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L'âme avec ses désirs s'y bâtit un séjour,
Où l'on puise à jamais la science et l'amour ;
Où, dans des océans de beauté, de lumière,

L'homme, altéré toujours, toujours se désaltère, 100
Et, de songes si beaux enivrant son sommeil,
Ne se reconnaît plus au moment du réveil.

Hélas! tel fut ton sort, telle est ma destinée.
J'ai vidé comme toi la coupe empoisonnée ;

Mes yeux, comme les tiens, sans voir se sont ouverts;

J'ai cherché vainement le mot de l'univers.
J'ai demandé sa cause à toute la nature,

J'ai demandé sa fin à toute créature;

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Dans l'abîme sans fond mon regard a plongé ;
De l'atome au soleil j'ai tout interrogé ;
J'ai devancé les temps, j'ai remonté les âges.
Tantôt passant les mers pour écouter les sages,
Mais le monde à l'orgueil est un livre fermé !
Tantôt, pour deviner le monde inanimé,
Fuyant avec mon âme au sein de la nature,
J'ai cru trouver un sens à cette langue obscure.
J'étudiai la loi par qui roulent les cieux;

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Dans leurs brillants déserts Newton guida mes yeux ;

103-143. Lamartine se représente en tout ce passage comme le type de l'homme inquiet de sa destinée, qui en demande en vain l'explication aux sciences naturelles, à la philosophie, à l'histoire, au spectacle des ruines, à la contemplation des éléments, à la mort même ; le résultat de cette enquête, c'est la constatation que tout révèle un Dieu, mais que ce Dieu est muet et incompréhensible :

J'ai vu partout un Dieu sans pouvoir le comprendre !

Plus tard, au contraire, dans les Harmonies, Lamartine entendra la voix divine au travers de l'homme et des choses. Il est superflu de remarquer que dans ce développement il poétise son rôle et se représente dans une attitude stylisée et idéalisée.

111. J'ai devancé les temps. Sens obscur. « Remonter les âges », c'est retourner aux origines, étudier l'histoire; les « devancer », c'est sans doute prévoir leur cours et leur terme, étudier non point la fin du monde, mais ses fins, au sens philosophique du mot.

112. Passant les mers. Sens figuré; le poète a étudié les philosophes étrangers, les anciens, ceux de Grèce et d'Orient; les modernes, ceux d'Angleterre.

Des empires détruits je méditai la cendre;

par

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119 Dans ses sacrés tombeaux Rome m'a vu descendre ; Des mânes les plus saints troublant le froid repos, J'ai pesé dans mes mains la cendre des héros. J'allais redemander à leur vaine poussière Cette immortalité que tout mortel espère ! Que dis-je ? suspendu sur le lit des mourants, Mes regards la cherchaient dans des yeux expirants ; Sur ces sommets noircis d'éternels nuages, Sur ces flots sillonnés par d'éternels orages, J'appelais, je bravais le choc des éléments. Semblable à la sibylle en ses emportements, J'ai cru que la nature en ces rares spectacles Laissait tomber pour nous quelqu'un de ses oracles : J'aimais à m'enfoncer dans ces sombres horreurs. Mais en vain dans son calme, en vain dans ses fureurs, Cherchant ce grand secret sans pouvoir le surprendre, J'ai vu partout un Dieu sans jamais le comprendre ! J'ai vu le bien, le mal, sans choix et sans dessein, Tomber comme au hasard, échappés de son sein, J'ai vu partout le mal où le mieux pouvait être, Et je l'ai blasphémé, ne pouvant le connaître; 140 Mais ma voix se brisant contre ce ciel d'airain, N'a pas même eu l'honneur d'irriter le destin.

119. Des empires détruits, etc. — L'attitude du voyageur méditant sur les ruines des empires avait été fixée par les Ruines de Volney, dès 1791, puis par l'Itinéraire de Chateaubriand, en 1811. 122. J'ai pesé, etc... · C'est le vers fameux de Juvénal: Expende Hannibalem : quot libras in duce summo ?

(Satires, X.)

