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immolée par sa théorie générale, sans y réussir davantage. Ce qu'il professe n'est qu'une ombre de liberté. Il admet concomitance ou accord entre ce qui se passe dans l'âme et dans le corps, par suite d'une disposition primordiale du créateur. Chacun des deux, dit-il, suit ses lois : l'âme agit librement; le corps suit des lois nécessaires; tous. deux se rencontrent dans les mêmes phénomènes sans agir l'un sur l'autre. Mais qu'est-ce que cette rencontre qui a lieu en vertu d'une disposition primordiale, si ce n'est une sorte d'ordre qui exclut la liberté de l'homme? Leibnitz le sentit et il donna cette autre théorie: chaque substance est la cause immédiate et réelle de ce qui se passe en elle. Mais c'est là une exagération en sens contraire de la première. En effet il se passe en nous infiniment de choses dont nous ne sommes pas la cause volontaire. Tous les efforts de son auteur ne détruisent pas le vice radical d'une hypothèse née d'une mauvaise théorie. Quelque éloigné que soit Leibnitz de ce panthéisme qu'on a voulu voir de nos jours dans sa monadologie et dans d'autres idées qualifiées de rencontres avec Spinoza, il est moraliste très-imparfait. C'est qu'il est sous l'ascendant de la fameuse Ethique. Je n'en veux appeler, à titre de preuve, qu'à ce qu'il dit dans ses Nouveaux Essais. « La morale a des principes indémontrables, et un des premiers

et des plus pratiques, est qu'il faut suivre la joie et éviter la tristesse 1. >>

Ce principe, un des premiers, n'est autre que le principe fondamental de Spinoza.

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Systèmes fondés sur la nature ou les rapports de l'homme.

Ces systèmes sont en grand nombre.

On a dit: En déterminant la conduite générale de l'homme, on ne peut qu'admettre ce principe, vivre ou agir conformément à sa nature. Or les moralistes ont fondé sur ce principe toute une série de doctrines, les uns en s'attachant à la nature de l'homme prise dans sa personne seule, les autres en le suivant dans ses rapports avec la nature générale des choses, d'autres encore en le prenant dans ses rapports avec ses semblables ou avec la totalité des êtres moraux.

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Chaque être doit aller à la fin pour laquelle sa nature est faite et qui résulte de sa constitution. Pour chacun le Bien est là. Ce qui nous distingue de tous les autres êtres qui nous entourent,

Nouveaux Essais, p. 45, éd. Raspe, comparez avec la me partie de l'Ethique de Spinoza.

c'est la raison, et si la nature de l'homme est essentiellement rationnelle, c'est son développement rationnel qui est sa vraie fin. Il est avant et après tout une intelligence dont le plus grand intérêt est la science, la connaissance, la vérité. Est donc bonne toute action qui réalise une idéc vraie. Le Bien c'est le vrai. Agis conformément à la vérité ; ne mens pas par tes actions. Voilà notre grande loi. Que le premier auteur de cette formule soit Wollaston, qui la fait valoir dans son Ebauche de la Religion naturelle, ou qu'on doive la faire remonter jusqu'à Platon, qui proclame Bien suprême la vérité, l'idée ou la science, en l'un et l'autre cas, ce n'est pas seulement une maxime défectueuse, c'est une règle purement scolastique et stérile. Le Bien, si beau et si vrai qu'il soit, n'est pas le vrai, pas plus qu'il n'est le beau. Ces trois choses se distinguent si aisément et si parfaitement qu'une théorie qui les confond n'a besoin d'aucune réfutation: c'est une confusion.

On est arrivé dans cette voie à une formule moins heureuse encore, lorsqu'au lieu de s'attacher à la raison tout entière et de fonder la morale sur cette faculté si essentielle de l'homme, on a pris une nuance du rationnel, le raisonnable et le raisonné. En effet on a dit à l'homme : Fais ce qui est de toute prudence, ce qui est digne d'un être qui raisonne. Or, que la prudence soit

une vertu, une qualité très-essentielle, appelée à jouer son rôle dans toutes les actions de l'homme, personne ne voudra le nier. Elle est dans la morale ancienne, une des quatre vertus principales, mais elle n'en est pas la plus grande ni la plus essentielle. La morale scolastique, il est vrai', lui a gardé longtemps la place qu'elle occupe dans l'antiquité grecque, mais la morale chrétienne ne lui a jamais assigné ce haut rang, et la morale philosophique est d'accord à ce sujet avec la morale chrétienne. Ce n'est donc qu'à titre d'aberration qu'il faut signaler un Essai récent qui proclame la prudence, vertu fondamentale au milieu des besoins et des énigmes du siècle.

Fichte met aussi à la tête de la morale une conception toute spéculative. L'objet suprême de toute philosophie, dit-il, c'est le moi, et la plus haute idée qu'il nous soit donné de nous en faire, c'est -celle du moi primitif et pur. Donc il faut disposer de notre liberté selon l'idée la plus haute de notre personnalité indépendante (Selbstaendigkeit). Nous ne pouvons pas atteindre à cette idéalité, cela est vrai, mais nous pouvons en approcher toujours plus, et indéfiniment. Or là est la vraie mission de la morale. Elle est la sciencé de la régénération, comme dit le Christ, la science du

IV. La morale de Crusius, celle de Mosheim, de Miller, etc.

rétablissement de l'homme en sa condition primitive. Et certes, il n'y a rien de plus grand, ni de plus vrai, que cette conception, si l'on y va jusqu'au bout: si l'on cherche à reconstituer ou à refaire l'homme tel qu'il est sorti des mains de Dieu. Toutefois, l'idée suprême qu'il faut mettre à la tête de cette science de restauration, ce n'est pas celle du moi. Le moi est un simple reflet du suprême ou de la perfection de Dieu : il n'est pas Dieu. C'est donc à l'idée de Dieu, c'est au type qu'il faut s'élever et non pas au reflet primordial du type seulement.

Mais alors, ce n'est pas la personnalité indépendante qu'il faut reconquérir, c'est au contraire le rapport primitif de la dépendance. Or, si c'est un rapport, ce n'est pas l'indépendance que la morale a mission de constituer. La conception du moi, au lieu d'établir le rapport qui fait la vie et la grandeur de l'homme, l'isole et le concentre sur lui-même. Elle rentre dans les systèmes égoïstes. Son égoïsme est d'une nature métaphysique, cela est vrai, mais au fond, il n'en est pas moins défectueux.

Tout système qui s'attache exclusivement au caractère rationnel de l'homme, sans tenir compte de même de ses autres facultés, mène à des formules qui, si belles qu'elles soient, manquent de profondeur et de vérité, autant que celles qui ne

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