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assez de calme et de liberté pour s'abandonner aux inspirations d'une poésie rêveuse et entièrement détachée des intérêts actifs de ce monde ; mais nous savons aussi qu'il y a au fond de l'âme humaine un besoin imprescriptible d'échapper aux tristes réalités de ce monde, et de s'élancer dans les régions supérieures de la poésie et de la religion !

Non de solo pane vivit homo.

E. G.

MÉDITATION PREMIÈRE

L'ISOLEMENT

Au mois d'août 1818, Lamartine se trouve à Milly, où il est venu de Mâcon en juillet pour surveiller les moissons. Le temps ayant changé de l'extrême chaleur aux pluies glacées, il est devenu souffrant : «Tu n'as pas l'idée de l'état d'angoisse et d'agonie où cela m'a rejeté ces deux ou trois jours. » (Lettre du 11 août à Virieu.) Il vient de s'enthousiasmer pour l'Essai sur l'Indifférence, de Lamennais; il a le désir de la foi (voir plus haut p. 96-97) : . Heureux l'homme qui croit! heureux celui qui espère, seulement comme je croyais, comme j'espérais avant un malheur sans remède » Et encore : « ... Tout est triste, tout est lugubre. Espérons, mais n'espérons que de l'avenir éternel ! C'est maintenant qu'il faut s'armer de tout ce qui peut rester de philosophie ou de religion dans l'âme.» (Lettre à Vignet, 20 août.)

Le 24 août, il écrit à de Virieu

.... Elles (tes lettres) me font le même bien que tu me dis que te font les miennes, qui ne sont cependant que des complaintes monotones pour me débarrasser non de ma pensée, comme tu dis très bien, mais de mon ennui. J'en jouis surtout quand elles m'arrivent ici où je suis seul...

La dernière est délicieuse. Je la reçus en sortant de table; je montai pour te répondre sur la montagne de Milly, avec mon

de vue politique. Les ultras menaient une lutte féroce contre le minis tère Decazes, à la suite de l'élection, jugée « scandaleuse », de l'ex-abbé Grégoire à la Chambre; cette élection avait été cassée au début de janvier; le 14, commençait la discussion d'une nouvelle loi électorale. Dans la nuit du 13 au 14 février, le duc de Berry était assassiné par Louvel; accusé le lendemain de complicité d'assassinat à la tribune, Decazes était contraint de se démettre. Le pied des ministres a glissé dans le sang, » déclarait Chateaubriand, tandis que se constituait péniblement le second ministère Richelieu. C'est pendant ces jours troublés qu'on imprimait les Méditations.

album et mon crayon; et tout ce que tu me dis dans ta dernière page, joint au spectacle que j'avais sous les yeux, m'inspira une méditation de plus... Je t'envoie les stances dernières, telles qu'elles sont tombées sur l'album, et sans avoir le temps d'en faire les vers. Cela n'est que pour toi, ce n'est qu'un croquis.

Méditation huitième.

Stances... »

On peut donc fixer au 22 ou au 23 août 1818 la composition de l'Isolement.

On possède de cette pièce deux rédactions antérieures à la 1 édition : 1° le brouillon et la mise au net sur le carnet de Lamartine appartenant aux héritiers d'Émile Ollivier; les variantes en ont été publiées par M. Lanson (éd. citée); 2o une copie envoyée à Aymon de Virieu (Correspondance: Lettre du 24 août 1818). Entre la rédaction primitive et l'impression, Lamartine a travaillé à détacher ses vers du cadre où ils avaient été d'abord conçus et à leur donner une signification plus générale et un sens, pour ainsi dire, spiritualisé.

Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes :

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1. Sur la montagne. C'est le mont du Craz (corruption du terme géographique Cret) qui domine le vallon de Milly, à l'ouest, et dont le sommet rocheux et nu se couronne d'un taillis de chênes. Le paysage qu'on aperçoit de là, et que Lamartine avait sous les yeux, est décrit par M. F. Reyssié. (La Jeunesse de Lamartine, pp. 36-44).

5. Gronde le fleuve. — Le fleuve qu'apercevait au loin Lamartine, était la Saône, dont la vue lui inspire aussitôt la première rédaction de son vers; puis, à cette vision directe, il substitue, par le souvenir, celle du Rhône, aperçu du haut du mont du Chat.

VAR. 1. Au sommet du rocher.

VAR. 5. Ici, le fleuve en paix roule ses eaux dormantes.

Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l'étoile du soir se lève dans l'azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres.

Le crépuscule encor jette un dernier rayon;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon.

Cependant, s'élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs:
Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique

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7. Là, le lac. Il n'y a point de lac dans le paysage de Milly; Lamartine voit sans doute, par le souvenir, le lac du Bourget. 8. L'étoile du soir. M. Lanson indique justement que « l'étoile du soir est un thème ossianique ». La notation de Lamartine le reflet de l'étoile dans les eaux sera reprise par A. de Musset dans son invocation célèbre à l'Étoile du soir, qui n'est ellemême qu'une adaptation d'un morceau d'Ossian :

Ou t'en vas-tu, si belle, à l'heure du silence,
Tomber comme une perle au sein profond des eaux ?

