Page images
PDF
EPUB

et dans ses produits depuis l'instant de la création. Cette idée est la seule chose permanente en lui, car la matière l'abandonne sans cesse, et continuellement de nouvelle matière se trouve soumise à l'influence de cette idée motrice. Sans elle, la matière n'a ni vie ni âme, même virtuellement, ou à l'état latent. Tous les phénomènes vitaux et intellectuels qui se déploient dans la matière élaborée par les corps organisés dépendent uniquement de l'idée qui domine les organismes.

Cette doctrine se trouve exposée sous forme de mythe dans le Timée de Platon. C'est aussi la plus répandue de toutes, pour l'explication des rapports qui existent entre l'âme et le corps. L'idée motrice de la vie peut, à la mort, rompre ses liens avec le corps, et retourner à la source divine d'où elle est émanée lors de la création des êtres animés. L'âme est donc, en elle-même, étrangère à la matière animée de forces purement physiques; elle y est seulement enchaînée, et ses liens peuvent se rompre. Les différents mythes relatifs à l'état de l'âme après la mort, les idées des pythagoriciens et de Platon sur le sort des esprits après la dissolution du corps, celles des néoplatoniciens et des mystiques sur la possibilité de dégager l'âme, même en cette vie, des liens de la matière, toutes ces doctrines sont des variantes d'un seul et même système cosmologique, suivant lequel l'âme, étrangère au corps, n'est une force ni de ce corps ni en général de la matière, et ne se trouve qu'à l'état d'union avec lui dans les êtres organisés. Cette doctrine a pour elle l'intérêt que chacun porte à sa propre personnalité, et qui lui fait désirer qu'elle persiste même au delà du tombeau. Cependant il est peu d'hommes que l'absorption de la personnalité de leur esprit par l'esprit général de l'univers satisfasse, et qui, avec Fichte, fassent consister la suprême félicité, dès la vie d'ici-bas, à tendre vers l'infini et l'éternité.

Mais, comme la vie et l'âme, ou, en d'autres termes, l'idée motrice, ne sont pas des attributs latents de toute matière, la multiplication et la division des êtres organisés, et la division simultanée des âmes, ne peuvent pas, dans cette hypothèse, être attribuées à l'assimilation de nouvelle matière par la voie de la nutrition; elles doivent être expliquées par une propriété du principe vital et de l'âme, qui, en opposition avec la façon dont se comporte la matière, les rend capables de se diviser à l'infini, sans que leur force en soit diminuée ou affaiblie. Assurément il est difficile à l'intelligence de concevoir une telle propriété. D'un autre côté, l'hypothèse suivant laquelle les idées motrices émanent de la divinité et sont indépendantes de la matière, explique sans peine comment les différents organismes, leurs classes, leurs ordres, leurs familles, leurs genres et leurs espèces, quoique indépendants les uns des autres, expriment cependant d'une manière si frappante l'influence originelle d'une idée régulatrice. Cette idée générale est suivie avec une précision tellement logique dans toutes les modifications offertes par les divers genres d'une famille, qu'il suffit souvent aux zoologistes de connaître les caractères d'une famille et de quelques uns des genres qui s'y rapportent, pour prévoir l'existence des autres genres et de leurs particularités distinctes. L'état actuel de la création répond aussi à l'hypothèse d'idées actives originairement implantées dans l'organisme : car, lorsqu'un événement fortuit vient à détruire tous les individus d'une espèce organique, cette espèce ne peut plus être reproduite par la vie générale de la nature. La ressemblance que les germes de tous les êtres organises ont entre eux, quant à la structure primitive, puisque tous sont des cellules

à noyau, semble aussi prouver que la diversité des classes, familles, genres et espèces d'animaux et de végétaux qui se développent de ces germes, a pour cause, non leur structure ou leur constitution chimique, mais une idée active innée.

2° Hypothèse panthéistique d'une âme du monde et de ses rapports avec la matière.

