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teaubriand. Il était, pour ainsi dire, contraint de rivaliser avec l'œuvre de son illustre devancier. Il l'a fait souvent avec bonheur, enchanté, mais non point ébloui de lumière, et gardant la netteté de son regard pour analyser les jeux des couleurs et de l'ombre; pour les rendre, on a justement observé 5 qu'il a employé une sorte de « prose impressionniste », un style exempt de mots exotiques où les sensations vibrent comme des taches de couleur. Malgré tout, cependant, il reste moins artiste que Chateaubriand; mais il est, davantage, poète. Il a plus d'émotion.

C'est probablement le souci d'améliorer sa situation financière, déjà médiocre, qui, joint aux sollicitations de Dargaud, l'amena à publier les souvenirs de son voyage. Quand il partit, au mois de juin 1832, il n'avait pas l'intention de revenir avec un nouvel ouvrage : « Je ne compte point écrire mon voyage: je vais chercher des impressions toutes personnelles », affirmait-il alors (lettre du 20 juin). Mais à peine est-il réinstallé à Montceau en novembre et décembre 1833, qu'il entreprend de relire ses notes et de leur donner une forme littéraire ; Dargaud passe ces deux mois auprès de lui.

La rédaction est fort poussée vers la fin de l'hiver, puisque le 16 février, parmi les « œuvres faites et à faire pendant quinze mois », qu'il vend cent mille francs comptant, figurent < trois volumes de notes de voyage ». Distrait de l'ouvrage par la politique, le poète y revient aux premiers loisirs de l'été ; le 24 septembre, à Mâcon, il écrit « ... Je termine la copie de mes mauvaises notes.... Tout le reste de l'automne, il n'est plus occupé que de Jocelyn.

Le Voyage s'imprime enfin au début de 1835, Lamartine n'en parle qu'avec dédain : « Je t'enverrai bientôt, écrit-il le 25 janvier à Virieu, quatre petits volumes de mes misérables notes intimes et paysagistes qui s'impriment à la hâte. C'est abominable. J'en ai honte. Je voudrais les racheter. Mais je suis aussi embarrassé d'argent que j'ai été au large jusqu'ici... "

Les quatre volumes parurent le 6 avril 1835.

Ils obtinrent un assez gros succès de librairie, mais soulevèrent de violentes critiques. A la distance de deux mois, Lamartine résume ainsi l'effet produit sur l'opinion; « ... Je te porte mes notes! Les as-tu lues? Elles sont extrêmement critiquées par toutes les opinions politiques, littéraires, religieuses, mais extrêmement lues et goûtées par ce qui n'est que lecteur. Vingt mille exemplaires, tant en Belgique qu'ici, sont déjà écoulés. L'Allemagne et l'Angleterre en débordent. J'ai deux traductions anglaises. Les articles de journaux sont extrêmement amers en général contre moi sur toute chose royalistes, républicains, hommes de lettres, j'ai tout sur le dos; j'en ai reçu cinquante-quatre depuis un mois. Quelquefois, cependant, je suis bien compris. Tout cela ne m'affecte pas plus que la goutte de pluie qui tombe sur mon chapeau dans un orage de printemps... » (Lettre à Virieu, Paris, 13 juin 1835.)

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LA MAISON DE LAMARTINE A BEYROUTH
LA VUE DU LIBAN

Rien de plus délicieux que notre réveil après la première nuit passée dans notre maison. Nous avons fait apporter le déjeuner sur la plus large de nos terrasses, et nous avons reconnu de l'œil tous les environs.

La maison est à dix minutes de la ville. On y arrive par des sentiers ombragés d'immenses aloès qui laissent pendre leurs figues epineuses sur la tête des passants. On longe quelques arches antiques et une immense tour carrée, bâtie par l'émir des Druses, Fakardin, tour qui sert aujourd'hui d'observatoire à quelques sentinelles de l'armée d'Ibrahim-Pacha, qui observent de là toute la campagne. On se glisse ensuite entre les troncs de mûriers, et l'on arrive à un groupe de maisons basses cachées dans les arbres et flanquées d'un bois de citronniers et d'orangers. Ces maisons sont irrégulières, et celle du milieu s'élève comme une tour carrée, et pyramide gracieusement sur les autres. Les toits de toutes ces maisonnettes- communiquent au moyen de quelques degrés de bois et forment ainsi un ensemble assez commode pour des hôtes qui viennent de passer tant de jours sous l'entrepont d'un navire marchand.

