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l'antiquité classique de se scandaliser de jeux scolaires si en honneur dans l'ancienne Grèce, où l'éducation ne consistait pas dans la culture exclusive et intensive des facultés intellectuelles, mais dans le développement harmonieux de l'âme et du corps. Si les arguments apportés à la tribune par M. Chalamet avaient pu faire naître des appréhensions, elles ont été bien vite dissipées par les déclarations si pleines de tact et si sensées du chef de l'Université.

Les études classiques, que l'interpellation visait au fond au moins indirectement, ont eu cependant les honneurs de la séance. M. Jules Simon en a fait un magnifique éloge. Au nom de l'Université, dont il a cru pouvoir se faire l'organe, il a déclaré que jamais elle ne renoncerait au culte des Muses: « Nous donnerons tant que nous pourrons l'enseignement classique et nous croirons faire notre devoir envers les élèves, envers notre pays, envers la renommée de la France et envers l'humanité, en continuant à enseigner le latin et le grec.

<< S'il y a un reproche à faire, c'est, par la force des choses, de ne pas les enseigner assez. Et si j'avais quelque autorité dans l'enseignement, monsieur le ministre, au lieu de me plaindre qu'on enseignât trop les leitres classiques, je dirais Non, non! nous ne les enseignons pas assez, il faut les enseigner davantage. »

Ce morceau est d'un beau mouvement oratoire et de la tribune publique, où nous assistions à ces débats, nous étions presque tenté d'applaudir, avec la grande majorité du Sénat, « à l'art merveilleux avec lequel un des grands maîtres de l'Université faisait passer dans tous les esprits l'émotion qu'il avait éprouvée à la seule nouvelle que ses chères humanités pouvaient être menacées». M. Bourgeois a reconnu, avec un réel bonheur d'expression, au début de son discours, que les Muses avaient trouvé un défenseur digne d'elles, et M. Jules Simon, en ravissant son auditoire, avec sa voix de sirène, a pu lui faire oublier, qu'à l'encontre des arguments, très prosaïques peut-être, mais très positifs, qu'on fait valoir contre la prédominance exagérée des études classiques, il n'avait guère opposé que des affirmations éclatantes et des raisons de sentiments. Qu'il nous aurait rendus heureux, nous qui aimons avant tout notre langue nationale, mais qui ne pouvons arracher de notre cœur le culte idolâtre de la belle littérature classique, s'il nous avait prouvé qu'il est possible, sans une effrayante surcharge intellectuelle, et par suite sans un affaiblissement inévitable des études, de concilier les nécessités impérieuses du présent avec les chères traditions du passé, et de vivre au XIXe siècle, comme au xvre, dans

l'admiration et dans l'adoration de ces splendides chefs-d'œuvre qui, au sortir des ténèbres du moyen âge, éblouissaient tous les yeux comme l'aurore d'un astre nouveau, et enchantaient toutes les âmes comme une nouvelle révélation. Ces prestiges ne sont pas entièrement effacés; mais la civilisation, si poétique, en son adolescence, est parvenue à l'âge plus positif de la maturité. Nous avons aujourd'hui, ce que nous n'avions pas alors, des littératures nationales, arrivées à leur perfection et tout imprégnées de nos idées et de nos croyances. La science, échappée à l'étreinte de la scolastique, a pris, sous les formes les plus diverses, un étonnant essor. Ses applications pratiques deviennent chaque jour plus nombreuses, et chaque jour aussi elles offrent une preuve nouvelle de leur action bienfaisante pour le bonheur de l'individu et pour l'utilité publique. Les Muses se taisent, et la nature, plus profondément étudiée, apparaît comme un poème vivant, le plus beau de tous, le plus plein de séductions pour l'imagination et pour la pensée créatrice. L'individu, ivre de liberté et de progrès, ne peut réussir à satisfaire sa curiosité toujours en éveil, et les peuples, constitués en corps de nation, rapprochés les uns des autres par le développement merveilleux des voies de communication, séparés, hélas! par les nécessités de la lutte pour l'existence sur tous les terrains de l'économie sociale et dans toutes les régions du globe, n'ont pas trop de toutes leurs forces matérielles ou morales pour défendre leurs intérêts et leurs droits sans cesse en question et toujours menacés. Dans ces conditions nouvelles créées par une évolution trois fois séculaire, comment laisser l'enseignement des collèges s'affadir et se stériliser dans je ne sais quel dilettantisme intellectuel et esthétique, et comment refuser aux langues contemporaines et aux sciences la place que leur assignent à la fois la force des choses et un patriotisme bien entendu?