Une doctrine entièrement opposée à la précédente soutient que le principe de la vie est inhérent à la matière, et que, loin d'être ajouté à cette matière, il n'en est qu'une simple propriété, dont, à la vérité, elle ne jouit que sous des conditions déterminées de composition, de structure et de forme. Quand la matière entre dans les corps organisés, elle y trouve réunies les conditions nécessaires pour que le principe de vie qu'elle renferme à l'état latent se manifeste sous la forme déterminée de tel ou tel corps organisé. De cette manière on conçoit que la force organique puisse se multiplier par accroissement, et qu'elle soit susceptible de division. Un être vivant qui meurt ne perd que les conditions sans lesquelles la vie ne pouvait se manifester sous une forme donnée, et la matière, aussi animée, aussi apte à vivre qu'auparavant, rentre dans le sein de la nature.

Telle est l'expression pure et simple de cette doctrine, à la fois panthéistique et matérialiste, quand on la dégage de toutes particularités historiques, et qu'on l'adapte à la solution du problème qui a été posé précédemment. Des systèmes cosmologiques plus ou moins empreints de ses couleurs avaient été imaginés par les philosophes de l'ancienne Grèce. Anaxagore enseignait que tout peut provenir de tout, et que l'esprit est l'âme de toutes choses, la forme universelle de toutes les choses. Héraclite prétendait que les êtres animés reçoivent le principe spirituel de l'univers par la respiration et les sens. Mais personne n'a exposé plus clairement cette théorie du monde que Giordano Bruno. L'extrait suivant d'un de ses principaux ouvrages (1) donnera une idée d'un système qui a été reproduit et développé par divers écrivains modernes sur la philosophie.

L'âme du monde remplit et illumine le monde entier, et instruit la nature à produire les genres et les espèces des choses, telles qu'elles doivent être. Cette intelligence créatrice universelle a les mêmes rapports avec la production des choses naturelles que notre intelligence avec les conceptions de genres et d'espèces....... La cause finale que se propose la cause première, l'âme créatrice du monde, est la perfection du tout. Celle-ci consiste en ce que toutes les formes possibles soient réalisées dans des parties et des masses diverses de la matière, but dans lequel l'intelligence générale se complaît tellement qu'elle ne se lasse jamais de tirer toutes les variétés de formes du sein de la matière... La cause de toutes choses doit être une âme, cette âme qui règne sur toute la matière de l'univers et qui, bien qu'unité en elle-même, produit des choses diverses et douées de qualités différentes, d'après la faculté qu'a la matière de prendre des formes variées, et d'après l'aptitude de ses forces actives. Quelques unes de ces choses vivent sans sensibilité, parce que les forces spirituelles sont opprimées par la matière prépondérante, soit en raison de leur propre faiblesse, soit par d'autres causes.... De ce que les corps célestes et la nature en général ne possèdent point la faculté humaine de penser ou la mémoire, il ne suit pas qu'elles forment leurs produits sans nulle intelligence ou sans

(4) Dialoghi de la causa, principio e uno. Venise (Londres), 1584.

aucune intention: car on voit des musiciens et des écrivains parfaitement exercés ne pas violer les règles, bien qu'ils accordent peu ou point d'attention à ce qu'ils font... Je dis donc que la table, comme table, n'est point animée, ni l'habit comme habit, ni le cuir comme cuir, ni le verre comme verre, mais qu'en leur qualité de produits naturels et de choses composées, ils ont nécessairement matière et forme. Donc, quelque petite et futile que puisse être une chose, elle n'en renferme pas moins une partie de la substance spirituelle, qui, lorsqu'elle trouve un substratum convenable, est apte à devenir une plante ou un animal. En un mot, il y a un esprit en toutes choses, et nul corps n'est si minime qu'il ne contienne une partie de la substance divine, qui l'anime. »

D'après cette théorie, les organismes sont des effets de la première de toutes les causes; ce sont des corps animés, dans lesquels les phénomènes de la vie et de l'intelligence se manifestent sous une forme déterminée, en vertu d'une certaine structure et d'une certaine composition chimique. Cette structure n'est point un résultat du hasard, car elle aussi émane de l'esprit créateur de Dieu, et la connexion idéale de tous les êtres organisés, distribués en classes, familles, genres et espèces, suffit déjà pour exclure toute idée d'intervention d'un pur hasard. Mais, dès que la matière à laquelle on donne l'épithète de morte, entre dans la sphère d'action d'un organisme actuellement existant, qui lui imprime une structure semblable à la sienne, et la soumet à son propre principe de vie, l'aptitude à vivre qui lui était inhérente, mais à l'état latent, se manifeste sous une forme déterminée, et cette forme est obligée de se mouler sur celle de l'organisation à laquelle elle vient se rattacher. De cette manière, l'assimilation de la matière par un être organisé accroît la force organique, et l'accroissement de cette force en rend la division possible. La physique nous offre plusieurs exemples analogues de forces qui, sous l'influence de certaines conditions, peuvent passer de l'état latent à celui de manifestation; c'est ce qui arrive à l'électricité, à la lumière, au calorique.

