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CHAPITRE XV

JOCELYN

La politique, pendant cette période, et jusqu'en 1840, n'accaparait point encore Lamartine tout entier. Chaque été, il s'efforçait de l'oublier, si l'on peut dire que la politique se laisse jamais oublier de ceux qui se sont livrés à elle; il revenait « tailler des crayons sous les chênes de SaintPoint »; levé dès l'aube, il s'abandonnait à la Muse; il tâchait de réaliser son autre grand dessein: le dessein littéraire. Et il écrivait, entre autres vers, deux longs poèmes — chants épars du grand, du vaste, du surhumain, de l'unique poème que, depuis les jours de sa jeunesse, sous diverses formes, il avait rêvé, que depuis 1821 il croyait avoir conçu, pour lequel même il avait arrêté ce titre : les Visions...

Malheureusement, à Saint-Point, ou à Monceau, ou à Mâcon, il ne trouvait jamais la solitude qu'il eût souhaitée pour travailler en paix. De nombreux amis venaient jouir de son hospitalité encore magnifique; des solliciteurs accouraient pour l'assiéger. Enfin, au déclin de chaque été ou au début de chaque automne, la politique locale prélevait bruyamment sa dîme sur les loisirs du poète. Lamartine était président du Conseil Général de la Côte-d'Or 1; il exerçait sa fonction avec toute son ardeur et sa conscience; pour le modeste parlement de Mâcon, il prononçait de longs et beaux discours; il essayait sur cet auditoire provincial et dans ce cadre restreint les idées neuves qu'ensuite il ferait vivre sur le plus large théâtre de Paris... Pour écrire et revoir son vaste poème épique, il avait prévu jadis qu'il lui faudrait douze à quinze ans ; hélas ! c'est par heures, et non plus même par jours qu'il pouvait chiffrer le temps dont, chaque année, il faisait l'inquiet présent à sa Muse...

LA COMPOSITION DE JOCELYN

Le poème qui deviendra Jocelyn apparaît pour la première fois dans la Correspondance de Lamartine à l'automne de 1831.

1. Il fut élu conseiller général du canton nord de Mâcon pour la première fois en novembre 1833, et ses collègues le choisirent comme président de l'assemblée en 1836, à deux voix seulement de majorité. Voir Lamartine homme social; Son action départementale, par Paul BERT, 1925.

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Titre de la première édition illustrée de Jocelyn (1841).

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Une lettre à Mme de Girardin, datée de Saint-Point, le 3 novembre, contient ces lignes : Je n'ai pas fait de vers depuis un an et plus. Je m'y remets aujourd'hui même. M. Suë, qui est ici, paraît enchanté du prologue de mon poëmetto. J'espère que ce sera un morceau original... 1 ».

Six semaines plus tard, Virieu reçoit la nouvelle suivante, qui suppose une confidence antérieure, faite par lettre, ou de vive voix : « ..... J'écris aussi (en même temps que l'Ode sur les Révolutions) quelques strophes des Mémoires du Curé de *** ̧ dont tu connais l'idée, épisode de mon grand poème. C'est mon chef-d'œuvre. Jusqu'ici, on n'aura rien lu de ce style : c'est l'épopée de l'homme intérieur. Cela aura quatre chants, et sera fait dans quelques mois, si Dieu me soutient. C'est du type de Paul et Virginie, ce type accompli, selon moi, des modernes. » (Milly, 11 décembre 1831.)

Lamartine augurait avec précision de sa facilité. Sur son album, on lit, après le premier chant : « Fin, 18 janvier 1832 ». Toute la première partie du deuxième chant était également rédigée dans les semaines suivantes. Obligé bientôt d'interrompre son travail, Lamartine jetait sur le papier un plan des «< chants 3 et 4 », où le « poëmetto » se terminait, après la mort de l'évêque, par la séparation de Laurence et de Jocelyn.

Ce premier poème, le « Josselin 2 de 1832, n'était donc, en somme, qu'une idylle dramatique en quatre « chants », inspirée plus ou moins largement de la vie et des aventures de l'abbé Dumont; dès le mois de décembre 1831, cependant, Lamartine l'avait rattaché, dans sa pensée, à son grand poème épique.

Il ne rouvrit ses albums, au plus tôt, qu'en 1833. Au milieu du deuxième chant, il a écrit, en effet : 1ers vers après la mort de mon ange Julia! Ces premiers vers >> qui suivirent son deuil furent écrits à Beyrouth, ainsi que le rapporte Dargaud. Mais Lamartine ne se remit à travailler sérieusement à son

1. Au témoignage de Dargaud, c'est au mois de septembre ou d'octobre précédent que Lamartine aurait conçu l'idée première du poëmetto; il voulait seulement en faire le journal de son ami l'abbé Dumont, le curé de Bussière. Un matin, il dit à l'un de ses familiers, le poète bohème Léon Bruys d'Ouilly, qui se trouvait à Saint-Point : - Tenez, voilà le commencement d'un joli petit poème que j'ai composé hier dans mon bain. Vous avez connu l'abbé Dumont. Écrivez son journal, et finissez le poème.

Léon Bruys, par bonheur, se récusa, Eugène Suë survint quelques jours plus tard. Son admiration pour le Prologue décida Lamartine à continuer le poème. Voir DES COGNETS, ouvr, cilé, p. 242.

2. C'est ainsi que, jusqu'à l'impression et sur tous ses manuscrits, Lamartine écrit le nom de son héros. Il l'a emprunté, semble-t-il, au château de son ancien ami, le due de Rohan : le château de Josselin, en Bretagne. (Voir CHRISTIAN MARECHAL, Josselin inédit de Lamartine, d'après les manuscrits originaux (1909).

