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par conséquent des règles de conduite que ne connaît pas la morale philosophique. Celle-ci, à son tour, repose sur des fondements que la religion proclame incertains et donne des règles de conduite que sa rivale déclare insuffisantes. Ce n'est pas une simple séparation de voisin, c'est une position d'adversaire. La morale chrétienne, par exemple, non-seulement non-seulement reconnaît une autre autorité que la raison et agit au nom d'autres motifs, mais repose sur d'autres conditions naturelles que la morale philosophique. Loin d'admettre des facultés intègres, une intelligence pure et une volonté aidée de penchants et d'instincts légitimes, elle ne connaît qu'une pensée imparfaite, qu'une volonté qui incline au mal, que des facultés insuffisantes pour le bien. Au nom de la révélation, elle part d'un fait moral pris au début de l'espèce humaine, la chute primitive de l'homme et la dégénération qui s'en est suivie dans ses facultés actives. Loin d'attribuer à la nature morale de l'homme le pouvoir d'aller de perfectionnement en perfectionnement à l'idéalité de la loi suprême, elle enseigne l'homme incapable d'y atteindre, et par conséquent condamné par la loi. Sans un fait qui forme à la fois le pendant de la chute et sa réparation, apportant le pardon de la faute et le rétablissement de l'homme dans ses rapports primitifs avec

Dieu, sans ce fait tout mystérieux qu'elle appelle la Rédemption, elle ne saurait attribuer à l'homme aucun droit au bonheur, aucun mérite réel. Toutefois, grâce à l'intervention du Fils de Dieu dans sa destinée, intervention qui est comme la création d'une vie nouvelle dans le monde moral, la foi veut, non pas la perfection qu'enseigne la philosophie, mais une sainteté que celle-ci ne connaît pas. Elle n'y aspire que par la régénération ou le rétablissement de la nature humaine en sa condition primitive, qu'à l'aide de la communication surnaturelle des dons de l'Esprit saint, de toute une série de grâces divines que la raison ne trouve pas indiquées dans ses lumières naturelles. Enfin elle puise dans la théorie d'une rémunération générale à la suite d'un jugement universel des encouragements ou des mobiles qu'ignore la philosophie.

Telle est la morale chrétienne sérieusement prise. Et, on le voit, ce sont là autant de dogmes que la philosophie peut admettre, si elle le trouve bon après examen, mais qui ne sont pas de son domaine et qu'elle peut ignorer complètement, la raison ne les lui fournissant pas. De là vient que la divergence est souvent de l'hostilité. Toutefois, la morale chrétienne et la morale philosophique s'étant rencontrées pendant plus de dix-huit siècles dans les meilleures écoles et les

meilleures intelligences, elles se sont rapprochées et quelquefois confondues de telle sorte que, malgré la différence de leurs principes, elles se distinguent souvent plus par la forme et le point de vue qui les domine que par leurs enseignements. Partout où règne le dogme chrétien, la morale philosophique est essentiellement chrétienne. Et en revanche, partout où règne la philosophie, la théologie est elle-même de la philosophie et la morale religieuse une morale philosophique. Ne pose-t-on pas sous nos yeux la question de savoir: « Si la théologie a produit ou peut se flatter de produire une morale religieuse qui réponde >> aux exigences de la science et se maintienne indépendante de la morale philosophique? Et » cette autre, à savoir si la morale chrétienne, » dès quelle cesse de revêtir la forme populaire, » ne tombe pas au pouvoir de la philosophie? » Or à la manière dont les deux questions sont posées par les théologiens qui les élèvent, chacun pressent le résultat qu'ils établissent, c'est-à-dire la négative sur la première et l'affirmative sur la seconde.

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C'est là, en d'autres termes, proclamer la nécessité d'une absorption complète de la morale religieuse dans la morale philosophique. Or il en est de deux études qui se confondent en une seule comme de deux nations qui se mêlent :

l'effet du mélange est un asservissement de l'une par l'autre. Mais il est juste d'ajouter que l'absorption dans le sens qui vient d'être dit a peu de partisans, et que celle qui marche en sens contraire, avec des torts égaux, en compte un grand nombre. Les bons esprits ne veulent ni de l'une ni de l'autre ; ni l'extinction de la morale philosophique, ni celle de la morale religieuse, ne leur sourit.

Des penseurs très-philosophiques et très-religieux discutent très-librement les avantages et les infériorités de l'une ou de l'autre, et maintiennent la distinction de toutes deux. Ces libertés, prises par la raison au nom d'un droit divin et imprescriptible, ne changent rien ni à la nature de la morale religieuse, ni à celle de la morale philosophique. Différentes, ayant chacune ses caactères et ses enseignements propres, elles ont chacune sa raison d'être dans la mission providentielle qu'elles ont à remplir. Et dans cette mission, qui se traduit en œuvres communes, est leur accord suprême.

Toutefois, chacun le sent, la morale issue du dogme est, de son essence même, religieuse d'une autre façon que la morale philosophique; elle se fonde sur un ensemble d'enseignements divins. Du moins la morale chrétienne proclame ce caractère sous chacune de ses formes; et, si variées

qu'elles soient, il n'en est pas une qui ne professe des principes étrangers à la philosophie, même la moins chrétienne.

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La morale philosophique est-elle nécessairement ennemie de toute morale religieuse?

Oui, si elle croit toutes les religions également fausses; non, si elle en connaît une vraie pour elle car il est évident que, dans ce cas, elle voudra être d'accord avec cette religion, et qu'elle sera religieuse dans le sens le plus positif.

Dans un sens plus large encore, on doit qualifier de religieuse toute morale qui se fonde sur un ordre de choses voulu de l'Etre moral par excellence, sur le bien suprême, ou l'idéalité pure et absolue. Si indépendante qu'une philosophie se dise de toute religion positive, du moment où elle fonde sa morale sur Dieu, elle ne saurait, sans une inconséquence extrême, ne pas se subordonner tout entière au point de vue religieux. Or c'est là ce que doit faire la morale la plus jalouse de la pureté de son caractère philosophique, et si elle se rattache à Dieu, elle peut à très-juste titre se dire essentiellement religieuse. Sans doute, si elle est fille de la raison, elle a sa sanction là où est son origine. Toutefois, la raison humaine n'est que la

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