Dans l'exposé que je viens de faire des doctrines cosmologiques du panthéisme, je me suis attaché uniquement aux vues les plus générales. Il ne saurait entrer dans mon plan de discuter les diverses formes philosophiques qui s'y rattachent. Mon seul but était de présenter les deux hypothèses à l'aide desquelles la spéculation reprend le fil des idées là où l'empirisme physiologique se trouve dans la nécessité de l'abandonner.

CHAPITRE II.

De la vie intellectuelle dans un sens plus restreint.

Différence entre la vie et l'esprit.

La vie, dans les corps organisés, détermine des effets dont la conscience n'est point informée. Ces effets consistent en ce que non seulement elle développe et entretient le mode d'organisation qui lui est approprié, mais encore reproduit son semblable. Ils sont les mêmes chez les végétaux et chez les animaux. Ce que le germe reçoit de l'organisme maternel, comme pierre fondamentale de sa structure, est la

cellule, avec le noyau implanté dans sa paroi, ce qu'on appelle, chez les animaux, vésicule et tache germinatives. Les premiers phénomènes de l'organisation sont lá formation, aux dépens des noyaux, de cellules semblables à celles qui existaient déjà. Le blastoderme des animaux est composé d'une agrégation de cellules, d'après les observations de Schwann, qui nous apprennent que les tissus du fœtus se forment primitivement à la manière des cellules végétales, attendu que, comme cheż les végétaux, les cellules ont, la plupart du temps, leurs parois pourvues de noyaux, autour desquels se développent d'autres cellules. C'est plus tard seulement, lorsque les cellules se transforment en tissus permanents, que la structure des végétaux et celle des animaux deviennent différentes l'une de l'autre.

Lorsqu'on compare les phénomènes intellectuels, qui n'appartiennent qu'aux animaux et à l'homme, avec les phénomènes d'organisation communs aux végétaux et aux animaux, on trouve entre eux des ressemblances et des dissemblances. Ils se ressemblent en ce point qu'ils peuvent réaliser ce qu'exige l'harmonie, et même ce que demande la raison; mais cet effet a lieu sans conscience dans les phénomènes organiques, tandis qu'il s'accomplit avec conscience et avec sentiment dans ceux de l'âme. Voilà pourquoi, dans les phénomènes végétatifs de la vitalité, la poursuite de l'harmonie a lieu sans choix, nécessairement; un seul but peut être atteint, la production de la forme et des qualités de telle ou telle plante, de tel ou tel animal. Tout ce qui ne contribue pas à ce but est mis de côté; l'organisme attire ce qui lui est approprié, et le retient. L'idée de telle ou telle plante est le thème que la vitalité poursuit incessamment; la nature et les efforts de la plante ne contiennent pas d'autre idée que celle-là, de même qu'une machine bien faite ne s'écarte jamais des règles qui ont présidé à sa construction. Dans la sphère de l'âme, au contraire, l'action est bien plus libre, quoique astreinte aussi à certaines limites.

Les objets variés du monde extérieur donnent lieu à la perception d'images, qui sont ensuite reproduites et diversement combinées. L'homme reconnaît aussi ce qu'il y a de général parmi plusieurs images qu'il a perçues, et l'image qui reste de ces qualités générales est ce qu'on nomme une idée. Les idées se combinent également, soit entre elles, soit avec des images, et le résultat plus général encore qui ressort de là est la pensée. La création n'a point ici de modèle à suivre: elle obéit seulement à la nécessité de combiner, et de faire des idées, c'est-à-dire des images avec plusieurs images. Mais les matériaux de ces images peuvent être fournis par tout ce qui, dans la nature, est susceptible d'agir sur les sens. La vie intellectuelle pourrait donc être comparée à un miroir, qui ne fait que refléter, d'après une loi fort simple de combinaison, des choses existantes hors de l'organisme ou dans son intérieur. Au contraire, l'organisation et la vie reproduisent toujours ce qui leur ressemble; elles ont une forme déterminée, et les propriétés qui s'y rattachent sont créées par elles aux dépens de la matière soumise à leur puissance, mais elles ne prennent point connaissance des objets extérieurs. S'il y a quelque analogie entre les deux actes, elle consiste seulement en ce que la vic intellectuelle arrange les images d'après la loi de combinaison qui lui est inhérente, de même que la vitalité emploie la matière et ses forces physiques d'après la loi de l'organisation qui est également innée en elle.

