Page images
PDF
EPUB

temps, aux divers actes de la sensation. Elle peut aussi faire acquérir à un sens la prépondérance sur les autres.

L'attention ne saurait se consacrer à un grand nombre d'impressions à la fois. Si plusieurs ont lieu en même temps, leur netteté diminue en raison de leur multiplicité, ou l'âme n'en perçoit qu'une bien distinctement, et n'a qu'une notion confuse des autres, ou elle n'en est point du tout informée. Si l'attention est détournée des nerfs sensoriels, et que l'âme soit plongée dans la méditation ou absorbée par des passions profondes, les sensations des nerfs demeurent complétement indifférentes au moi, qui ne s'en aperçoit pas, c'est-à-dire qui n'en a pas la conscience, ou du moins en a une si faible, que l'âme ne peut point s'y arrêter, à cause de la prédominance d'une idée fixe, ou qu'elle ne s'en souvient qu'au bout d'un certain laps de temps, quand l'équilibre est rétabli, quand l'idée qui l'occupait a en quelque sorte abandonné le plateau de la balance. On conçoit aisément, d'après cela, le degré de perfection que certains sens peuvent acquérir, lorsque d'autres demeurent dans une inaction absolue : l'attention, alors, ne se trouve plus partagée en plusieurs sens, et elle se consacre tout entière à l'analyse des sensations de celui qui l'occupe. Le toucher est tellement perfectionné chez les aveugles, qu'ils distinguent sans peine de très petites aspérités, par exemple, les reliefs d'une pièce de monnaie, et qu'ils parviennent quelquefois à distinguer le corps ou le grain d'une couleur de celui d'une autre.

Mais l'intention analyse aussi les détails d'une sensation. Comme l'âme n'est pas capable de consacrer la même attention à toutes les parties d'un point affecté de la peau, la sensation de ces parties ne devient nette que d'une manière successive, par le transport de l'attention d'une portion des fibres nerveuses à d'autres. L'intention peut faire qu'une faible sensation de prurit dans un point de la peau du visage acquière un degré extraordinaire d'intensité fatigante et de durée, tandis qu'elle se dissipe d'elle-même lorsqu'on parvient à l'oublier. La même chose a lieu pour l'organe de la vue. Si l'on voulait consacrer son attention à l'étendue entière du champ d'une sensation visuelle, on ne verrait rien d'une manière nette. L'intention se porte tantôt sur un point, tantôt sur un autre ; elle passe successivement en revue les détails de la sensation, et ce sur quoi elle s'appesantit est toujours mieux vu que le reste de la même sensation. Il ne faut pas entendre seulement par là que le milieu de la rétine, où le milieu de la rétine, où la sensation a le plus de vivacité, se tourne successivement vers diverses parties de l'objet, de manière que le reste soit vu d'une manière indistincte; car, sans que l'axe visuel change, l'intention peut aussi se consacrer à la partie de la sensation visuelle qui est située sur le côté. Lorsque nous considérons une figure mathématique complexe, nous pouvons, l'axe visuel restant le même, voir successivement mieux les divers éléments dont elle se compose, et ne pas faire attention au reste de la figure. Un carré traversé par des lignes nous cause une tout autre impression, suivant que nous devenons attentifs à telle ou telle partie de l'ensemble; nous pouvons nous occuper exclusivement d'un triangle, puis, au bout de quelques instants, arrêter notre attention sur une autre figure qui le traverse, et dont, tant que nous étions livrés à le contempler, nous n'apercevions pas les linéaments, bien qu'ils existassent déjà. Les décorations de l'architecture, les rosaces, les arabesques, sont dans le même cas, et le charme de ces figures tient en grande partie à la puissance

