Page images
PDF
EPUB

10

Le souffle impétueux de l'humaine pensée,
Équinoxe brûlant dont l'âme est renversée,
Ne permet à personne, et pas même en espoir,
De se tenir debout au sommet du pouvoir;
Mais, poussant tour à tour les plus forts sur la cime,
Les frappe de vertige et les jette à l'abîme.

En vain le monde invoque un sauveur, un appui ;
Le temps, plus fort que nous, nous entraîne sous lui:
Lorsque la mer est basse, un enfant la gourmande; 15
Mais tout homme est petit quand une époque est
grande.

Regarde citoyens, rois, soldat ou tribun,
Dieu met la main sur tous et n'en choisit pas un,
Et le pouvoir, rapide et brûlant météore,

19

En tombant sur nos fronts nous juge et nous dévore. C'en est fait la parole a soufflé sur les mers;

:

Le chaos bout et couve un second univers;

25

Et pour le genre humain, que le sceptre abandonne,
Le salut est dans tous et n'est plus dans personne.
A l'immense roulis d'un Océan nouveau,
Aux oscillations du ciel et du vaisseau,
Aux gigantesques flots qui croulent sur nos têtes,

On sent que l'homme aussi double un cap des Tem

Et passe, sous la foudre et sous l'obscurité,
Le tropique orageux d'une autre humanité.

pêtes,

30

Aussi jamais les flots où l'éclair se rallume
N'ont jeté vers le ciel plus de bruit et d'écume,
Dans leurs gouffres béants englouti plus de mâts,
Porté l'homme plus haut pour le lancer plus bas,
Noyé plus de fortune, et sur plus de rivages
Poussé plus de débris et d'illustres naufrages:
Tous les royaumes veufs d'hommes-rois sont peuplés ;
Ils échangent entre eux leurs maîtres exilés.

35

40

J'ai vu l'ombre des Stuarts, veuve du triple empire,
Mendier le soleil et l'air qu'elle respire,
L'héritier de l'Europe et de Napoléon
Déshérité du monde et déchu de son nom,

De peur qu'un si grand nom, qui seul tient une his

toire,

N'eût un trop frêle écho d'un si grand son de gloire.

Et toi-même, en montant au sommet de tes tours, 45 Tu peux voir le plus grand des débris de nos jours, De leur soleil natal deux plantes orphelines

Du palais d'Édimbourg couronner les ruines !...

Ces deux plantes orphelines », ce sont les deux enfants du duc de Berry; le duc de Bordeaux, l'aîné, représente pour les légitimistes le véritable roi de France. Lamartine lui adresse le noble souhait que voici :

55

Qu'il grandisse au soleil, à l'air libre, aux autans,
Qu'il lutte sans cuirasse avec l'esprit du temps; 50
De quelque nom qu'amour, haine, ou pitié le nomme,
Néant ou majesté, roi proscrit, qu'il soit homme
D'un trône dévorant qu'il ne soit pas jaloux :
La puissance est au sort, nos vertus sont à nous.
Qu'il console à lui seul son errante famille :
Plus obscure est la nuit, et plus l'étoile y brille!
Et si, comme un timide et faible passager
Que l'on jette à la mer à l'heure du danger,
La liberté, prenant un enfant pour victime,
Le jette au gouffre ouvert pour refermer l'abîme, 60
Qu'il y tombe sans peur, qu'il y dorme innocent
De ce qu'un trône coûte à recrépir de sang;
Qu'il s'égale à son sort, au plus haut comme au pire;
Qu'il ne se pèse pas, enfant, contre un empire;
Qu'à l'humanité seule il résigne ses droits!
Jamais le sang du peuple a-t-il sacré les rois ?

65

Dans la conclusion de ce poème, Lamartine espère que son vaisseau » croisera un jour, dans la Méditerranée, celui qui berce la retraite de Walter Scott. C'est une allusion à son « grand voyage poétique », au voyage d'Orient qui, dans ce printemps de 1832, accapare déjà toute sa préoccupation.

