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L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE

DANS LES LYCÉES

A PROPOS DU NOUVEAU PLAN D'ÉTUDES

Le Conseil supérieur de l'instruction publique a modifié, dans sa dernière session, le plan d'études de nos établissements d'enseignement secondaire. L'histoire n'a pas échappé à son attention: un nouveau programme a été discuté et voté; le ministère lui a donné la consécration officielle (1), et l'on a publié ici même un document très instructif et très important, le rapport présenté par M. Lavisse à la sous-commission qui a préparé les réformes (2). Le moment pourrait paraître mal choisi pour en proposer d'autres, si la sous-commission ne semblait pas avoir pensé tout d'abord à des modifications plus radicales que celles dont le nouveau plan d'études porte les traces. On a été prudent et l'on a eu raison, car la prudence n'exclut pas le progrès. L'Université a innové en 1880, elle a innové encore en 1885, elle appliquera de nouveaux programmes en 1890, et rien ne prouve qu'elle doive en rester là. Une révolution brusque dans l'enseignement serait, à coup sûr, grosse de périls; une évolution est presque toujours salutaire, quand elle a été longuement méditée. Les réflexions qui vont suivre ont été provoquées par un examen attentif et consciencieux du nouveau plan d'études, et par le désir d'en tirer dans la pratique les meilleurs résultats possibles. Si la fréquentation journalière des élèves m'amène, sur quelques points, à proposer des solutions différentes de celles qui ont été adoptées par le Conseil supérieur, je crois cependant rester fidèle à l'esprit qui paraît avoir animé ses délibérations.

(1) Bulletin de l'instruction publique du 8 février 1890. (2) V. la Revue du 15 décembre 1889.

Sur la question de principes, tout ou presque tout a été dit magistralement par M. Lavisse. Il établit que l'histoire contribue à l'éducation intellectuelle de l'enfant, parce qu'elle exerce sa mémoire et l'habitue à discerner des faits, des idées, des époques, et à l'éducation morale parce qu'elle donne un exemple pratique de sincérité, en montrant que « toute belle vie a ses louanges ». J'ajouterai que l'histoire bien enseignée donne aussi à l'élève l'idée d'ordre et l'idée de progrès; elle lui fait voir la succession ininterrompue des événements, les conséquences presque toujours funestes des guerres de conquêtes, les services rendus par les gouvernements éclairés, l'abandon que font les peuples de leur liberté quand ils en ont mal usé, la discipline qu'ils s'imposent eux-mêmes aux époques de vraie civilisation. L'histoire provoque à tout moment des comparaisons entre ce qui a été et ce qui est. M. Lavisse dit excellemment à ce propos « qu'il ne faut pas craindre d'aller parfois jusqu'à la naïveté, d'avertir l'élève que les chemins de fer n'existaient pas avant notre siècle ». Ceux qui ont la pratique de l'enseignement sont particulièrement bien placés pour apprécier la justesse de cette remarque. J'en tirerai ce principe qu'en histoire il faudrait presque toujours aller du connu à l'inconnu, et que l'idéal serait de remonter le cours des siècles au lieu de le descendre, comme nous sommes obligés de le faire. A tout le moins faut-il, puisque les faits et les institutions contemporaines sont beaucoup trop compliqués pour qu'on puisse commencer par là l'étude de l'histoire, ne pas dépayser l'enfant dans les premières années. A l'âge où la réflexion s'éveille et où nous pouvons compter sur l'intelligence de nos jeunes auditeurs, n'estce pas sur l'histoire du pays où ils sont nés que nous pouvons le mieux fixer leur attention? N'est-il pas à souhaiter qu'une fois au moins dans le cours de leurs études nos élèves voient défiler devant eux, sans interruption, les événements heureux ou malheureux, les guerres et les révolutions d'où est sortie la France moderne? La France aurait ainsi la place qu'elle doit tenir dans l'enseignement historique de nos lycées, et surtout il serait d'une excellente méthode de présenter à l'enfant, dans un cadre et sur un terrain limité, toute une série de faits avec leurs causes et leurs conséquences, avec leurs actions et leurs réactions naturelles. On lui fournirait ainsi, pour toutes les périodes de l'histoire moderne, des points de comparaison auxquels il rapporterait les événements

qu'il apprendrait dans la suite; on obtiendrait par là un des résultats que se propose l'enseignement universitaire, qui est d'obliger l'élève à réfléchir et à penser par lui-même.