avec laquelle elles forcent notre attention à se promener, pour ainsi dire, sur les détails, ce qui semble leur donner pour nous une sorte d'animation. Il est vrai qu'en général les deux yeux, quand ils jouissent de la même portée, voient simultanément; mais l'intention peut rendre prédominante l'impression reçue par l'un deux, comme je le prouverai empiriquement par la suite; on n'a pas de peine à démontrer, d'une manière péremptoire, que, quand nous regardons de nos deux yeux, une sorte de rivalité s'établit entre eux, à notre insu, même dans les conditions les plus ordinaires de la vue, et que l'impression est toute différente après la rupture de l'équilibre. Je citerai, par exemple, l'expérience dans laquelle on regarde une feuille de papier blanc avec les deux yeux armés de verres d'une couleur diverse; les impressions du bleu et du jaune se mêlent difficilement ensemble; c'est tantôt le bleu et tantôt le jaune qui prédomine; dans certains moments, on aperçoit des taches nuageuses bleues sur un fond jaune, ou des taches jaunes, de grandeur variable, sur un fond bleu; dans d'autres, l'une des couleurs règne seule et absorbe entièrement l'autre. L'apparition par taches d'une des couleurs sur l'autre prouve même que l'intention peut se partager entre une partie de la rétine d'un œil et certaines parties de la rétine de l'autre.

Dans le sens de l'ouïe, qui ne distingue pas l'étendue comme ceux de la vue et du tact, mais qui a une sensibilité si délicate pour les divisions du temps, les effets de l'intention sont différents. L'organe auditif distingue localement tout au plus que c'est l'une ou l'autre oreille qui entend, ou qui entend mieux, et alors il se peut très bien sans doute que, quand les deux oreilles sont frappées de sous différents, l'attention se consacre davantage à l'une ou à l'autre impression. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est l'effet de l'intention relativement à la distinction des sons faibles d'ordinaire, les faibles sons accessoires ou harmoniques des cordes et autres instruments de musique passent inaperçus: or, l'intention peut en rendre la sensation assez prononcée pour qu'elle nous frappe, et elle jouit de la même puissance à l'égard des moindres bruits. Une aptitude plus surprenante encore est celle de pouvoir, parmi les nombreux sons simultanés que fait entendre un orchestre, suivre à volonté ceux de tel ou tel instrument, qui, bien que plus faibles que les autres, diminuent alors l'impression de ces derniers sur notre organe.

Avant de terminer cette introduction, j'ai encore à examiner la question de savoir si le nombre des sens est limité, et s'il ne peut pas y en avoir, chez certains animaux, d'autres que ceux qui appartiennent à notre espèce. On connaît l'illusion dans laquelle Spallanzani est tombé en attribuant un sens particulier aux chauvessouris, parce qu'il les voyait, après la perte de leurs yeux, voler encore avec assez d'adresse pour éviter de se heurter contre les murailles. On sait aussi que certains auteurs ont accordé un sens spécial aux animaux pour expliquer l'espèce de pressentiment qu'ils ont des changements de temps. Comme l'état de la pression atmosphérique, la quantité de vapeur aqueuse dans l'air, la température, l'électricité, exercent une action considérable sur l'économie animale entière de notre corps, on conçoit très bien la possibilité d'une telle influence de leur part, et même d'une plus prononcée encore, sur certains animaux : mais, dans quelque dépendance qu'un être vivant puisse être placé des variations du temps, il n'y a point pour cela, quant à la sensation, de nouveau sens chez lui. La constitution atmosphé

rique peut être sentie par les états du système nerveux entier, et surtout par jes sensations des nerfs qui sont les plus nombreux, qui sont le plus exposés à son influence, les nerfs tactiles. Un sens spécial pour l'électricité n'est point admissible a priori; car l'électricité agit sur tous les sens, dont elle excite les énergies particulières. L'essentiel d'un nouveau sens ne tient pas à ce qu'il procure la perception d'objets extérieurs qui n'agissent point ordinairement sur les sens, mais à ce que les causes extérieures provoquent un mode spécial de sentir qui ne se trouve pas encore contenu dans les sensations de nos cinq sens. Un mode particulier de sentir dépendrait des forces du système nerveux. Sans doute on ne saurait affirmer a priori qu'il n'existe rien de semblable chez aucun animal; mais nul fait connu ne nous autorise à penser le contraire, et d'ailleurs il est absolument impossible de rien apprendre touchant la nature d'une sensation sur d'autres que sur soi-même.

