Page images
PDF
EPUB

sensations et actions de l'organisme. Par l'effet de l'éducation, l'amour de soimême s'étend plus ou moins à la famille, et par là embrasse déjà une communauté d'intérêts. Avec le temps il prend encore plus ou moins d'extension.

A égal degré d'excitabilité, les hommes n'ont pas tous le même caractère. Cette différence dépend du plus ou moins d'aptitude que les états organiques donnent à éprouver les émotions du plaisir, de la peine, des désirs, et au plus ou moins de disposition que telles ou telles idées trouvent dans les organes à favoriser ou à entraver l'action.

Les animaux aussi ont un caractère: ils sont joyeux, tristes, compatissants, envieux; ils connaissent la haine, l'amour, la jalousie, etc., et tous diffèrent les uns des autres à cet égard. Car, bien que tous soient organisés de manière à pouvoir présenter les phénomènes de la statique des passions, la faculté de subir des modifications organiques à l'occasion de certaines idées varie beaucoup en eux, et la nature, en leur accordant des idées instinctives, qui surgissent dans leur esprit comme des espèces de songes, a rendu plus faciles chez eux la manifestation et la reproduction de certains modes d'excitation.

Chez l'homme, le sentiment moral intervient, comme modificateur, dans la statique des passions, et, toutes les fois qu'il entre en jeu, on ne peut plus calculer les actions d'après les principes de cette statique.

Aussi longtemps qu'un homme se trouve soumis à la seule influence de passions ayant rapport à lui-même ou à d'autres, le mot bien n'exprime pour lui qu'une idée purement relative, c'est-à-dire qu'il juge bon tout ce qui contribue à entretenir son état présent de plaisir ou de désir, et mauvais tout ce qui tend à faire cesser cet état, et à provoquer le déplaisir, avec les désirs qui en sont la conséquence. Une même chose peut donc lui sembler bonne aujourd'hui, et mauvaise demain; car l'envie et la compassion peuvent naître des mêmes sources, comme nous l'avons vu dans la statique des passions, de sorte que celui qui se montre actuellement compatissant, peut devenir envieux quelques instants après, sans avoir plus de motifs d'être l'un que l'autre. Les animaux aussi sont capables d'éprouver la compassion ou la pitié pour d'autres, même pour l'homme; quand celui-ci leur fait du bien, quand il leur procure du plaisir, ils viennent à lui avec satisfaction, et le mal qu'il éprouve devient le leur. Il n'y a là aucune trace de moralité.

L'intérêt particulier est déjà un peu sacrifié à l'intérêt de tous ou de beaucoup, quand les passions de l'homme et des animaux qui se rapportent au moi personnel viennent à être balancées par d'autres passions qui ont également trait au moi, par exemple, chez les animaux, par la crainte du châtiment, chez l'homme, par les passions qu'engendre la superstition, qui, du reste, est une source aussi féconde en mauvaises actions qu'en bonnes.

Quand l'idée de ce qui peut tourner à l'avantage de sa famille, de sa caste, de sa corporation, de ses compatriotes, devient prédominante chez l'homme, et agrandit ainsi celle de sa propre personnalité, alors il conçoit une notion plus générale de l'utile et du bien. Cependant la notion de ce qui peut profiter à un nombre limité de personnes est loin encore de celle du bien moral. Plus le cercle des individus à l'égard desquels on conçoit que le bon peut être avantageux s'agrandit, plus on se rapproche de l'idée du bien moral. La notion devient plus parfaite quand on

3

arrive à regarder comme bien ce qui est tel, non pas seulement pour tous les hommes du temps présent, mais encore pour les hommes de tous les temps, dans quelques circonstances qu'ils puissent se trouver. C'est là aussi le bien qu'on doit désirer pour soi-même en toutes circonstances, et dont la notion exclut tout ce qui, portant le caractère du bien au temps présent, ne l'a plus pour le moment qui va suivre.