Pour exercer l'intelligence et la réflexion de l'enfant, M. Lavisse conseille au professeur d'histoire d'apporter de la variété dans son enseignement; il veut que le professeur et l'élève parlent tour à tour; la classe ne doit pas être un monologue, elle sera plutôt une conférence au sens propre du mot, mais le professeur en aura la direction; il tracera le portrait des personnages symboliques qui donnent un sens et une physionomie à une époque; il fera de son cours un tout, et son enseignement ne sera pas seulement un exposé, mais une démonstration. La tâche est belle, mais difficile. On voit bien le but que propose M. Lavisse au professeur d'histoire; mais qui pourra jamais se flatter de l'avoir atteint? Et, pour espérer d'y réussir, ne faut-il pas qu'on soit aidé par une heureuse disposition des programmes, une gradation savante des difficultés, une bonne répartition des matières entre les différentes classes?

II

Le nouveau plan d'études, respectant la tradition, place en huitième et en septième des notions sommaires d'histoire de France qui seront la préface générale de l'enseignement historique. Mais l'on spécifie avec raison que ces notions seront très sommaires. Le maître fera de simples récits, des exposés très courts; il choisira les anecdotes et les tableaux qui lui paraîtront susceptibles de frapper l'imagination de l'enfant. L'enseignement ne sera pas didactique; il s'agit de fournir à l'élève des points de repère, de le débrouiller, si l'on veut me passer cette expression, de le guider comme un voyageur qui arriverait pour la première fois dans une grande ville et à qui l'on montrerait tout d'abord quelques grandes places, les rues principales, avant de lui faire faire une visite complète et méthodique. En quittant les classes élémentaires, l'enfant ne saura pas l'histoire de France; mais il pourra s'y plaire, il en saisira l'intérêt, il conservera le souvenir. de quelques hommes illustres et de quelques scènes importantes.

En sixième commence ce qu'on peut appeler le cours normal de l'enseignement historique avec l'histoire d'Orient; en cinquième vient l'histoire grecque; en quatrième l'histoire romaine. On étudie en troisième l'histoire de l'Europe jusqu'en 1270, on la continue en seconde jusqu'en 1610, en rhétorique jusqu'en 1789. L'his

toire contemporaine est réservée à la classe de philosophie, et il faut remercier le Conseil supérieur d'avoir introduit dans ce dernier programme des chapitres sur la liberté politique, la liberté religieuse, l'industrie, le commerce, la question sociale.

Si la répartition des matières entre les différentes classes reste ce qu'elle était précédemment, la rédaction du plan d'études a été quelque peu modifiée. Le Conseil en a groupé les différentes indications sous des rubriques générales; il a essayé de fixer l'esprit du cours, de montrer ce qu'il faut dire à tout prix et ce qui peut être supprimé. C'est là une heureuse innovation et qui répond à cette règle fondamentale de la pédagogie, qu'il est impossible de tout enseigner et qu'il faut surtout donner à l'élève des idées claires et lui faire comprendre les faits principaux.

A l'avenir aussi les classes d'histoire dureront une heure et demie au lieu de deux heures; le temps qui est ainsi enlevé à l'enseignement historique lui est restitué, sous forme de conférences, en rhétorique et en philosophie. Dans les autres classes on peut dire que la réduction n'aura pas d'effets fâcheux si elle est compensée par un allégement des programmes.