125-126. Allusion à la mort d'Elvire; Lamartine, ici comme dans le Crucifix, se représente cette mort aussi vivement que s'il y eût assisté.

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130. La Sibylle. C'est la Sibylle de Cumes peinte par Virgile au milieu de sa fureur prophétique (Énéide, VI.). — Semblable, avec tout le vers 130, se rapporte comme une apposition à « la nature; sur cette construction, voir Remarque 15.

140. Et je l'ai blasphémé. Le pronom le, en rigueur grammaticale, renvoie au substantif mal, qui est le plus voisin; mais l'idée de Dieu dominant de haut tout le passage, aucune équivoque n'est possible. Voir Remarques 15 et 18.

- Lamar

141. Mais ma voix, se brisant contre ce ciel d'airain. tine exprime ici le même sentiment d'irritation douloureuse contre

Mais un jour que, plongé dans ma propre infortune, J'avais lassé le ciel d'une plainte importune,

Une clarté d'en haut dans mon sein descendit, 145 Me tenta de bénir ce que j'avais maudit,

Et, cédant sans combattre au souffle qui m'inspire, L'hymne de la raison s'élança de ma lyre.

« Gloire à toi dans les temps et dans l'éternité ! Éternelle raison, suprême volonté !

Toi, dont l'immensité reconnaît la présence!
Toi, dont chaque matin annonce l'existence !
Ton souffle créateur s'est abaissé sur moi ;
Celui qui n'était pas a paru devant toi!
J'ai reconnu ta voix avant de me connaître,
Je me suis élancé jusqu'aux portes de l'être :
Me voici le néant te salue en naissant ;
Me voici mais qui suis-je ? un atome pensant !
Qui peut entre nous deux mesurer la distance ?
Moi, qui respire en toi ma rapide existence,

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le silence opposé par le ciel aux interrogations de l'homme, qui,
chez A. de Vigny, aboutira au désespoir dédaigneux et serein :
... Le Juste opposera le dédain à l'absence

Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

(Jardin des Oliviers, strophe finale ajoutée en 1862.) Les deux poètes constatent également la carence apparente de Dieu; mais au lieu que le silence de Vigny est une révolte, Lamartine entonne l'hymne de la résignation.

147. Au souffle qui m'inspire.

Le présent équivaut ici à un adjectif « inspirateur ». Voir Remarque 10.

148. L'hymne de la raison. — M. Lanson définit fort justement le sens donné ici par Lamartine au mot raison. La raison est, à la fois, la faculté logique qui lie les idées, et le bon sens qui fait sa place à l'évidence intérieure et aux principes qu'elle fournit. Si le poète dépasse à cet endroit le rationalisme du xvIIIe siècle, il ne le contredit pas. Le plus digne usage de ma raison, a dit Rousseau, est de s'anéantir devant toi» (Émile, IV). Le catholicisme chez Lamartine, a enveloppé, non pas chassé le déisme... 152. Toi dont chaque matin.... C'est le thème que Lamartine développera magnifiquement dans les Harmonies. Voir l'Hymne

du Matin.

158. Atome pensant.

--

L'expression est de Voltaire, au v. 208 du Poème sur le Désastre de Lisbonne. Elle renouvelait, avec une prétention scientifique, celle de Pascal sur le « roseau pensant ».

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A l'insu de moi-même à ton gré façonné,
Que me dois-tu, Seigneur, quand je ne suis pas né ?
Rien avant, rien après : Gloire à la fin suprême :
Qui tira tout de soi se doit tout à soi-même !
Jouis, grand artisan, de l'œuvre de tes mains :
Je suis, pour accomplir tes ordres souverains,
Dispose, ordonne, agis; dans les temps, dans l'espace,
Marque-moi pour ta gloire et mon jour et ma place :
Mon être, sans se plaindre et sans t'interroger,
De soi-même en silence accourra s'y ranger;
Comme ces globes d'or qui dans les champs du vide
Suivent avec amour ton ombre qui les guide,
Noyé dans la lumière, ou perdu dans la nuit,