La soumission du moi à la loi divine qui régit l'univers est la raison, qui reconnaît que les choses particulières ne sont que des parties du grand tout, de l'infini. La raison engendre la notion du bien suprême, qui prend le nom de conscience, en tant qu'elle met opposition ou apporte des restrictions au bien relatif, c'est-àdire à ce qui n'a le caractère de bien que par rapport aux états passagers, aux conditions temporaires de l'homme. La contemplation des imperfections de sou propre moi (qui fréquemment n'est point dirigée par la notion du bien suprême), et la tendance à atteindre ce bien absolu, jointes à la conscience de sa propre dépendance et de sa propre faillibilité, constituent le sentiment religieux, le carac tère de l'homme pieux. La satisfaction et la joie qui s'accordent avec la raison font le bonheur du sage, qui ne fuit pour cela ni les autres joies ni les idées de tristesse, en tant que ni les unes ni les autres ne sont pas incompatibles avec la raison (1).

L'homme pouvant être guidé par la notion générale du bien suprême, non moins que par les passions, il jouit par cela même de la liberté. Au fond cependant, les résolutions qu'il prend et les actions qu'il exécute, en vertu de cette notion, ne sont pas moins nécessaires que les événements ne le sont dans l'ordre physique, car rien ne s'accomplit jamais sans une raison suffisante. Une volonté livrée à tous les caprices de l'arbitraire, et ne reconnaissant aucune détermination, est une pure chimère. Quand deux passions contraires se font équilibre, ou qu'une passion lutte contre la raison, il semble que l'homme remplisse là le rôle d'un tiers qui, après avoir écouté ses deux conseillers, prend librement un parti quelconque; il ne se croit pas libre lorsqu'après s'être décidé, il vient ensuite à changer d'avis (2). Mais ce ne sont là que des illusions, car la raison et les passions, tout est en lui, et son choix est l'effet combiné de l'une et des autres.

La volonté n'est autre chose que le désir avec certitude du résultat, une affirmation positive d'un état nécessaire qui a été précédé de fluctuation, et la fluctuation, l'indécision dure jusqu'à ce que quelque chose de plus vienne à être jeté dans la balance par la raison ou par les passions. L'exaltation causée par le vin, les sensations et tout ce qui dispose aux passions suffit pour faire vouloir une chose à laquelle, toutes circonstances égales d'ailleurs, on n'avait point encore eu de raison suffisante pour se déterminer. Le vin obscurcit les idées qui maintenaient l'équi libre, il fortifie l'état de tension qui produit la passion, et accroît ainsi l'aptitude à se laisser impressionner par les idées adéquates à cette passion.

Tantôt une résolution prise n'est qu'une série future d'idées, sans action extérieure de la part du corps, comme lorsqu'on donne une certaine direction à ses pensées, à ses souvenirs; prendre une résolution, en ce sens, c'est donc savoir que (1) SPINOSA, loc. cit., Ethique, 5 livr., t. II, p. 239. Ficure, Anleitung zum seligen Leben. Berlin, 1806.

(2) HERBART, Psychologic, p. 91.

-

cette direction a été reçue. Tantôt la volonté agit au dehors par des mouvements calculés en vue d'atteindre le but désiré et auquel on se représente qu'on doit nécessairement arriver. Tout mouvement qui, ayant lieu sûrement et nécessairement, s'accompagne de l'idée d'un choix libre, et de cette autre idée qu'il a notre choix pour cause, est volontaire. On peut se représenter qu'un mouvement spasmodique, le rire, par exemple, aura lieu certainement; mais il n'est pas volontaire pour cela; car, bien que nos idées en soient la cause, il peut être accompagné d'un autre mouvement opposé, qu'accompagne l'idée d'un choix fait entre plusieurs, et qui seul porte le cachet de la volonté.

Que la volonté puisse produire sur-le-champ des mouvements, il n'y a là rien de plus surprenant qu'à voir une idée quelconque, par exemple celle du ridicule, ou toute idée passionnée, déterminer des mouvements. La seule idée d'un mouvement déterminé suffit, quand la disposition à ce mouvement existe, pour le faire naître contre notre volonté, ce dont le bâillement et le rire fournissent des exemples. Il faut donc, pour qu'un mouvement parte de la volonté, qu'il soit provoqué par l'idée que sa manifestation a lieu nécessairement, et que nous nous représentions notre moi comme en étant la cause.

