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CHAPITRE II.

Les fondements de la morale.

Diversité des théories.

La première notion à établir par la philosophie des mœurs, c'est celle du moral, c'est-à-dire qu'avant tout elle doit bien définir ce qui est moral et ce qui ne l'est pas.

Cela est aisé à cette seule condition, que la liberté humaine soit bien comprise: car est moral tout développement normal de cette liberté; est immoral tout développement anormal de cette même liberté.

Après cela, le premier problème à résoudre, c'est de bien dire la raison pourquoi une chose est morale et une autre immorale? Pourquoi l'une est qualifiée de bonne et l'autre de mauvaise? Pourquoi l'une est obligatoire et méritoire, pourquoi elle est jugée belle et honorée de l'assentiment ou de l'admiration de ceux qui savent sentir le bien, et pourquoi l'autre est à la fois un objet

d'antipathie et de colère, de mépris et de critique?

Cela est-il une simple affaire de goût, de pure convention, un effet de l'éducation, une manière de voir que nous nous donnons, ou bien cela vient-il d'ailleurs, par exemple, de la nature même de notre âme? Cela se borne-t-il à nous, ou bien cela est-il universel et commun à tous les êtres intelligents? Cela est-il fondé dans la nature générale des choses et dans leurs rapports, ou même dans la nature de leur auteur? Cela importe. Car, si cette appréciation qualifiée de morale était de pure convention, et si le jugement éthique était uniquement notre fait, suite d'un calcul, effet d'une éducation donnée en vertu de ce calcul, œuvre de mœurs qu'elle aurait établies en conséquence, il şerait d'une origine fort suspecte. Une éducation donnée en vertu de maximes admises par une sorte de consentement général pourrait être noble et belle encore, et régler notre existence d'une façon utile et honorable; mais, après tout, ce ne serait qu'une chose arbitraire, sans autre raison d'être qu'un calcul humain. Et de plus, ce calcul pourrait être faux. Car il se pourrait qu'une autre manière de régler les choses nous eût rendus plus heureux, et qu'à cette morale, toute de convention, quoique généralement établie et maintenue par la sanction des

siècles, on fit bien d'en substituer une autre, ne fût-ce que celle de Mandeville, fondée sur ce principe: Est utile et salutaire à l'Etat ce que le monde jusqu'ici qualifiait de mauvais, tel vice ou tel

autre.

Si, au contraire, l'appréciation éthique est bien la pensée légitime de notre âme, et si la morale a dans la nature humaine des fondements à ce point invariables que, pour pouvoir modifier l'une, il faudrait changer l'autre, elle a un tout autre caractère. Il n'y a plus alors rien d'arbitraire dans tout cet ensemble de sympathies ou d'antipathies, d'éloges ou de critiques qui s'attachent à l'œuvre d'un homme : les idées morales sont fondées dans la nature de sa raison, les sentiments dans ses idées, les actes dans les uns et dans les autres; la morale est la conséquence forcée de la psychologie et de la logique, et l'homme donné, la morale l'est aussi; rien de plus légitime qu'elle, rien de moins arbitraire, rien de plus certain, et la géométrie elle-même n'offre pas de plus infaillibles axiomes.

C'est là une différence fondamentale.

Toutefois la portée d'un tel fait serait encore purement humaine, et une loi à laquelle rien ne répondrait en dehors de l'humanité ne serait encore que la règle d'une seule race. Ce ne serait même qu'une loi locale, l'humanité étant limitée

au globe terrestre, et cette loi propre à notre planète serait si peu générale que, loin d'embrasser la totalité des êtres moraux, elle n'aurait de crédit qu'auprès d'une des espèces les moins nombreuses peut-être. Pour qu'une loi ait plus de portée, il faut qu'elle ait une origine plus haute que la raison de l'homme, qu'elle soit d'un ordre supérieur. Or comme notre raison n'admet audessus d'elle que l'ordre suprême, il faut que la loi qu'elle doit reconnaître soit de cet ordre, soit celle de l'univers.

Et même la raison ne s'arrête pas là. Pour qu'elle accepte une loi supérieure, il faut encore qu'elle soit perpétuelle. Elle ne la conçoit suprême qu'autant qu'elle peut la concevoir absolue, në s'altérant pas plus que celui qui en est le principe. Elle la veut éternelle comme lui, ayant après l'anéantissement de notre globe et la transmigration de notre race sur tel ou tel autre point de l'univers, la même valeur, la même autorité encore qu'avant la création de la race et du globe. Car si la loi tenait à la structure de notre globe ou à l'organisme de notre race, évidemment elle changerait à son tour. Et quelle serait l'autorité d'une loi aussi provisoire? Donc, pour qu'une morale ait le caractère et la portée qui puissent la faire accepter de la raison, elle doit être fondée sur autre chose que la nature humaine; elle doit

reposer sur un ordre de fait suprême et absolu.

Ces principes établis, il est facile d'apprécier la diversité des théories qui ont cours, et d'en choisir celle qui nous offre la plus forte garantie de vérité. On produit sur le fondement de la morale quatre théories principales.

Ce fondement, c'est la législation, la politique, la religion, l'éducation, dit la première.

C'est le rapport nécessaire de l'universalité des existences, dit la seconde.

C'est la nature de l'homme, dit la troisième.

C'est la nature de Dieu et l'ordre qu'il a institué dans les êtres intelligents, c'est l'ordre moral de l'univers, dit la quatrième.

Or, s'il est évident que de la solidité du fondement dépend celle de tout l'édifice, et si de la vérité du principe dépend celle de tout le système," le premier devoir du moraliste est de bien examiner ce que vaut chacune de ces quatre théories, de s'assurer en quoi elles s'éloignent ou se rapprochent de la vérité. C'est ce que nous allons entreprendre immédiatement.

1. Première théorie. La morale néc de l'éducation et des institutions politiques.

Les idées morales ne sont pas innées, a dit Locke. On peut les donner à l'homme, on peut

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