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l'aile du refrain dans les camps ou dans les chaumières ; elle y a porté quelques nobles souvenirs, quelques généreuses inspirations, quelques sentiments de morale sociale; mais cependant, il faut le déplorer, elle n'a guère popularisé que des passions, des haines ou des envies. C'est à populariser des vérités, de l'amour, de la raison, X des sentiments exaltés de religion et d'enthousiasme, que ces génies populaires doivent consacrer leur puissance à l'avenir. Cette poésie est à créer; l'époque la demande, le peuple en a soif; il est plus poète par l'âme que nous, car il est plus près de la nature mais il a besoin d'un interprète entre cette nature et lui; c'est à nous de lui en servir, et de lui expliquer, par ses sentiments rendus dans sa langue, ce que Dieu a mis de bonté, de noblesse, de générosité, de patriotisme et de piété enthousiaste dans son cœur. Toutes les époques primitives de l'humanité ont eu leur poésie ou leur spiritualisme chanté : la civilisation avancée serait-elle la seule époque qui fit taire cette voix intime et consolante de l'humanité? Non sans doute; rien ne meurt dans l'ordre éternel des choses, tout se transforme: la poésie est l'ange gardien de l'humanité à tous ses âges.

C'est d'ailleurs la pensée tout entière de Lamartine qui subissait alors une lente et secrète métamorphose. Dans sa Correspondance, il la constate, il la définit, avec un mélange de joie et de sourde terreur :

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J'ai voyagé deux ans dans les plus belles régions du monde. J'ai refait, hélas ! à un rude prix mon cours d'histoire, de philosophie et de religion... » (Au marquis G. Capponi, 12 mars 1834.) Dans quelques années, j'écrirai certainement une philosophie, mais, ne voulant pas écrire à la légère sur ces sujets si divins, j'attends et je mûris mes convictions. Il faut sortir de France et des coteries européennes pour voir le vrai en politique; il faut sortir de nos rhétoriques pour voir le vrai en poésie; il faut sortir du temps et s'élever au-dessus de tous les temps pour voir le vrai en philosophie. L'horizon borné est toujours faux, et celui d'où nous envisageons ces choses n'a jamais que le rayon de nos patries, de nos ères, de nos habitudes. Aussi, presque tout faux ; voilà où j'en suis... » (A Virieu, 19 octobre 1834.)

... Il se fait depuis deux ans en moi un grand et secret travail qui renouvelle et change mes convictions sur tout... >>

(Idem, 10 décembre.)

Enfin, le 1er octobre 1835, il prononce des mots décisifs :

... Pas de rénovation par le passé : c'est le flot qui a coulé, et qui n'abreuve plus une seconde fois les mêmes générations. Je ne me prononce pas cependant encore tout à fait. J'y mets temps, religion, examen, prudence. Puis, une fois le parti pris, j'irai très loin... »

Lorsque Lamartine écrivait ces dernières lignes, il avait depuis plusieurs mois publié les « Souvenirs de son Voyage en Orient ».

Faut-il s'étonner que les quatre volumes qui les renferment portent la trace émouvante de ses indécisions, de ses scrupules, et enregistrent les mouvements, parfois hardis, parfois presque mystérieux, d'une âme en train de se reconstruire ?

Au reste, M. des Cognets l'a fait observer avec raison : « ..... Il faut se défier de la véracité de Lamartine lorsqu'il nous rapporte ses pensées et impressions pendant son voyage en Orient ». En réalité, le livre nous donne tout au plus ses pensées et impressions après un voyage en Orient. Il fixe dans son récit son état d'âme au retour, nullement l'évolution de sa pensée, depuis le moment où il quitta Marseille jusqu'au jour où il y revint chercher le cercueil de sa fille... 15

Par la comparaison des notes primitives prises sur ses carnets de voyage avec le texte de son ouvrage, par le témoignage de son ami Dargaud car la « rédaction définitive fut écrite sous les yeux, et, presque sous le contrôle, de celui-ci — on sait que Lamartine fit subir à sa pensée des modifications importantes; il l'inclina délibérément vers plus de libéralisme, et vers un libéralisme de plus en plus affranchi du dogme chrétien. On ne peut point douter, d'autre part, que, pour poétiser davantage certains tableaux pittoresques ou certaines attitudes, il n'ait altéré bien des détails; il en a même inventé quelques-uns ; et il a pris avec les dates une liberté qu'il exagérera encore dans la suite de sa vie. Le plus humble de ses compagnons de voyage, en effet, le bon docteur Delaroière, a publié en 1836 une relation modeste, mais précise, de l'itinéraire qu'il accomplit avec le grand poète; « elle permet de rétablir sur plusieurs points la vérité prosaique: elle donne surtout une chronologie exacte du voyage. Le poète, ayant intercalé dans ses notes de longues méditations métaphysiques et politiques, s'est cru obligé, par la vraisemblance, d'ajouter fréquemment un jour ou deux à son calendrier... »

Il a ajouté aussi quelque couleur aux paysages. Faut-il s'en étonner? Il était obsédé par les souvenirs de l'Itinéraire de Cha

1. DES COGNETS, p. 222-223.-2.Cette étude a été faite avec beaucoup de soin par M. Christian MARECHAL: Le Véritable Voyage en Orient, de Lamartine. 3. DES COGNETS, p. 222. 4. Voyage en Orient par M. DELAROIÈRE, Paris, chez Debécourt 1836. 5. M. René WALTZ. dans son Introduction aux Œuvres choisies en prose de Lamartine. (Hachette).