Nous venons de reconnaître et de proclamer assez hautement les exigences de la société moderne en matière d'éducation. Est-ce à dire que nous sommes des impatients? Que nous réclamons une révolution complète et immédiate de l'enseignement secondaire? Tout au contraire, nous avons toujours dit qu'il fallait procéder avec calme, avec prudence et après une étude mûre et réfléchie de toutes les données du problème. A cet égard nous serions plutôt tenté de prendre à notre compte les sages conseils de M. Jules Simon, à condition de ne les considérer ni comme une fin de nonrecevoir, ni comme un ajournement à long terme. Bien des expériences malheureuses dans le passé nous engagent à nous défier, en ces matières, des mesures hâtives et précipitées. M. Liard, avec sa

haute autorité, reconnaissait tout récemment (1) combien la création intempestive de Facultés isolées, et les dépenses imprudemment engagées par les municipalités et l'État pour la construction ou la restauration de divers instituts, rendaient plus ardue et plus délicate la réforme de notre enseignement supérieur.

Mais, pour ne parler que de l'instruction secondaire, est-ce qu'il n'est pas aujourd'hui reconnu par toutes les personnes compétentes que le nouvel enseignement créé en 1865 par M. Duruy, sous le nom si malheureux d'enseignement spécial, avait été, avec les meilleures intentions, mal conçu et mal organisé dès l'origine? M. Bourgeois a cité dans son discours un rapport très caractéristique en date du 26 avril 1865 où il est dit à propos de cet enseignement : « La France a besoin de contremaîtres dont la main ait été exercée par la pratique, mais aussi dont la pensée ne soit pas restée étrangère à cette culture qu'il appartient à la théorie de donner. »

Et M. le ministre a ajouté fort justement : « Vous voyez, Messieurs, qu'il y a là deux choses qui malheureusement étaient contradictoires à savoir, que cet enseignement pouvait être à la fois un enseignement pratique dans le sens le plus strict du mot, puisqu'on parlait de préparer la main à la pratique de métiers et qu'on avait même créé des ateliers qui existent encore à l'École de Cluny, et d'autre part qu'il était possible de pénétrer cet enseignement pratique des lumières de l'enseignement général. »

Il est clair que cette éducation bâtarde ne répondait à aucun besoin et ne pouvait produire aucun résultat efficace; insuffisante pour ceux qui avaient surtout en vue les connaissances techniques et pour ceux qui aspiraient à une certaine culture générale. Ni classique, dans l'acception vraiment élevée du mot; ni professionnel, dans le sens pratique et utilitaire qu'on attache à ce terme; placé dans une situation d'humiliante infériorité à côté des enseignements anciens et dans les mêmes établissements, l'enseignement spécial végétait à grand'peine; comment aurait-il pu se développer, se répandre, entrer en concurrence avec ses puissants voisins?

Les réformes de 1881 et de 1886 n'ont pas été plus heureuses. Comme l'a observé, avec une critique profonde, M. Berthelot : « Si l'enseignement spécial perd de plus en plus son caractère technique pour prendre un caractère scientifique, il ne l'a pris que d'une manière très incomplète. Au lieu de l'identifier avec l'en

(1) Dans son livre Universités et Facultés. Armand Colin, édit., 1890.

seignement classique, on lui a créé des organes spéciaux qui sont des sortes d'organes parasites dans notre système général; ainsi on a créé un baccalauréat de l'enseignement spécial, une agrégation de l'enseignement spécial. Ce sont, à mon avis, de très mauvaises choses...

« C'est par suite de ce porte-à-faux que cet enseignement a toujours été regardé comme quelque chose d'inférieur; c'est pour cela, comme le disait tout à l'heure M. le ministre, qu'il n'a réuni que le quart des élèves, 22000 sur 89 000; et c'est déjà beaucoup; ce chiffre montre combien un tel enseignement est nécessaire, à quel besoin réel il répond, combien le caractère des études qui y sont poursuivies est important au point de vue de l'éducation de la jeunesse. »

On ne saurait mieux dire. On comprend d'ailleurs que l'illustre savant, si souvent mis en cause par M. Jules Simon, et en quelque sorte compromis par lui dans son apologie éloquente mais exclusive des études classiques, ait éprouvé le besoin de dégager sa personnalité et d'exprimer lui-même ses propres idées. Il l'a fait en termes saisissants, et en exposant un système sur lequel nous reviendrons tout à l'heure.