11. Le char vaporeux...

(Premières Poésies. Le Saule.) L'image appartient à la langue classique du XVIIe et du XVIIIe siècle; elle lui vient de la mythologie. Lamartine l'emploie souvent dans les Méditations (cf. plus loin, 45: le char de l'Aurore. — La Prière, 2). On la retrouve jusque dans les Harmonies (Hymne du matin, v. 60 et suivants) et dans Jocelyn.

13. La flèche gothique. Du Craz, Lamartine voyait l'église de Sologny; son clocher n'avait rien de gothique. Mais Lamartine avait lu dans René, de Chateaubriand : « Au milieu de mes réflexions, l'heure venait frapper à coups mesurés dans la tour de la cathédrale gothique... ›

VAR. 6. Il blanchit.

VAR. 8. Et le pâle Vesper tremble dans son azur.

l'étoile du soir

VAR. 8. Ici, une stance supprimée :

Au-dessus des hameaux, la rustique fumée

Ou s'élève en colonne, ou plane sur les toits :

Plus loin, dans la chaumière une flamme allumée
(Semble un astre nouveau se levant sur les bois.

Ressemble aux feux trompeurs qui tremblent dans les bois.

VAR. 15. Le laboureur.

Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N'éprouve devant eux ni charme ni transports;
Je contemple la terre ainsi qu'une ombre errante :
Le soleil des vivants n'échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m'attend ».

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Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières ? 25 Vains objets dont pour moi le charme est envolé ; Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,

18. Ni charme, ni transports.

Les deux mots s'opposent, pour

désigner l'un la joie passive qui provient de l'admiration, l'autre la joie active et enthousiaste.

22. L'aquilon souffle du nord; l'aurore désigne l'est. 25. Ces palais. Lamartine généralise la description; son œil s'est élevé du vallon de Milly à la contemplation de l'univers, ainsi que l'indiquait la strophe supprimée qui formait transition.

26. Charme est pris ici au sens objectif; c'est l'attrait qui réside dans les choses; au v. 18, il dés gnait l'effet de cet attrait dans l'âme du poète.

«

27. L'introduction de la leçon solitudes paraît affaiblir le vers suivant ; si ce sont des solitudes, il est naturel qu'elles soient dépeuplées. Mais c'est qu'un seul être les peuplait. » Lanson. C'est aussi sans doute que le monde, pour le poète, n'est point peuplé seulement d'êtres humains; par la mort d'Elvire, les solitudes chères à Lamartine étaient dépeuplées de leurs bruits, de leurs couleurs, de tout ce qui en composait le charme et l'attrait.

VAR. 19. A partir de l'éd. de 1836: Ainsi qu'une âme.
VAR. 23. Je fixe chaque point...

VAR. 24. Ici, une stance supprimée :

Et qu'importe à mon cœur ce spectacle sublime,
Ces aspects enchantés de la terre et des cieux !
L'univers est muet, rien pour moi ne l'anime,
Et sa froide beauté lasse bientôt mes yeux.

VAR. 25. ...ces vallons, ces iles...

VAR. 26. Froids objets.

VAR. 27. Fleuves, coteaux, forêts, ombres jadis si chères.

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Que le tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un œil indifférent je le suis dans son cours;
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En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève,
Qu'importe le soleil ? je n'attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts :
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire ;
Je ne demande rien à l'immense univers.

Mais peut-être au delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ?

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29-32. M. Lanson rapproche ce passage lyrique de J.-J. Rousseau Mon cœur inquiet te cherche et ne trouve rien. Le soleil se lève, et ne me rend plus l'espoir de te voir; il se couche et je ne t'ai point vue; mes jours vides de plaisir et de joie s'écoulent dans une longue nuit. » (Nouvelle-Héloïse. II, lettre 13.)

38. Le vrai soleil.

L'expression est chrétienne; M. Lanson la trouve dans le Bréviaire romain: Verus sol (Hymne pour le lundi, à Laudes). Il rapproche également ces vers de Racine : Nos clartés ici-bas ne sont qu'énigmes sombres ; Mais Dieu sans voiles et sans ombres

Nous éclairera dans les cieux;

Et ce Soleil inaccessible,

Comme à ses yeux je suis visible

Se rendra visible à mes yeux.

(Cantiques Spirituels. I. 61-66.) La pensée chrétienne rejoint ici celle de Platon, pour qui le monde matériel n'est que le reflet et l'apparence des vraies réalités renfermées dans le monde des Idées ». Lamartine, au reste, évite ici de nommer Dieu; il n'exprime qu'une aspiration « vague vers un monde meilleur.

40. Ce que j'ai tant rêvé.— La première leçon pleuré, limitait l'aspiration du poète à l'objet de ses pleurs, c'est-à-dire à Elvire,

VAR. 28. Éd. de 1866 : Un être seul.

VAR. 29. A partir de l'éd. de 1836 Quand le tour.

VAR. 30. D'un œil insoucieux.

VAR. 31. Qu'en un ciel sombre ou pur il.

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