CHAPITRE XIII

LE VOYAGE EN ORIENT

I. LE VOYAGE.

L'imagination de Lamartine paraît avoir été obsédée très tôt par l'Orient, que Chateaubriand, dans son Itinéraire · fameux, avait remis à la mode, et vers qui, aux premiers échos de la révolte des Grecs contre les Turcs, s'étaient tournés leg songes des jeunes romantiques. Dès 1818 on trouve dans une de ses lettres ce passage, que M. Doumic a fort justement relevé « Si je puis amasser seulement cent louis, j'irai en Grèce et à Jérusalem avec un bourdon et un sac, et mangeant du pain... » Son rêve, en 1825, accompagna en Grèce l'agonie héroïque et tumultueuse de Byron. Puis, il projeta, lorsque Florence commença de lui peser, de se faire nommer secrétaire d'ambassade à Constantinople. Lorsqu'au printemps de 1831, il décida le grand voyage qu'il allait enfin accomplir l'année suivante, et qu'il annonçait, non sans quelque ostentation, à tous ses amis, il ne faisait que réaliser avec plus d'indépendance, un dessein longtemps mûri et caressé.

Arrivé à Marseille le 20 juin 1832, il y séjourna jusqu'au 10 juillet. Il y nolisa le brick l'Alceste, de 250 tonneaux, appartenant à l'armateur Bruno Rostand 1, commandé par le capitaine Blanc, dont la famille habitait La Ciotat. Ce brick devait lui permettre d'accomplir commodément toutes les étapes de l'immense pérégrination qu'il projetait alors, l'attendre dans les ports, et le ramener à Marseille. Son programme était vaste; il le définissait ainsi, dès le 20 juin, dans une lettre à M. Ronot, un vieil ami de Mâcon :

«... Je vais d'abord relâcher à Constantinople, où je visiterai les belles rives du Bosphore, la Troade, et de là, sur toutes les côtes de Syrie. Je pénétrerai à Jérusalem, au Liban, à Palmyre et à Balbek, si les Arabes le permettent. Je passerai de là en Égypte ; je remonterai le Nil jusqu'à Thèbes et ferai dans le désert les incursions les plus intéressantes, comme les Pyramides, Denderah etc... Je reviendrai à Smyrne passer l'hiver. Au printemps, je me remettrai en mer pour visiter les 1. Grand-père du poète Edmond Rostand.

îles de l'Archipel et la Grèce, puis Malte et la Sicile. Je reviendrai par l'Adriatique et par Venise... »

Cinq jours plus tard, il précise dans une lettre à Virieu, où perce comme une secrète angoisse, les conditions matérielles du voyage:

(( ...

Mon vaisseau que j'ai tout à moi, et où je m'embarque escorté de Capenas, ancien sous-préfet démissionnaire, de M. de la Royère, ancien maire d'Hondschoote, médecin et poète et excellent homme, d'Amédée de Parseval, excellent garçon, de six domestiques dont un parfait cuisinier, de chèvres, moutons, chiens, poulets, etc... ne me coûtera cependant que trois mille francs par mois, et, si je le garde tout le temps de ma longue pérégrination, 2.400 francs par mois seulement. C'est prodigieusement peu pour un beau navire, un capitaine le premier de la Méditerranée, un second et quatorze matelots. Mais hélas ! nous avons peur d'avance du mal de mer, en voyant l'énorme mer et l'horrible mistral qui ne cesse de souffler depuis huit jours. Priez pour nous, vous qui n'entendez le vent que sous vos tilleuls ! Nous serons, malgré notre vaisseau tout à nous, dans des trous sans lumière et sans air, auxquels on ne peut même comparer un cachot de prison. Ce sont des cachots qui remuent, cela fait frémir à voir, et, si j'eusse connu la construction des bâtiments de la Méditerranée, ma femme et Julia ne m'auraient pas accompagné. Mais le sort en est jeté ! Il faut un fier courage et une forme confiance dans la protection de Dieu. Je l'ai... »

A Marseille, cependant, il était accueilli avec un enthousiasme qui dépassait « tout ce qu'il avait vu d'enthousiasme poétique ou personnel jusqu'ici pour un pauvre et simple particulier ». Il en était d'autant plus touché que c'était la première fois qu'il lui était donné d'entendre l'applaudissement d'une foule et de mesurer la puissance d'attraction de sa gloire.

A l'Académie de Marseille, qui le nommait, d'acclamation, membre honoraire, et qui, le 26 juin, le recevait solennellement dans une séance extraordinaire, il dédiait aussitôt ce poème, où tous les sentiments qui se disputent son âme, à la veille du départ, reçoivent une belle expression :

[graphic][merged small]

Brick appartenant à M. Bruno Rostand, armateur à Marseille, et commandé par le Capitaine Blanc, de La Ciotit. (D'après une aquarelle inédite communiquée par M. le Capitaine B. Abeille, neveu du Capitaine Blanc.)

« PreviousContinue »