas même amère !
Je ne quitte, ô mon Dieu, ces cœurs et ce séjour, 515
Qu'afin de leur laisser plus de paix et d'amour :
Que l'amour et la paix y restent à ma place,
Et que le sacrifice attire au moins la grâce!
Veillez, au lieu de moi, sur ses chers habitants;
Bénissez nuit et jour leur route et leurs instants; 520
Soyez vous-même, ô Dieu ! vous, ô céleste Père,
Pour la mère le fils, et pour la sœur le frère !

497. La sombre montagne. Le sommet du Craz domine Milly. 501. Les deux faites. Celui de la sombre montagne » et celui de l'autre mont bordant, au delà, la vallée qui se creuse derrière elle.

518. La grâce. ses bienfaits.

LAMARTINE.

Sens mystique: la grâce de Dieu, c'est-à-dire

20

Comblez-les de vos dons; menez-les par la main,
Par une longue vie et par un doux chemin,

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Au terme où nous devons vous rendre grâce ensemble,
Et que
dès ici-bas votre sein nous rassemble ! »>

Je dis, et, sous les bois de ces derniers sommets,
L'horizon paternel s'abaissa pour jamais.

525. Au terme. C'est-à-dire au ciel, où tous les justes se retrouveront. Voir la fin de l'Harmonie Milly, p. 453.

526. Par la communauté des prières et de la foi.

503-528. Ce dernier adieu de Jocelyn, et la prière qui l'accompagne sont, dans notre littérature, l'un des premiers modèles de poésie religieuse à la fois simple, pure et familière.

527: Ces derniers sommets. Les derniers d'où il pouvait encore être aperçu.

528. On peut rapprocher l'impression de René lorsqu'il s'embarque pour l'Amérique : « ... Je contemplai longtemps sur la côte les derniers balancements des arbres de la patrie, et les faîtes du monastère qui s'abaissaient à l'horizon. » (Chateaubriand, René.)

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DEUXIÈME ÉPOQUE

Jocelyn ne rouvre son journal qu'au « Séminaire de ***, le 1er janvier 1793 ». « Six ans » ont passé pour lui dans l'étude et la paix ; six ans et demi à compter à la rigueur, puisqu'il a quitté la maison paternelle le 5 juin 1786 :

« Six ans sont retranchés des jours de mon jeune âge
Sans qu'une seule trace ait marqué leur passage...
Je n'ai senti ces jours qu'en calculant leur nombre.
Le cloître aux noirs piliers m'a caché dans son ombre;
De ma haute cellule au chœur mélodieux

Les dalles ont compté mes pas silencieux;

La méditation, la prière et l'étude

Ont engourdi mes sens dans leur froide habitude... »

1. L'Ivresse mystique à la Cathédrale.

Isolé du monde, Jocelyn connaît tous les élans d'une foi où la sensibilité a presque autant de part que l'intelligence. Pour les décrire, Lamartine s'est souvenu des heures de religieuse extase qu'il passait, adolescent, dans la chapelle du collège de Belley :

« ... J'ai peint dans Jocelyn, sous le nom d'un personnage imaginaire, ce que j'ai éprouvé moi-même de chaleur d'âme contenue, d'enthousiasme pieux répandu en élancements de pensées, en épanchements et en larmes d'adoration devant Dieu, pendant ces brûlantes années d'adolescence, dans une maison religieuse. Toutes mes passions futures encore en pressentiments, toutes mes facultés de comprendre, de sentir et d'aimer encore en germe, toutes les voluptés et toutes les douleurs de ma vie encore en songe, s'étaient pour ainsi dire concentrées, recueillies et condensées dans cette passion de Dieu, comme pour offrir au créateur de mon être, au printemps de mes jours, les prémices, les flammes et les parfums d'une existence que rien n'avait encore profanée, éteinte, ou évaporée avant lui.

Je vivrais mille ans que je n'oublierais pas certaines heures du soir où, m'échappant pendant la récréation des élèves jouant dans la cour, j'entrais par une petite porte secrète dans l'église déjà assombrie par la nuit, et à peine éclairée au fond du chœur par la lampe suspendue du sanctuaire ; je me cachais sous l'ombre plus épaisse d'un pilier; je m'enveloppais tout entier de mon manteau comme dans un linceul ; j'appuyais mon front contre le marbre froid d'une balustrade, et, plongé, pendant des minutes que je ne comptais plus, dans une muette mais intarissable adoration, je ne sentais plus la terre sous mes genoux ou sous mes pieds, et je m'abîmais en Dieu, comme l'atome flottant dans la chaleur d'un jour d'été s'élève, se noie, se perd dans l'atmosphère, et, devenu

transparent comme l'éther, paraît aussi aérien que l'air lui-même et aussi lumineux que la lumière !... » (Confilences, VI, 4.)