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teaubriand. Il était, pour ainsi dire, contraint de rivaliser avec l'œuvre de son illustre devancier. Il l'a fait souvent avec bonheur, enchanté, mais non point ébloui de lumière, et gardant la netteté de son regard pour analyser les jeux des couleurs et de l'ombre; pour les rendre, on a justement observé 5 qu'il a employé une sorte de « prose impressionniste », un style exempt de mots exotiques où les sensations vibrent comme des taches de couleur. Malgré tout, cependant, il reste moins artiste que Chateaubriand; mais il est, davantage, poète. Il a plus d'émotion.

C'est probablement le souci d'améliorer sa situation financière, déjà médiocre, qui, joint aux sollicitations de Dargaud, l'amena à publier les souvenirs de son voyage. Quand il partit, au mois de juin 1832, il n'avait pas l'intention de revenir avec un nouvel ouvrage : « Je ne compte point écrire mon voyage: je vais chercher des impressions toutes personnelles », affirmait-il alors (lettre du 20 juin). Mais à peine est-il réinstallé à Montceau en novembre et décembre 1833, qu'il entreprend de relire ses notes et de leur donner une forme littéraire ; Dargaud passe ces deux mois auprès de lui.

La rédaction est fort poussée vers la fin de l'hiver, puisque le 16 février, parmi les « œuvres faites et à faire pendant quinze mois », qu'il vend cent mille francs comptant, figurent < trois volumes de notes de voyage ». Distrait de l'ouvrage par la politique, le poète y revient aux premiers loisirs de l'été ; le 24 septembre, à Mâcon, il écrit « ... Je termine la copie de mes mauvaises notes.... Tout le reste de l'automne, il n'est plus occupé que de Jocelyn.

Le Voyage s'imprime enfin au début de 1835, Lamartine n'en parle qu'avec dédain : « Je t'enverrai bientôt, écrit-il le 25 janvier à Virieu, quatre petits volumes de mes misérables notes intimes et paysagistes qui s'impriment à la hâte. C'est abominable. J'en ai honte. Je voudrais les racheter. Mais je suis aussi embarrassé d'argent que j'ai été au large jusqu'ici... "

Les quatre volumes parurent le 6 avril 1835.

Ils obtinrent un assez gros succès de librairie, mais soulevèrent de violentes critiques. A la distance de deux mois, Lamartine résume ainsi l'effet produit sur l'opinion; « ... Je te porte mes notes! Les as-tu lues? Elles sont extrêmement critiquées par toutes les opinions politiques, littéraires, religieuses, mais extrêmement lues et goûtées par ce qui n'est que lecteur. Vingt mille exemplaires, tant en Belgique qu'ici, sont déjà écoulés. L'Allemagne et l'Angleterre en débordent. J'ai deux traductions anglaises. Les articles de journaux sont extrêmement amers en général contre moi sur toute chose royalistes, républicains, hommes de lettres, j'ai tout sur le dos; j'en ai reçu cinquante-quatre depuis un mois. Quelquefois, cependant, je suis bien compris. Tout cela ne m'affecte pas plus que la goutte de pluie qui tombe sur mon chapeau dans un orage de printemps... » (Lettre à Virieu, Paris, 13 juin 1835.)

:

LA MAISON DE LAMARTINE A BEYROUTH
LA VUE DU LIBAN

Rien de plus délicieux que notre réveil après la première nuit passée dans notre maison. Nous avons fait apporter le déjeuner sur la plus large de nos terrasses, et nous avons reconnu de l'œil tous les environs.

La maison est à dix minutes de la ville. On y arrive par des sentiers ombragés d'immenses aloès qui laissent pendre leurs figues epineuses sur la tête des passants. On longe quelques arches antiques et une immense tour carrée, bâtie par l'émir des Druses, Fakardin, tour qui sert aujourd'hui d'observatoire à quelques sentinelles de l'armée d'Ibrahim-Pacha, qui observent de là toute la campagne. On se glisse ensuite entre les troncs de mûriers, et l'on arrive à un groupe de maisons basses cachées dans les arbres et flanquées d'un bois de citronniers et d'orangers. Ces maisons sont irrégulières, et celle du milieu s'élève comme une tour carrée, et pyramide gracieusement sur les autres. Les toits de toutes ces maisonnettes- communiquent au moyen de quelques degrés de bois et forment ainsi un ensemble assez commode pour des hôtes qui viennent de passer tant de jours sous l'entrepont d'un navire marchand.

A quelques cents pas de nous, la mer s'avance dans les terres; et vue d'ici, au-dessus des têtes vertes des citronniers et des aloès, elle ressemble à un beau lac intérieur, ou à un large fleuve dont on n'aperçoit qu'un tronçon. Quelques barques arabes y sont à l'ancre et se balancent mollement sur ses ondulations insensibles. Si nous montons sur la terrasse supérieure, ce beau lac se change en un immense golfe, clos d'un côté par le château mauresque de Bayruth, et de l'autre par les immenses murailles sombres de la chaîne de montagnes qui court vers Tripoli. Mais en face de nous l'horizon s'étend davantage : il commence par courir sur une plaine de champs admirablement cultivés, jalonnés d'arbres qui cachent entièrement le sol, semés çà et là de maisons semblables à la nôtre, et qui élèvent leurs

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