Page images
PDF
EPUB

Et quand elle était noire, au fond d'un vieux panier135
Il la jetait, et moi, dans un coin du grenier
Je balayais la feuille au retour de l'aurore.

140

Ce qu'ont laissé les rats y peut bien être encore. »
J'y montai; j'y trouvai ces pages, où sa main
Avait ainsi couru sans ordre et sans dessein,
Semblables à ces mots qu'un rêveur solitaire
Du bout de son bâton écrit avec mystère ;
Caractères battus par la pluie et les vents,
Et dont l'œil se fatigue à renouer le sens.
Bien des dates manquaient à ce journal sans suite, 145
Soit qu'il eût déchiré la page à peine écrite,
Ou soit que Marthe en eût allumé ses flambeaux
Et les vents sur son toit dispersé les lambeaux.
Déplorant à mon cœur mainte feuille ravie,
Mon œil de ces débris recomposait sa vie,
Comme l'œil, éclairé d'un rayon de la nuit,
Et s'égarant au loin sur l'horizon qui fuit,
Voit les anneaux glissants d'un fleuve à l'eau brillante
Dérouler flots à flots leur nappe étincelante,

150

Se perdre par moment sous quelque tertre obscur, 155
Dans la plaine plus bas reparaître plus pur,
Se briser de nouveau dans les prés qu'il arrose;
Mais suivant du regard le sillon qu'il suppose,
Et sous les noirs coteaux devinant ses détours,
De mille anneaux rompus recompose un seul cours. 160
C'est ainsi qu'à travers de confuses images
De ce journal brisé j'ai recousu les pages.

147. Ou soit que.

[ocr errors]

Redondance; ou que eût suffi. 149. Entendez: « déplorant que mainte feuille eût été ravie. » 154. Flots à flots. - L'usage et la logique exigeraient le singulier : c'est un à un que les flots se déroulent et s'enchaînent comme des anneaux. D'autre part, qu'est-ce que « la nappe des anneaux » ? Les deux images s'excluent.

155. Par moment. Voir Remarque S.

[ocr errors]

« recom

158-160. Le sujet du participe suivant » et du verbe pose est le mot œil du vers 151 : « comme l'œil... » — - Toute cette période est écrite d'un style indolent et lâche qui caractérise assez bien la négligence que le poète se permet parfois à partir de Jocelyn.

Si d'une ombre souvent le texte est obscurci,
Complétez, en lisant, ces pages; les voici.

164. En lisant

C'est-à-dire à mesure que vous les lirez ».

Le participe présent n'exprime point ici le moyen ou la manière.

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

Le jour s'est écoulé comme l'eau dans la bouche
D'un fruit délicieux qui fond dès qu'on y touche
Ne laissant après lui que parfum et saveur.
O mon Dieu, que la terre est pleine de bonheur !
Aujourd'hui premier mai, date où mon cœur s'arrête,
Du hameau paternel c'était aussi la fête,

6

Et c'est aussi le jour où ma mère eut un fils ;
Son baiser m'a sonné mes seize ans accomplis :
Seize ans ! puissent longtemps ces doux anniversaires
Sonner tant de bonheur au clocher de mes.pères ! 10

Que ce jour s'est levé serein sur le vallon !
Chaque toit semblait vivre à son premier rayon,

1-2. A partir de 1841:

Le jour s'est écoulé comme fond dans la bouche
Un fruit délicieux sous la dent qui le touche.

Image assez hardie à sa date, et par laquelle Lamartine semble annoncer les poètes impressionnistes: la comtesse de Noailles en a de semblables. On étudiera comment il a hésité sur l'expression; si la rédaction définitive améliore le 1er vers, c'est peutêtre au détriment du second; mais aussi, « qui fond dès qu'on y touche manquait de précision et évoquait un fruit se liquéfiant sous les doigts.

[ocr errors]

5. Entendez date à laquelle il plaît à mon cœur que mon attention s'arrête. »

Chaque volet ouvert avant qu'il pût éclore
Semblait comme un ami solliciter l'aurore ;
On voyait la fumée, en colonnes d'azur,

De chaque humble foyer monter dans un ciel pur;
Du pieux carillon les légères volées

Couraient en bondissant à travers les vallées ;
Les filles du village, à ce refrain joyeux,
Entr'ouvraient leur fenêtre en se frottant les yeux,
Se saluaient de loin du sourire ou du geste,

15

20

Et sur les hauts balcons penchant leur front modeste, Peignaient leurs longs cheveux qui pendaient en dehors,

Comme des écheveaux dont on lisse les bords ;
Puis elles descendaient nu-pieds, demi vêtues
De ces plis transparents qui collent aux statues,
Et cueillaient sur la haie ou dans l'étroit jardin
L'œillet ou le lilas, tout baignés du matin ;
Et les gouttes des fleurs, sur leurs seins découlées,
Y roulaient comme autant de perles défilées.
Tous les sentiers fleuris qui descendent des bois
Retentissaient de pas, de murmures, de voix ;
On y voyait courir les blonds chapeaux de paille,
Et les corsets de pourpre enlacés à la taille.