Ceux de sixième et de cinquième sont merveilleusement rédi¬ gés, très courts et très nets. Quelques grands noms, quelques belles scènes de l'histoire grecque voilà ce qu'enseignera le professeur en cinquième; il lui sera facile d'établir une comparaison constante entre le peu de place que tiennent sur la carte les États grecs et le rôle que le génie grec a joué dans le monde, le petit nombre d'hommes auxquels commandait un stratège athénien et les souvenirs qu'éveillent dans l'esprit après plus de deux mille ans les noms d'un Périclès ou d'un Démosthène.

Le programme de quatrième appelle quelques observations. M. Lavisse reconnait dans son rapport que l'histoire ancienne ne peut être enseignée convenablement à de jeunes enfants; on l'enseigne cependant et les élèves de quatrième apprendront l'histoire romaine l'an prochain, comme ils l'ont apprise cette année,

on devrait dire parce qu'ils l'ont apprise; on a cédé en effet au désir respectable de ne pas bouleverser l'ordre établi. Or on voudra bien remarquer que l'enseignement des langues anciennes commence seulement en sixième; les élèves sont moins familiers aujourd'hui qu'ils ne l'étaient autrefois avec les noms et les usages des Romains qu'ils apprenaient à connaître par l'explication des textes. Le professeur d'histoire avait, avant la réforme de 1880, des auxiliaires naturels qui lui font défaut aujourd'hui, et c'est précisément depuis 1880 que l'on a multiplié dans les programmes

les questions d'institutions; le plan d'études de 1890 supprime quelques paragraphes qui figuraient dans celui de 1885; mais les dix premières lignes du programme de quatrième, correspondant à quatre chapitres environ, ne contiennent pas un nom propre, pas un fait. On ne veut donner aux enfants que des notions précises et, comme l'histoire des origines de Rome a été renouvelée par les travaux modernes, au lieu d'écrire les Rois, traditions mythologiques, etc. on écrit: Époque royale. Le Sénat. Le patriciat. La clientèle. Sans doute il est inutile d'enseigner longuement, avec des dates à l'appui, l'histoire de personnages qui n'ont pas existé. Mais, puisque le programme de cinquième porte des mentions. telles que Dieux et Légendes; guerre de Troie; les poèmes d'Homère, je me demande s'il serait si dangereux de raconter les légendes qui faisaient le fond des croyances populaires et du patriotisme à Rome, que les Romains les plus éclairés répétaient par amour-propre même sans y croire, et dont Virgile a fixé les plus belles dans son Eneide. On veut donner aux enfants une idée de la Rome primitive; y réussira-t-on mieux en essayant de leur expliquer la constitution de la Roma quadrata ou en leur faisant lire des récits dont se contentaient les contemporains de Cicéron et d'Auguste? On peut décrire de grandes scènes historiques, raconter une séance du Sénat, l'élection d'un consul; on peut même user discrètement de l'épigraphie et intéresser des enfants par la lecture et l'explication d'un cursus honorum. Mais on aura beau s'ingénier et multiplier les comparaisons, il sera toujours très difficile de leur faire comprendre et apprendre un chapitre sur la conquête de l'égalité civile et politique par les plébéiens. Les élèves de quatrième ont en général 12 ou 13 ans; que d'efforts et de temps ne faut-il pas pour expliquer à des enfants de cet âge la différence entre les droits civils d'un homme et ses droits politiques! On leur dira qu'à Rome les carrières civiles et la carrière militaire n'étaient pas distinctes comme elles le sont chez nous. Rien n'est plus simple assurément; mais ces questions ne sont-elles pas bien abstraites pour d'aussi jeunes écoliers et comment le professeur pourra-t-il s'assurer qu'il a été compris?

Ce n'est pas tout. Le programme est beaucoup plus étendu pour la période républicaine que pour l'époque impériale. Or, les élèves retiendront plus aisément et il est plus important qu'ils sachent l'histoire des empereurs que celle de la République. Ils ignoreront sans danger l'existence de Licinius Stolon; il faut qu'ils connaissent les grands jurisconsultes dont les travaux ont donné naissance au droit moderne. On glissera, sans inconvénient,

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