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l'objurgation, de l'obsécration. Toute la rhétorique lui était passée par les mains. Il avait fait une immense provision de mots et de tournures. Il ne lui restait plus qu'à acquérir des idées. A la classe de philosophie seulement était dévolu le rôle de lui apprendre à penser 1.

Peut-être les Pères ne se faisaient-ils pas illusion sur le danger qu'offrait l'exercice trop exclusif de l'amplification. De temps à autre, ils jugeaient prudent, pour ne pas fausser tout à fait la voix de leurs élèves, de leur faire baisser un peu le ton. Dans ce but, ils les faisaient descendre des hautes régions où ils avaient plané jusqu'alors et leur donnaient à composer, sur des sujets empruntés à la vie réelle, de petites lettres familières à la façon de Cicéron. Efforts superflus! Le maître lui-même en écrivant le corrigé de ses lettres ne pouvait plus s'empêcher de parler par périodes, comme un acteur habitué aux grands rôles ne peut plus marcher dans les rues qu'en s'avançant à pas comptés. La lettre familière n'était donc en rhétorique qu'une amplification réduite à de modestes proportions. Ainsi conçu cet exercice ne pouvait rendre que de bien médiocres services.

1. Quand on songe que dans la seule année 1731-32, le P. Monnet fit faire 68 amplifications, 28 fables, 19 lettres, 24 pièces de vers latins et apparemment aussi des versions latines et des versions grecques, il devait rester bien peu de temps aux élèves pour la lecture et la réflexion.

CHAPITRE VI

DE L'ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS, DU GREC,

DE LA LITTÉRATURE, DE L'HISTOIRE ET DE LA GÉOGRAPHIE.

I. Comment l'usage du français prévalut au théâtre du collège et dans les actes publics. II. Comment cette langue se fit une place dans les classes.

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III. Comment on l'enseignait. IV. Décadence du grec. V. A quoi se

bornait cette étude dans les classes. VI. De l'enseignement de la littérature et de la rhétorique. VII et VIII. Ce qu'on apprenait d'histoire et de géographie au collège de Troyes.

I

Tandis que les Pères, nourris dans l'étude du latin, n'étai ent occupés qu'à former des latinistes, il s'était opéré dans le cours du XVIe siècle une grande révolution littéraire. La langue française, longtemps dédaignée, avait pris définitivement la place qui lui était due. Elle avait enfanté des chefs-d'œuvre et était devenue langue littéraire à son tour.

Le malheur des corporations enseignantes fut de ne pas comprendre assez tôt que le règne du français était enfin arrivé et qu'il fallait savoir lui donner une place et même une très grande place dans les programmes. Elles s'obstinaient à vouloir parler et faire parler une langue qui était bien morte depuis que le monde savant en avait une autre qui répondait mieux à ses besoins.

Tout imbu qu'il fût de l'esprit de Port-Royal, l'Oratoire n'osa prendre sur lui, dans ses assemblées générales, d'introduire ouvertement dans ses classes l'usage et l'étude du français. Il eut du moins le bon sens de ne pas le repousser d'une façon absolue. Le temps n'était plus d'en récuser la valeur littéraire. Les Pères bataillèrent quelque peu, essayèrent de s'opposer à ses empiétements', mais, à la fin, laissèrent faire, laissèrent passer. Le français ne pénétra pas au collège de Troyes par la grande porte; mais, grâce aux intelligences qu'il avait dans la place, il sut trouver des passages pour s'installer dans les classes à côté du latin resté jusqu'alors sans rival.

1. Catalogus scolasticorum, t. II, ad. ann. 1700,

L'Oratoire, du reste, eût été bien mal inspiré de vouloir fermer la porte de ses collèges à une langue qui, en somme, lui avait porté bonheur. N'était-ce pas en français que quelques-uns de ses membres avaient conquis une réputation qui avait rejailli sur l'ordre entier? Pouvait-on cacher aux écoliers des noms aussi illustres que ceux de Malebranche, de Mascaron et de Massillon? Quels professeurs n'étaient pas tentés d'étudier les œuvres de ces grands écrivains et d'associer leurs élèves aux bénéfices de leurs lectures?