25

30

Tous ces sentiers versaient d'heure en heure au

hameau

Les groupes variés confondus sous l'ormeau :

13. A partir de 1841:

[ocr errors]

35

Chaque volet ouvert à l'aube près d'éclore. Avant qu'il pût éclore. Il désigne le jour l'hémistiche était à la fois prosaïque et imprécis. La correction est heureuse. 29-30. Bien qu'intransitif, le verbe découler a un participe passé qui se conjugue avec l'auxiliaire être pour marquer l'état et non l'action; on dit l'eau est toute découlée du bassin (LITTRÉ). L'expression employée ici par Lamartine est donc correcte, quoique peu usuelle. Perles défilées, c'est-à-dire tombées du fil qui les réunissait. Cf. Molière :

-

J'ai rêvé cette nuit de perles défilées...

(Dépit Amoureux. V. 6.)

» est

33-34. Voir Prologue, note au vers 50 le « goncourtisme

ici plus pittoresque peut-être et plus accentué. Enlacés à la taille, par le bras d'un fiancé.

Là les embrassements, les scènes de familles,

Les cheveux blancs touchant des fronts de jeunes filles,

Des amis retrouvés, des souvenirs lointains,

40

Des hôtes entraînés aux rustiques festins,
Des vierges à genoux autour de la chapelle,
Et les groupes pieux que la cloche rappelle,
Leur chapelet en main et le front incliné,
Allant offrir à Dieu le jour qu'il a donné.

Que de danses le soir égayaient la pelouse!
Plus le jour retirait sa lumière jalouse,
Plus elles s'animaient, comme pour ressaisir
Ce que l'heure fuyante enviait au plaisir.

45

Chaque arbre du verger avait son chœur champêtre,
Son orchestre élevé sur de vieux troncs de hêtre ; 50
Le fifre aux cris aigus, le hautbois au son clair,
La musette vidant son outre pleine d'air ;
L'un sautillant et gai, l'autre plaintive et tendre,
S'accordant, s'excitant, s'unissant pour répandre
Ensemble ou tour à tour, dans leurs divers accents, 55
Le délire ou l'ivresse à nos cœurs bondissants.
Tous les yeux se cherchaient, toutes les mains pressées
Frémissaient de répondre aux notes cadencées.

37. Là... Ici commence une période énumérative sans aucun verbe. Sous-entendre : « il y avait », ou bien « on voyait ». 1.— Ces sortes d'ellipses deviennent de plus en plus fréquentes dans les vers de Lamartine après 1836.

43. Leur chapelet. posant les groupes.

-

Leur se rapporte aux jeunes gens com

45. La pelouse. Sans doute celle qui couvre la place principale du hameau.

48. Enviait. - Refusait », au sens du verbe latin« invidere ». 51. Le fifre est une petite flûte à six trous, aux sons aigres, d'importation germanique ; la musette, sorte de cornemuse rustique composée de trois chalumeaux et d'une bourse en peau (outre) que le joueur tient sous son bras gauche, est, avec le hautbois, l'instrument traditionnel des villageois.

57-58. Toutes les mains. Les danseurs battent la mesure, avec leurs mains unies.

60

Un tourbillon d'amour emportait deux à deux,
Dans sa sphère de bruit, les couples amoureux;
Les pieds, les yeux, les cœurs qu'un même instinct
attire,

65

S'envolaient soulevés par le commun délire,
S'enchaînaient, se brisaient, pour s'enchaîner encor :
Tels, quand un soir d'été darde ses rayons d'or,
Dans le sable échauffé qui brille sur la grève
On voit des tourbillons d'atomes, qu'il soulève,
Monter, descendre, errer, s'enlacer tour à tour,
Comme à l'attrait caché d'un invisible amour,
Dresser en tournoyant leur brillante colonne,
Et danser dans la sphère où le soleil rayonne.

70

70

75

Et plus tard, quand l'archet, le fifre, le hautbois,
Commençaient à languir comme épuisés de voix,
Quand les cheveux mouillés, que la sueur dénoue,
Tombaient en tresse lisse et collaient à la joue,
Et que sur les gazons les groupes indolents
S'en allaient en causant à voix basse, à pas lents,
De quels bruits enchanteurs l'oreille était frappée !
Adieux, regrets, baisers, parole entrecoupée,
Murmure que la nuit peut à peine assoupir,
D'un beau jour qui s'éteint tendre et dernier soupir: 80
Mon âme s'en troublait, mon oreille ravie
Buvait languissamment ces prémices de vie ;
Je suivais des regards, et des pas, et du cœur,
Les danseuses passant l'œil chargé de langueur;
Je rêvais aux doux bruits de leurs robes de soie; 85
Chacune en s'en allant m'emportait une joie.
Puis enfin, danse et bruit, tout avait disparu ;
Sur la crête des monts la lune avait couru;

--

60. Dans sa sphère de bruit. L'image était pour ainsi dire classique chez les romantiques à propos de la « valse »> : Car la valse bondit dans son sphérique empire.

(VIGNY. Le Bal.)

68. A l'attrait. «En suivant l'attrait ». Voir Remarque 17. 71. L'archet.

[ocr errors]

- Pour « le violon ».

a

78. Parole entrecoupée. On attendrait le pluriel, et c'est bien la rime seule qui paraît avoir ici justifié le singulier. Voir Remarque 25.

79-80. Assoupir-Soupir. — Voir Remarque 20.

« PreviousContinue »