Je termine cet aperçu sur les passions en faisant remarquer qu'elles sont, comme les simples idées, susceptibles de s'associer ensemble, de s'obscurcir réciproquement, de s'enchaîner. Beaucoup de prétendues passions ne sont en réalité que des enchaînements d'états passionnés, comme la jalousie et autres. On le comprendra sans peine en appliquant aux passions ce que j'ai dit des relations simples des idées entre elles (1).

SECTION III.

DU CONFLIT ENTRE L'AME ET L'ORGANISME.

CHAPITRE PREMIER.

Du conflit, en général, entre l'âme et l'organisme,

La relation qui existe entre l'âme et l'organisme peut être comparée, en général, au rapport qui a lieu entre une force générale quelconque et la matière dans laquelle elle se manifeste, par exemple entre la lumière et les corps dans lesquels

[ocr errors]

-

1834.STIEDENROTH, Psychologie. Berlin, 1824.

[ocr errors]

(1) Cons., pour de plus amples détails, les traités de psychologie et les ouvrages dans lesquels la logique est présentée de concert avec la psychologie et la métaphysique, notamment : ARISTOTE, De anima. - SPINOSA. Ethique. HERBART, Lehrbuch zur Psychologie. Konigsberg, BENEKE, Lehrbuch der Psychologie, Berlin, 1833. – Schubert, Geschichte der Seele. Stuttgardt, 1839.—Bobrik, System der Logik. Zurich, 1838. — Garus, Vorlesungen ueber Psychologie. Leipzick, 1831. Philosophie der Seele. Berlin, 1830. CABANIS, Rapports du l'homme, huitième édition, avec les notes, par L. Peisse. Paris, 1844.

-

FLEMMING, Beitrage zur physique et du moral de

elle éclate. Le mode de connexion n'est pas moins énigmatique dans les deux cas, La lumière se manifeste dans les corps, tantôt par un simple changement mécanique de la matière qui les constitue, comme par l'effet de la compression ou d'un choc, tantôt par suite d'une modification qu'éprouve leur composition chimique. L'électricité apparaît également sous l'influence d'un changement matériel des corps, dans lesquels elle détermine à son tour des changements matériels. Les phénomènes intellectuels ont lieu dans les corps organisés aussi longtemps que la matière change, et eux aussi provoquent des changements dans cette matière. En effet, le germe, outre la force vitale qui lui est inhérente, contient encore l'aptitude latente aux phénomènes d'intelligence dont fera preuve l'être animal qui doit en provenir; tant qu'une structure déterminée du cerveau ne s'est pas développée, l'action organique du germe demeure privée d'idées. L'établissement de la structure permet à la force déjà existante d'entrer en jeu: cette force ne tenant donc pas à la structure du cerveau, quant à sa cause première, elle n'en dépend qu'au point de vue de sa manifestation. Jusque-là le rapport entre les forces mentales et l'organisme n'est pas plus énigmatique que celui qui existe entre toute autre force de la nature et l'état matériel du corps, ou plutôt la difficulté de le concevoir est la même dans les deux cas. Le rapport entre les forces mentales et la matière ne diffère de la relation entre d'autres forces physiques et cette même matière qu'en ce que les forces mentales se déploient uniquement dans les corps organisés, en particulier chez les animaux, et ne se propagent qu'aux produits qui leur ressemblent, tandis que les forces physiques générales, auxquelles on donne aussi le nom d'impondérables, ont une sphère d'action bien plus étendue dans la nature. Cependant, comme les corps organisés eux-mêmes prenuent leur racine dans la nature inorganique, puisque les animaux vivent d'animaux et de végétaux, et que les végétaux se nourrissent en partie de matières inorganiques, il demeure incertain si l'aptitude aux phénomènes intellectuels n'est pas inhérente à toute matière, aussi bien que les forces physiques générales, et si ce n'est pas seulement par l'effet des structures existantes qu'elle arrive à se manifester d'une manière déterminée.

Avant de nous livrer à l'examen du conflit entre l'âme et la portion non pensante de l'organisme, il faut présenter quelques considérations générales sur les éléments organiques tant de l'organisme entier que du cerveau, et sur les monades dans le sens de l'école philosophique.

Monades dans le sens des physiologistes.