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Le public contribua pour une bonne part à l'introduction du français dans les collèges de l'Oratoire. Au début du collège de Troyes, les personnes qui constituaient l'élite de la société, les magistrats municipaux, les gens de robe et d'Église, subissaient volontiers cinq actes de tragédie en latin. Ils ne pouvaient alors espérer de spectacle plus intéressant. Nourris dès l'enfance dans l'étude et dans l'usage de la langue latine; astreints le plus souvent par les besoins de leur profession à ne feuilleter que des traités écrits en latin; n'ayant, pour se récréer l'esprit, d'autres chefsd'œuvre que ceux de l'ancienne Rome, ils étaient, en somme, assez bien préparés à entendre ce qui se disait en latin sur le théâtre du collège. La situation changea complètement quand, dans le courant du XVIe siècle, ils purent applaudir sur d'autres théâtres des tragédies toutes françaises, quand ils lurent, dans leur langue maternelle, des œuvres comparables à celles de l'antiquité et qu'ils entendirent toutes les sciences leur parler français la théologie, la philosophie, le droit, la médecine, les mathématiques, l'histoire. Dès lors ils se donnèrent moins de peine pour « entretenir leur vieux latin de collège »; ils le laissèrent se rouiller dans le fourreau. Les représentations dramatiques de fin d'année, où chacun venait retremper son latin comme à une source salutaire, perdirent de leur charme et de leur utilité. Les rangs des spectateurs s'éclaircirent peu à peu. Les jeunes comédiens ne se sentant plus soutenus par les bravos de l'auditoire et blasés eux-mêmes sur la nécessité de si bien apprendre le latin, jouèrent leurs rôles de fort mauvaise grâce. Il devint bientôt évident qu'il n'y avait plus guère que le poète qui entendît exactement ce que voulait dire son œuvre latine.

Pour empêcher le public de fuir leurs représentations, les Pères de l'Oratoire furent obligés de faire quelques sacrifices au goût du jour. Vers 1691, le collège de Troyes donna sur la scène des poèmes moitié latins, moitié français, 2. En 1709, il hasarda une comédie toute française 3; puis vinrent quelques années après des sénatus-consultes,

1. Catalogus scolasticorum, t. II; 1714-1712, 1713-1714, 1714-1715, etc. 2. Catalogus scolasticorum, t. II; 1691.

3. Catalog. scolast., t. II; 1709.

des drames, des pastorales en français. En 1768, la muse latine chanta pour la dernière fois sur le théâtre du collège 1.

La langue de Cicéron conserva néanmoins une petite place dans les cérémonies officielles. Jusqu'aux dernières années du collège, les professeurs de rhétorique, de seconde et de troisième furent tenus de haranguer leurs auditeurs en latin. Mais si les Pères restaient fidèles à la langue latine, c'était autant par politique que par respect de la tradition. « Nous avons la mauvaise habitude, disait l'un d'eux, de choisir pour sujets de nos discours des événements contemporains. Nous ne le ferions pas devant des ignorants eux-mêmes, s'il fallait parler en français; mais le latin qu'on n'entend guère nous permet l'impunité 3. »

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II

Le latin avait aussi perdu bien du terrain dans les classes. Dans les premiers temps de l'Oratoire, les règlements de la Congrégation voulaient qu'on le parlât à partir de la quatrième. Combien de temps cette prescription fut-elle observée? C'est ce qu'on ne peut dire. Ce qui est certain, c'est qu'à la fin du grand siècle la langue française était parlée dans toutes les classes de grammaire et d'humanités. Il est impossible en effet d'admettre que les maîtres fissent leurs cours en latin, quand leurs élèves usaient de grammaires écrites en français. Comment aussi concilier l'interdiction de la langue maternelle dans les classes avec la présence d'exercices qui ne sont possibles que par l'emploi du français? Nous voulons parler du thème, de la version et des explications orales que les Pères entendaient comme nous les entendons aujourd'hui.