Ces lignes sont le meilleur commentaire du morceau suivant, l'un de ceux, certainement, auxquels Lamartine pensait en écrivant à Virieu : « C'est toi et moi à seize ans. »

Février 1793.

Souvent, lorsque des nuits l'ombre que l'on voit croître

De piliers en piliers s'étend le long du cloître,
Quand, après l'Angélus et le repas du soir,
Les lévites épars sur les bancs vont s'asseoir,
Et que, chacun cherchant son ami dans le nombre, 35
On épanche son cœur à voix basse et dans l'ombre,
Moi qui n'ai point encore entre eux trouvé d'ami,
Parce qu'un cœur trop plein n'aime rien à demi,
Je m'échappe, et, cherchant ce confident suprême
Dont l'amour est toujours égal à ce qu'il aime,
Par la porte secrète en son temple introduit,
Je répands à ses pieds mon âme dans la nuit.

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34. Les lévites. Terme du langage ecclésiastique, emprunté de la Bible. Il y désignait les membres de la tribu de Lévi consacrés au service du temple de Jérusalem: par extension, il signifie non pas les prêtres comme l'indique Littré, mais les ministres de la religion chrétienne qui leur sont inférieurs diacres, sousdiacres, etc... Ici : « les séminaristes ». — Sur les bancs. Les bancs disposés sous le cloître et dans sa cour intérieure. Il faut supposer, d'après ces indications et celles qui vont suivre, que le grand séminaire est contigu, par son cloître, à la cathédrale.

40. Sens: chez lequel chaque croyant trouve toujours un amour égal au sien propre. L'amour de Dieu est le seul sur lequel l'homme soit toujours assuré de pouvoir compter.

41. Par la porte secrète. Voir plus haut l'indication des Confidences.

42. Je répands mon âme. L'image est la traduction directe du latin effundere ; c'est proprement une « effusion ». — L'expression elle-même est, d'ailleurs, de la langue religieuse classique : ... Mon Dieu, si j'ose répandre mon âme en votre présence... " FLÉCHIER. Oraison funèbre de Turenne. Lamartine l'avait déjà employée dans les Méditations.

Je répandrai mon âme au senil du sanctuaire...

(Chant lyrique de Saül.)

Ossian! Ossian ! lorsque plus jeune encore

Je rêvais des brouillards et des monts d'Inistore;
Quand, tes vers dans le cœur et ta harpe à la main, 45
Je m'enfonçais l'hiver dans des bois sans chemin,
Que j'écoutais siffler dans la bruyère grise,
Comme l'âme des morts, le souffle de la bise,
Que mes cheveux fouettaient mon front, que les
torrents,
Hurlant d'horreur aux bords des gouffres dévorants,
Précipités du ciel sur le rocher qui fume,
51
Jetaient jusqu'à mon front leurs cris et leur écume ;

43. Ossian ! Ossian! - Lamartine va comparer les extases où le jetait la poésie d'Ossian à celles que provoque la méditation religieuse; ces dernières sont supérieures et préférables, car le croyant peut, pour ainsi dire, les renouveler à volonté (vers 85-86). Mais, poétiques ou religieuses, ces deux sortes d'extases sont de la même qualité. On saisit ici, sur le vif, comment Lamartine unissait dans une même conception poésie et croyance, et on peut comprendre, à l'aide de ce passage, dans quelle mesure exactement et pourquoi sa poésie est religieuse. Ossian. Nom d'un barde

gaélique du me siècle après J.-C. On n'a conservé aucune de ses œuvres; mais un jeune poète écossais, Macpherson, prétendit en avoir retrouvé un manuscrit : il les publia en 1760. Bien qu'il les ait inventées de toutes pièces en s'inspirant, avec beaucoup d'habileté, des légendes du pays et de quelques fragments déformés par la tradition orale, elles eurent dans toute l'Europe un succès inattendu jusqu'à l'époque romantique Napoléon luimême était un dévot d'Ossian. - Voir plus haut p. 48 à quelle époque Lamartine lut ses poèmes. D'après les Confidences, VI-6, ce serait vers 1806 ou 1807, en plein hiver : « ... C'était dans les apres frissons de novembre et de décembre... C'était la décoration naturelle et sublime du poème d'Ossian que je tenais à la main... » 44. Inistore. Ville d'Irlande.

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45. Ta harpe à la main. — Sens métaphorique. Lamartine veut dire qu'il s'est essayé lui-même à écrire des vers à la manière d'Ossian.

49. Que mes cheveux, etc.— Attitude romantique par excellence : elle vient de Chateaubriand : « ... Je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.» René.

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