œuvre que vers la fin de septembre 1834 ; jusqu'au 19 octobre, avec une admirable et paradoxale facilité, il avait composé mille vers nouveaux. Le 10 décembre, quand il s'arrêta, l'idylle en quatre chants était devenue un poème en six époques ; et ce poème n'était pas achevé... « Ce second état de Jocelyn diffère du premier par l'abondance des descriptions et les larges touches du pinceau: on sent une imagination récemment nourrie par l'Orient. Il en diffère encore par défaut d'équilibre, puisque des hors-d'œuvre comme l'églogue du 4e chant s'étendent sans mesure... et aussi par quelques additions... 1

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L'unité de la conception primitive, à peu près respectée encore en 1834, est complètement rompue en 1835, où Lamartine achève son pcème entre le 26 juin et le début du mois d'octobre. Jocelyn n'est plus alors que le prête-nom du poète qui, pár la bouche de l'humble curé de campagne, traduit toutes ses tumultueuses et lyriques ferveurs; la « neuvième époque rassemble, démesurément grossie par rapport aux autres, une suite de «< méditations » et d' « harmonies ", où tous les doutes et toutes les témérités d'une âme en pleine transformation se donnent libre cours avec magnificence. Jocelyn n'est plus seulement le prêtre résigné, le martyr du sacrifice et du scrupule il est Lamartine lui-même, l'homme de la nature, l'homme moderne, victime et martyr de toutes les inquiétudes intellectuelles et sociales.

Il y eut donc jusqu'à trois Jocelyn; et ce n'est pas sans peine qu'à travers le poème définitif, on retrouve la conception et les lignes essentielles des deux autres.

LE JOCELYN PRIMITIF ET L'ABBÉ DUMONT

C'est un prêtre assez étrange que l'abbé Dumont, curé de Bussière; on a vu qu'il fut le premier éducateur du tut jeure Lamartine; un peu plus tard, pendant les années d'incertitude et de demi-oisiveté que connut le jeune homme après avoir quitté le collège de Belley, il devint son confident et son ami; il laissa, semble-t-il, une profonde empreinte sur l'âme du poète.

Fils de la servante du curé Destre, et filleul de ce dernier, Antoine-François Dumont naquit à la cure de Bussière le 29 juin 1764, et y mourut en janvier 1832. Soigneusement élevé par son parrain, il s'occupait du commerce des vins lorsque la Révolution éclata: il ne fut point sérieusement inquiété par le nouveau régime. A partir de 1793, il se fit le pieux et attentif régisseur des biens que la famille de Pierreclos avait abandonnés en émigrant. « C'est, dit M. de Lacretelle,

1. C. MARECHAL, ouvr. cité, p. 36.

un homme d'affaires prudent et actif, et rien en lui ne fait prévoir une vocation religieuse. » En même temps que les biens du comte de Pierreclos, il sauva l'une de ses filles, suspecte aux Jacobins de la région, en la cachant dans les bois et dans un grenier du presbytère ; et il conçut pour cette jeune fille une passion qu'à la fin de la Terreur Mme de Pierreclos, prise pour confidente, refusa de ratifier. C'est alors qu'il entra dans les ordres. Devenu prêtre par esprit de sacrifice et d'expiation, il semble bien qu'il n'eut jamais qu'à moitié la vocation sacerdotale. Trois traits le caractérisent: sa passion pour la chasse; son goût des meubles magnifiques et des objets d'art, qu'il achetait en s'endettant perpétuellement ; son zèle royaliste, qu'il manifesta plus d'une fois sous le Directoire et sous l'Empire. Esprit intransigeant, farouche, dévoré d'inquiétudes toutes romantiques, il vieillit dans l'ennui et dans la pauvreté. Lamartine payait ses dettes et lui faisait parvenir de continuels subsides. A l'automne de 1831, il l'envoya se reposer dans le Midi ; c'est au retour de ce voyage que l'abbé Dumont mourut. Lamartine lui fit alors élever au cimetière de Bussière, contre le chevet de l'église, une pierre tombale où il grava cette épitaphe :

A la mémoire de Dumont, curé de Bussière et de Milly pendant près de quarante ans, né et mort pauvre comme son divin Maître, Alphonse de Lamartine, son ami, a consacré cette pierre, près de l'église, pour perpétuer parmi le troupeau le souvenir du bon pasteur. 1832.

Tel fut le prototype de Jocelyn. Lorsque, à l'automne de 1831, l'abbé Dumont lui apparut malade et déjà marqué par la mort, Lamartine se proposa d'écrire son « journal en présentant de ses sentiments et de sa vie une transposition poétique. Tout de suite, imaginant la mort de l'abbé, il écrivit son Prologue.

JOCELYN ET LAMARTINE

Un autre modèle n'est-il point venu s'imposer, peu après, à son souvenir? Lamartine lui-même le désigne dans le Commentaire qu'en 1849 il écrivit pour l'Harmonie intitulée : l'Abbaye de Vallombreuse, dans les Apennins. Il conte qu'il visita cette célèbre abbaye de la Toscane en compagnie de M. Antoir, ancien « proscrit de Toulon » qui « n'avait jamais revu sa patrie depuis 1793. » Il l'avait trouvé « attaché en qualité de chancelier à la légation de France »; et, « après la mort du Marquis de la Maisonfort », il l'avait « élevé de quelques degrés dans la hiérarchie ». Il ajoute : « ... Nous ne tardâmes pas à nous lier d'une véritable amitié; il était botaniste,

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