170

Je marcherai comme eux où ton doigt me conduit ;
Soit que, 'choisi par toi pour éclairer les mondes, 175
Réfléchissant sur eux les feux dont tu m'inondes,
Je m'élance entouré d'esclaves radieux,

180

Et franchisse d'un pas tout l'abîme des cieux;
Soit que, me reléguant loin, bien loin de ta vue,
Tu ne fasses de moi, créature inconnue,
Qu'un atome oublié sur les bords du néant,
Ou qu'un grain de poussière emporté par le vent,
Glorieux de mon sort, puisqu'il est ton ouvrage,

162-165. M. Maréchal rapproche Lamennais : « Lorsque Dieu créa, ne devant rien qu'à lui, puisqu'il n'existait que lui, il ne put se proposer qu'une fin relative à lui-même, c'est-à-dire à sa gloire, et à la manifestation de ses perfections infinies... Dieu n'agit que pour lui-même... pour faire éclater sa gloire... » (Essai sur l'Ind., t. I.) Mais ces idées, et celles que Lamartine développe plus loin, sont communes à tous les commentateurs mystiques de l'idée de Dieu et du dogme de la création. Elles étaient certainement familières à Lamartine bien avant qu'il eût lu Lamennais, par le seul fait que sa mère et ses maîtres de Belley lui avaient donné une éducation chrétienne.

173. Noyé dans la lumière ou perdu dans la nuit. On peut rapprocher ce verset de l'Imitation (III, 17) : « Si vous voulez que je sois dans les ténèbres, soyez béni, et si vous voulez que je sois dans la lumière, soyez encore béni. La pensée chrétienne de la conformité intérieure de la volonté humaine à la volonté de Dieu est développée aux chapitres 15 et 17 du livre III de l'Imitation.

177. Entouré d'esclaves radieux. Cette périphrase ou cette image désigne les planètes asservies au soleil par les lois de l'attraction.

185

J'irai, j'irai partout te rendre un même hommage,
Et, d'un égal amour accomplissant ma loi,
Jusqu'aux bords du néant murmurer: Gloire à toi!

« Ni si haut, ni si bas! simple enfant de la terre, Mon sort est un problème, et ma fin un mystère ; Je ressemble, Seigneur, au globe de la nuit

Qui, dans la route obscure où ton doigt le conduit, 190
Réfléchit d'un côté les clartés éternelles,

Et de l'autre est plongé dans les ombres mortelles.
L'homme est le point fatal où les deux infinis
Par la toute-puissance ont été réunis.

A tout autre degré, moins malheureux peut-être, 195
J'eusse été.... Mais je suis ce que je devais être,
J'adore sans la voir ta suprême raison,

Gloire à toi qui m'as fait ! Ce que tu fais est bon.

« Cependant, accablé sous le poids de ma chaîne, Du néant au tombeau l'adversité m'entraîne e; Je marche dans la nuit par un chemin mauvais, Ignorant d'où je viens, incertain où je vais, Et je rappelle en vain ma jeunesse écoulée, Comme l'eau du torrent dans sa source troublée.

187. Simple enfant de la terre. -- Byron, dans Manfred (v. 2). appelle l'homme fils de la terre ».

193-195. Lamartine exprime en ces vers l'idée fameuse de Pascal : • Qui se considérera de la sorte s'effraiera sans doute de se voir comme suspendu entre ces deux abîmes de l'infini et du néant... Car enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout... »

198. M. Lanson cite le verset de l'Imitation (III, 50) d'où l'expression est littéralement transcrite : « ... ce que tu veux arrive, ce que tu fais est bon... »

199. Le tiret (-), comme aux vers 187 et 239, marque la division de l'hymne en couplets et jalonne la progression du développement. Jusqu'au vers 239, Lamartine reprend l'énumération « de ses propres malheurs pour leur opposer la volonté divine; sa raison et son cœur esquissent une sorte de dialogue; le cœur énonce des reproches ou des objections, (Cependant...) que, chaque fois, la raison couvre plus haut d'un impérieux Gloire à toi! 202. Pascal Comme je ne sais d'où je viens, aussi ne sais-je où je vais... (Pensées.)

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