Les éléments de l'organisation du cerveau ou de l'organe de l'âme tirent leur origine première de cellules, comme toutes les parties élémentaires du corps animal, et les cellules elles-mêmes proviennent toutes de la cellule primaire, c'est-àdire du germe, qui contient la force du tout. Les cellules secondaires d'où les fibres musculaires, les fibres nerveuses, les fibres de tissu cellulaire, les fibres tendineuses, les cartilages, en un mot, toutes les parties constituantes des tissus se forment, soit par fusion de plusieurs cellules, soit par allongement de cellules en filaments, diffèrent de la cellule primitive, au point de vue de leur force productive, en ce que celle-ci contient implicitement la raison suffisante de la pro

duction de toutes les cellules secondaires, c'est-à-dire du tout (explicitement), tandis que les cellules secondaires ou les tissus ne produisent que leurs semblables. La cellule de cartilage produit dans le tout organique de nouvelles cellules de cartilage, tant au dedans qu'autour d'elle, la cellule cornée de nouvelles cellules cornées, la fibre musculaire de nouvelles fibres musculaires, la fibre nerveuse de nouvelles fibres nerveuses, et rien de plus. On conçoit, d'après cela, qu'un nouveau tout ne peut se produire, comme cellule primitive ou germe, que par le concours de toutes les cellules diverses, en d'autres termes parce que la force du tout se maintient intégralement la même dans toutes les molécules diverses de tissus, et les domine toutes. Mais l'organisme, considéré dans son ensemble, est un système de particules jusqu'à un certain point indépendantes les unes des autres, qui se complètent réciproquement de manière à constituer ensemble un seul tout, et qui possèdent l'aptitude à produire leurs semblables; il se compose pour ainsi dire de monades secondaires, ayant leur cause dans la monade primaire du germe, et qui, par leur réunion, représentent explicitement cette monade, on la cellule du germe. Les différentes monades contenues dans ce tout possèdent, en vertu de leur structure et de leur matière, des forces diverses, de mouvement, de sentiment, de nutrition, de sécrétion, c'est-à-dire que la structure qui leur est propre fait manifester en elles des forces naturelles différentes. De même, en vertu de la structure et du conflit de ses molécules, comme masse de cellules en quelque sorte déléguées (corpuscules ganglionnaires), et de fibres provenant de cellules, le cerveau est l'organe de la pensée, ainsi que les cellules et les fibres musculaires sont l'organe du mouvement. Mais il ne faut pas s'imaginer pour cela que l'âme ellemême soit composée de parties. L'accroissement du nombre de ces éléments n'a point d'influence sur la masse des idées: il en exerce seulement sur leur netteté, leur lucidité, leur combinaison, de même qu'une perte de substance cérébrale, par l'effet d'une plaie de tête, ne soustrait pas des masses d'idées, mais détruit la clarté et la netteté des idées. Les diverses régions du cerveau auxquelles aboutissent les impressions reçues par les nerfs des sens, communiquent simultanément des idées différentes au sensorium. On entrevoit sans peine comment, les molécules actives du cerveau ne faisant qu'un, quant à leur forme primitive, tant ensemble qu'avec toutes les autres molécules organiques, puisque toutes naissent de cellules, les états excités en elles par les idées doivent agir sur les molécules du corps, et ceux de ces dernières influer également sur elles: mais ce qui reste un mystère pour nous, c'est la manière dont ces molécules cérébrales agissent et réagissent dans la production des idées.

Je dois faire expressément remarquer que j'entends ici par monades, non des atomes, mais les parties primitives organisées et périssables, dont tous les tissus organiques sont originairement composés, d'après l'importante découverte de Schwann, parties qui, bien qu'au service de la force plastique du germe, diffèrent les unes des autres eu égard à la matière et aux forces, et possèdent l'indépendance en ce sens que, malgré la domination exercée sur elles par la puissance du tout qui les englobe, elles n'en ont pas moins le pouvoir de produire en elles et hors d'elles leurs semblables, peuvent même continuer pendant quelque temps d'agir après avoir été séparées du tout, réagissent les unes sur les autres, et assez souvent aussi se confondent ensemble pour former des structures composées, douées

« PreviousContinue »