Quoiqu'il soit possible de reproduire les objets naturels sous forme d'images

intellectuelles, qui sont ainsi des signes représentatifs des choses elles-mêmes, le travail tout entier n'en est pas moins une affaire de pure conscience, car une image intellectuelle n'engendre qu'une image intellectuelle, des signes ne produisent que des signes. Au contraire, la force organisatrice, ou principe vital, réalise le type de ses opérations, quelque restreint qu'il soit, sous une forme matérielle. La pensée peut séparer de l'idée générale qu'elle a conçue les idées particulières qui s'y trouvent comprises, de même que le blastoderme, qui renferme la vitalité générale de l'animal, engendre la structure réclamée par la nature de l'organisme entier; mais le produit, dans le premier cas, n'a d'existence que dans la conscience de l'individu, tandis que, dans le second, c'est un tissu, un organe. Malgré cette différence entre la production des phénomènes intellectuels et celle des phénomènes organiques, le principe intellectuel et le principe vital ne s'en comportent pas moins de même, presque en tous points, à l'égard de la matière sur laquelle ils exercent leur énergie. Les deux forces peuvent être partagées, ainsi que la matière, et ni l'une ni l'autre n'est composée de parties. Toutes deux peuvent être latentes, et, pour déployer leur activité, elles exigent qu'un changement survienne dans la matière. Enfin elles sont toujours liées l'une à l'autre chez les animaux, de sorte qu'avant que la force intellectuelle devienne apparente, il faut que la force vitale réalise l'organisation du cerveau, sans laquelle l'âme ne saurait agir.

Il est une certaine classe de phénomènes à l'égard desquels la force vitale créatrice d'un organisme animal influe jusque sur les opérations de la vie intellectuelle, produit des séries d'idées, des espèces de songes, et provoque des actions auxquelles on donne l'épithète d'instinctives. L'abeille est obligée de réaliser des cellules de cire d'après un type qui flotte en elle comme un songe: un animal doit construire des habitations, et tramer des tissus, en tout conformes à ceux de ses prédécesseurs, chanter comme eux, accomplir les mêmes migrations qu'eux, et protéger sa progéniture sous l'inspiration de passions qui ne se développent que par l'influence du travail de la génération. L'auteur de ces idées auxquelles l'âme obéit, mais qu'elle n'a pas conçues, est la force organisatrice, la cause première de l'organisme, la puissance qui crée harmoniquement tous les organes. C'est elle qui enseigne aux animaux à s'accoupler, aux petits à se tenir en équilibre sans avoir besoin d'éducation, aux canards à nager sur l'eau, aux taupes à fouiller la terre, aux paresseux à grimper sur les arbres. Dans tous ces phénomènes agit une force qui a les attributs du principe vital, sans jouir des propriétés de l'âme, mais qui ne réalise pas elle-même le thème, et ne fait que donner le thème de l'âme pour qu'il soit réalisé hors du corps. Les cellules des abeilles et les colonnes de l'organe électrique de la torpille sont donc redevables de leur origine à la même cause première; mais leur cause prochaine n'est pas la même dans le premier cas, l'àme sert d'intermédiaire pour une construction qui doit avoir lieu hors du corps de l'animal (1).

L'influence de la force vitale sur la production des idées et la vie de l'âme peut donc aller jusqu'au point qu'il y ait la plus étroite connexion entre l'un et l'autre phénomène ; mais, que la cause première soit la même dans les deux cas, c'est ce

(1) Cons. à ce sujet P. FLOURENS, De l'instinct et de l'intelligence des animaux, Paris, 1845.

« PreviousContinue »