On a voulu considérer comme une sorte de sens à part les sensations internes au moyen desquelles nous sommes informés des états de notre corps, l'espèce de sensibilité générale ou collective qui a reçu le nom de cœnæsthesis. Cette distinction est vicieuse; car les sensations que la sensibilité générale nous procure sont du même genre que celles de la peau, seulement plus vagues et plus confuses dans certains organes. Peu importe pour le sens qu'il soit exercé du dehors ou du dedans, et il n'y a pas de sens dans lequel nous distinguions les sensations objectives et les sensations subjectives comme deux choses essentiellement différentes l'une de l'autre. A la vérité, le mot de toucher n'exprime qu'un rapport particulier du sens tactile, son rapport avec le monde extérieur; mais le toucher n'amène à la perception que les énergies de ce sens, auxquelles servent partout les mêmes nerfs à racines doubles, les nerfs cérébraux et rachidiens mixtes. Lorsqu'on veut signaler la mise en action de ce sens par la volonté, on dit palper, au lieu de toucher, tout comme, pour rendre la même idée à l'égard des autres sens, on remplace les mots de voir, entendre, goûter et odorer, par ceux de regarder, écouter, savourer et flairer (dépister).

SECTION I.

DU SENS DE LA VUE.

CHAPITRE PREMIER.

Des conditions physiques des images en général.

I. ESPÈCES POSSIBLES D'APPAREILS DE VISION.

Des faits exposés dans les notions préliminaires, il résulte que la lumière et la couleur sont des sensations du nerf optique et de la rétine, et que l'obscurité devant les yeux est la sensation du repos de la rétine, de son état de non-excitation.

Les sensations de la lumière et des couleurs naissent de l'obscurité de la rétine tranquille, toutes les fois que des parties aliquotes de cette membrane sont excitées par un stimulus quelconque, interne (sang, etc.), ou externe (pression, électricité, etc.). La sensation de lumière change de place sur le champ visuel obscur, suivant le point irrité de la rétine. L'image produite par la pression d'un côté de l'œil fermé a son emplacement déterminé ; celle à laquelle donne lieu la pression de l'autre côté a aussi le sien, à l'opposite du précédent; celles qui dépendent de la compression des parties supérieure et inférieure de la rétine sont également opposées. Lorsque le corps comprimant est petit, par exemple une pointe mousse, et que par conséquent la pression n'a intéressé qu'une étendue peu considérable de la rétine, l'image lumineuse est petite aussi. Si, au contraire, la pression exercée sur les côtés de l'œil a une certaine largeur, comme celle qui résulte du bord d'un corps anguleux, l'image offre une étendue correspondante. Ces images ne sont pas nettement tranchées, parce que la pression sur l'œil, à travers les paupières et les membranes oculaires, agit aussi jusqu'à un certain point dans le sens de la largeur. Mais, s'il était possible d'isoler parfaitement la pression et de la réduire à des points déterminés de la rétine, on obtiendrait aussi, sans nul doute, des images bien délimitées, par fait de cause mécanique. Le principe impondérable qui a reçu le nom de lumière parce que les affections lumineuses de la rétine proviennent ordinairement de lui, quand il affecte la rétine entière d'une manière uniforme, produit en elle la sensation d'une lumière répandue sur tout le champ visuel, et remplace par un champ éclairé l'obscurité tranquille qui régnait devant les yeux. Mais, si ce principe bienfaisant et homogène à l'excitation de la membrane nerveuse agit sur quelques portions seulement de cette dernière, les parties aliquotes irritées de la rétine représentent, dans la sensation, des images claires limitées, tandis que les parties non irritées demeurent obscures, comme quand on ferme les yeux. C'est ainsi qu'il devient possible de voir des corps, soit que ceux-ci fournissent directement ce principe et brillent par eux-mêmes, soit que, dépourvus d'éclat propre, mais recevant la lumière d'autres corps lumineux, ils la réflètent en raison de leur opacité, et la rejettent ainsi dans l'œil qui la sent. La sensation de lumière naît alors dans un point déterminé de l'œil, et l'on croit avoir devant soi le corps, qui ne fait cependant que réfléchir le principe excitateur de cette sensation, après l'avoir reçu d'ailleurs.