L'emploi du latin, comme langue parlée et dictée, paraît s'être maintenu plus longtemps dans les classes de rhétorique, de logique

1. Catalog. scolast., III; 1734 à 1769.

2. L'auteur de la Manière d'étudier et d'enseigner les humanités.

3. D'Alembert disait à peu près la même chose : « J'ai entendu quelquefois regretter les thèses que jadis on soutenait en grec. J'ai bien plus regret qu'on ne les soutienne pas en français on serait obligé de parler raison ou de se taire. » (Encyclopédie, art. College). Grosley dans sa préface de la Vie de Pithou écrivait : « Peu de personnes sont aujourd'hui en état de chercher la vie de M. Pithou dans des écrits latins... La rareté de ces personnages augmente tous les jours.

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D

Un détail curieux à signaler. On prêchait encore en latin à Troyes au XVIII siècle. En 1770, un certain Yves Alexandre prononça un sermon en cette langue devant le chapitre de Saint-Urbain (Oratio dicta die cœnæ in capitulo ecclesiæ Urbani trecensis, 12 aprilis 1770). Et pendant quatre autres années il continua de haranguer les chanoines dans la même langue. Était-il bien compris ? On ne sait. Ce qui est certain, c'est que l'Oratio était invariablement suivie de la Traduction du discours prononcé le jeudi saint, dans le chapitre Saint-Urbain. Bibl. de Troyes, nos 4933 à 4938.

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et de physique. Grosley nous raconte que, du temps qu'il était écolier (1734), le P. Monnet, professeur de rhétorique, donnait ses leçons << en bel et bon latin et que telle était sa réputation que lui-même doubla sa rhétorique pour profiter des leçons de cet habile latiniste.

Le hasard a voulu que le cours de rhétorique du P. Monnet nous ait été conservé 1. C'est un document curieux à plus d'un titre : mais ce qui en fait surtout l'originalité, c'est que les définitions et les préceptes sont écrits dans le bon latin qu'admirait Grosley et que les exemples sont empruntés pour la plupart à des écrivains français : à Corneille, à Racine, à Brebeuf, à Bossuet, à Fénelon, etc.

Il était certain que, puisqu'on devait parler des écrivains de la France, mieux valait en parler en français que de se donner tant de peine pour rester incompris de la masse des auditeurs. Les successeurs du P. Monnet, qui ne parlaient pas assurément le latin avec la même élégance et la même facilité, n'eurent pas de peine à être de cet avis. Dix ans s'étaient à peine écoulés depuis le départ de l'habile humaniste que toutes les institutiones oratoriæ, dictées soit par lui, soit par ses émules, avaient disparu du collège, remplacées par des rhétoriques écrites en français parmi lesquelles nous pouvons signaler celle du P. Lamy 2.

Les progrès de la langue française furent peut-être un peu plus lents dans les deux classes de philosophie. Pendant de longues. années encore, on continua d'enseigner la logique et la physique en latin. Les cours des maîtres et les thèses des élèves s'écrivaient dans cette langue, au grand désespoir des gens sensés. — « Pourquoi, disait Daunou, lorsque le français est si propre aux matières philosophiques, s'obstiner à les revêtir de la plus insipide latinité? Ne peut-on pas, sans cet usage ridicule, apprendre très solidement la langue de Cicéron et de Virgile? Je ne crois pas qu'on puisse trouver un prétexte dans la nécessité de disposer les jeunes gens aux études de jurisprudence, de médecine ou de théologie qui se font en latin, car il serait assurément plus sensé de les faire en français 3. »

Daunou n'était pas assurément le seul oratorien qui pensât ainsi. D'assez bonne heure les professeurs de philosophie du collège de Troyes avaient autorisé la rédaction en français des thèses de mathématiques, de physique et de cosmographie (de toutes celles qui sont conservées à la bibliothèque de Troyes, il n'en est plus une seule à partir de 1757 qui soit écrite en latin); mais ils n'avaient pas osé

1. Institutiones oratoriæ, M' 1805, de la bibl. de Troyes.

2. L'Art de parler avec un discours dans lequel on donne une idée de l'art de persuader, par le P. Bernard Lamy. (Archives de l'Aube. D. 55, 56, 57, 65). — II est vrai qu'on lui substitua presque aussitôt une rhetorique française dont l'auteur n'est pas nommé dans les mémoires des libraires. Les oratoriens firent aussi usage de l'Art du Poète et de l'Orateur, nouvelle rhétorique à l'usage des collèges, par le P. Jean-Pierre Papon de l'Oratoire.

3. Lettres sur l'Éducation.

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