A quelques cents pas de nous, la mer s'avance dans les terres; et vue d'ici, au-dessus des têtes vertes des citronniers et des aloès, elle ressemble à un beau lac intérieur, ou à un large fleuve dont on n'aperçoit qu'un tronçon. Quelques barques arabes y sont à l'ancre et se balancent mollement sur ses ondulations insensibles. Si nous montons sur la terrasse supérieure, ce beau lac se change en un immense golfe, clos d'un côté par le château mauresque de Bayruth, et de l'autre par les immenses murailles sombres de la chaîne de montagnes qui court vers Tripoli. Mais en face de nous l'horizon s'étend davantage : il commence par courir sur une plaine de champs admirablement cultivés, jalonnés d'arbres qui cachent entièrement le sol, semés çà et là de maisons semblables à la nôtre, et qui élèvent leurs

toits comme autant de voiles blanches sur un océan de verdure; il se rétrécit ensuite entre une longue et gracieuse colline au sommet de laquelle un couvent grec montre ses murailles blanches et ses dômes bleus ; quelques cimes de pins parasols planent un peu plus haut, sur les dômes mêmes du couvent. La colline descend par gradins soutenus de murailles de pierre et portant des forêts d'oliviers et de mûriers. La mer vient baigner les derniers gradins, elle s'écarte ensuite, et une seconde plaine plus éloignée s'arrondit et se creuse pour laisser passer un fleuve, qui serpente longtemps parmi les bois de chênes verts et va se jeter dans le golfe, que ses eaux jaunissent sur les bords. Cette plaine ne se termine qu'aux flancs dorés des montagnes. Ces montagnes ne s'élèvent pas d'un seul jet; elles commencent par d'énormes collines semblables à des blocs immenses, les uns arrondis, les autres presque carrés : un peu de végétation couvre les sommets de ces collines, et chacune d'elles porte ou un monastère ou un village qui réfléchit la lueur du soleil et attire les regards. Les pans des collines brillent comme de l'or; ce sont des murailles de grès jaunâtre concassé par les tremblements de terre. et dont chaque parcelle réfléchit et darde la lumière. Au-dessus de ces premiers monticules, les degrés du Liban s'élargissent; il y a des plateaux d'une ou deux lieues; plateaux inégaux, creusés, sillonnés, labourés de ravins, de lits profonds des torrents, de gorges obscures où le regard se perd. Après ces plateaux, les hautes montagnes recommencent à se dresser presque perpendiculairement ; cependant on voit les taches noires des cèdres et des sapins qui les garnissent, et quelques couvents inaccessibles, quelques villages inconnus qui semblent penchés sur leurs précipices. Au sommet le plus aigu de cette seconde chaîne, des arbres qui semblent gigantesques forment comme une chevelure rare sur un front chauve. On distingue d'ici leurs cimes inégales et dentelées, qui ressemblent à des créneaux sur la crête d'une citadelle.

Derrière ces secondes chaînes, le vrai Liban s'élève enfin; on ne peut distinguer si ses flancs sont rapides ou adoucis, s'ils sont nus ou couverts de végétation : la

distance est trop grande. Ses flancs se confondent, dans la transparence de l'air, avec l'air même, dont ils semblent faire partie; on ne voit que la réverbération ambiante de la lumière du soleil qui les enveloppe, et leurs crêtes enflammées, qui se confondent avec les nuages pourpres du matin, et qui planent comme des îles inaccessibles dans les vagues du firmament.

Si nos regards redescendent de ce sublime horizon des montagnes, ils ne trouvent partout à se poser que sur des gerbes majestueuses de palmiers plantés çà et là dans la campagne auprès des maisons des Arabes, sur les vertes ondulations des têtes de pins larix, semés par petits bouquets dans la plaine, ou sur le revers des collines, sur les haies de nopal, ou d'autres plantes grasses, dont les lourdes feuilles retombent comme des décorations de pierre sur les petits murs à hauteur d'appui qui soutiennent les terrasses. Ces murs euxmêmes sont tellement revêtus de lichens en fleur, de lierres terrestres, de vignes sauvages, de plantes bulbeuses à fleurs de toutes les nuances, à grappes de toutes les formes, qu'on ne peut distinguer les pierres dont ces murs sont bâtis: ce ne sont que des remparts de verdure et de fleurs.

Enfin, tout près de nous, là, sous nos yeux, deux ou trois maisons semblables aux nôtres, et à demi voilées par les dômes des orangers en fleurs et en fruits, nous offrent ces scènes animées et pittoresques qui sont la vie de tout paysage. Des Arabes assis sur des nattes fument sur les toits des maisons. Quelques femmes se penchent aux fenêtres pour nous voir, et se cachent quand elles s'aperçoivent que nous les regardons. Sous notre terrasse même. deux familles arabes, pères, frères, femmes et enfants, prennent leur repas à l'ombre d'un petit platane sur le seuil de leur maison; et à quelques pas de là sous un autre arbre, deux jeunes filles syriennes, d'une beauté incomparable, s'habillent en plein air et couvrent leurs cheveux de fleurs blanches et rouges. Il y en a une dont les cheveux sont si longs et si touffus, qu'ils la couvrent entièrement, comme les rameaux d'un saule pleureur recouvrent le tronc de toutes parts; on aperçoit seulement, quand elle secoue cette abondante crinière, son beau front et ses yeux rayon

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