Mais, pour que la lumière projette sur la rétine l'image des objets d'où elle part, il faut que celle qui provient des parties déterminées des corps extérieurs, soit immédiatement, soit par réflexion, ne mette non plus en action que des parties correspondantes de la rétine, ce qui rend nécessaires certaines conditions physiques. La lumière qui émane d'un corps lumineux se répand en rayonnant dans toutes les directions où elle ne rencontre pas des obstacles à son passage: un point lumineux éclairera donc une surface tout entière, et non un point unique de cette surface. Si la surface qui reçoit la lumière irradiante d'un point est la surface nue de la rétine, la lumière de ce point fait naître la sensation de lumière dans la totalité et non dans une partie seulement de la membrane nerveuse, et il en est de même pour tous les autres points lumineux qui peuvent illuminer, en rayonnant, la rétine. Supposons que A soit la surface concave de la rétine; la lumière rouge de a éclairera tonte cette membrane; la lumière incolore de b fera de même, ainsi que

la lumière jaune de c, de sorte que la rétine entière A verra rouge, blanc et jaune,

Fig. 97.

a

b

A

c'est-à-dire que chacun de ces points sera stimulé à la fois par la lumière rouge, blanche et jaune; l'impression ne pourra correspondre aux points diversement colorés a, b, c; elle sera mixte, et produite par le mélange du rouge, du blanc et du jaune, sans que a, b, c puissent être distingués comme points séparés. Il en sera de même si la rétine est convexe en dehors, comme chez les insectes et les crustacés. Ainsi une rétine nue, sans appareil optique séparant la lumière, ne verrait rien de déterminé il lui serait possible seulement d'apercevoir la clarté du jour en général et de la distinguer des ténèbres.

En conséquence, pour que la lumière extérieure excite dans l'œil une image correspondante aux corps, il faut, de toute nécessité, la présence d'appareils qui fassent que la lumière émanée des points a, b, c....n, agisse seulement sur des points de la rétine isolés, disposés suivant le même ordre, et qui s'opposent à ce qu'un point de cette membrane soit éclairé à la fois par plusieurs points du monde extérieur. Le résultat est possible de trois manières; mais la nature n'a employé, dans la construction des yeux, que deux sortes d'appareils de ce genre (1).

1o Soit A le corps lumineux, C la rétine, B un plan intermédiaire entre A et C. Ce plan est opaque, et ne permet à la lumière de passer que par un trou situé en o, de sorte qu'à l'exception de cette ouverture, la rétine se trouve complétement

[blocks in formation]

dans l'ombre. Les rayons lumineux de a, traversant o, n'apparaîtront qu'en a' de la rétine, les rayons lumineux de b, traversant o, n'apparaîtront également qu'en b', et chaque point du corps a....b sera représenté en un point particulier de la rétine a'....b'. Car a et b, dans le corps A, sont des points mathématiques, tandis que a'et b', dans la rétine éclairée, sont de petites surfaces, qui ont d'autant plus d'étendue et rendent l'image d'autant moins nette, que l'ouverture

du plan est plus grande. Plus l'ouverture o est petite, plus l'image est nette, mais plus aussi elle est obscure, car le volume du cône a....b du corps envoie à cette ouverture est en mètre (2).

de lumière que chaque point raison inverse de son dia

La nature n'a point fait usage de cet appareil, probablement parce que le résultat eût été trop faible, et qu'il n'eût été possible d'obtenir l'intensité de la lumière de chaque point qu'aux dépens de la netteté.

(4) J. MUELLER, Vergleichende Physiologie des Gesichtssines. Leipzick, 1826, p. 307. (2) Comp., sur la chambre optique, ROGET, Animal and vegetable physiology. Londres, 4834. t. II, p. 454.-KUNZEK, Die Lehre vom Lichte. Lemberg, 1836, p. 28.

« PreviousContinue »