On voit par ce peu de citations, empruntées à notre histoire scolaire, le danger de ces expériences hâtives et mal conçues. L'exemple de l'étranger n'est pas moins instructif. L'état de l'enseignement secondaire n'y est pas meilleur; le malaise est le même, mais pour d'autres raisons. On sait qu'en Allemagne, comme en général dans les pays de langue allemande, il existe deux catégories d'écoles pour l'enseignement secondaire des gymnases et des Realschulen; celles-ci consacrées plus spécialement à l'enseignement moderne et réal; ceux-là presque exclusivement voués à l'étude des langues anciennes. Ce dualisme date environ du commencement de ce siècle. Il est le résultat, non pas d'une création officielle, comme notre enseignement dit spécial, mais d'une sorte d'évolution historique. Vers la fin du XVIe siècle, et dans les années suivantes, alors que les sciences prenaient un essor considérable, que le commerce et l'industrie se développaient graduellement et que l'enseignement classique tombait dans un discrédit de plus en plus évident, même pour les esprits les plus prévenus, l'initiative privée, et surtout celle des municipalités dont l'action sur l'enseignement secondaire est bien plus forte et mieux établie en Allemagne qu'en France, fit naître et se développer, avec une très grande rapidité, de nombreux établissements consacrés à l'étude des sciences et des langues modernes, qui prirent le nom

caractéristique de Realschulen et qu'il ne faut pas confondre avec les Burgerschulen, qui sont, à quelques nuances près, des écoles primaires supérieures. En pleine prospérité, les Realschulen réclamèrent l'accès des écoles polytechniques et de l'Université. C'est alors qu'on jeta une sorte de pont entre l'enseignement réal et l'enseignement classique traditionnel, — qui s'était, de son côté, fortifié au commencement de ce siècle de l'étude du grec,

en créant le Réalgymnase, établissement d'un caractère mixte, où l'enseignement du latin devait prendre une place de plus en plus importante dans les programmes, à côté de l'enseignement moderne. A priori, ces trois sortes d'instituts devaient donner satisfaction à tous les besoins; mais, en réalité, ils ne firent que se faire une concurrence nuisible aux uns et aux autres. Les réalgymnases, en offrant, au moins pour l'avenir, à leurs élèves l'espérance de nouveaux débouchés, arrêtèrent net l'essor et la prospérité de l'enseignement purement moderne qui se donnait dans les anciennes Realschulen; mais n'obtenant, au point de vue des études universitaires que des concessions très incomplètes, ils engagèrent avec les gymnases une guerre au couteau où la victoire ne resta ni à l'un ni à l'autre adversaire, mais qui devait les laisser l'un et l'autre meurtris sur le champ de bataille. En logique, la cause des réalgymnases était la meilleure et même, un moment, elle a paru triompher, grâce aux sympathies qu'elle rencontrait dans. l'opinion et à l'appui qu'elle trouva temporairement au ministère de l'instruction publique. Mais son vice principal, c'était son origine même; elle sortait de l'enseignement réal; cet oeuf, c'étaient les Realschulen qui l'avaient couvé, et cela suffisait pour éveiller les jalousies et les défiances, pour aliéner à l'enseignement nouveau tous les maîtres de l'ancien enseignement classique. Les Universités consultées sur l'opportunité d'ouvrir, aux élèves munis du diplôme des réalgymnases, l'accès des auditoires académiques, opposèrent la plus vive résistance. On invoqua la statistique pour prouver que le nouvel enseignement rencontrait peu de crédit auprès des familles, qu'il se développait difficilement dans un grand nombre de régions; que les jeunes gens sortis des gymnases avec le certificat de maturité étaient mieux préparés, même aux études scientifiques, que leurs concurrents des réalgymnases. Ce qu'il faut remarquer, pour bien apprécier la valeur de ces arguments, c'est que, en Prusse, tout au moins dans un grand nombre de localités d'une certaine importance, il n'existe que des gymnases, et que, par conséquent, les parents n'ont pas le choix entre les deux catégories d'instituts; l'élite de

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