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appliquer; ils ne changèrent pas l'idée hellénique de la science. Pendant la longue durée du moyen âge une idée toute différente de la vérité s'enracina à loisir dans les esprits. Nous disons de la vérité et non de la science; car posséder la science, c'est savoir, et savoir, au vrai sens du mot, c'est comprendre, ne plus s'étonner, tenir la raison des choses. La vérité chrétienne ne pouvait être présentée aux fidèles comme un système de démonstrations bien liées, comme un enchaînement d'évidences; elle leur fut enseignée comme un ensemble de croyances qu'il fallait admettre sans preuves. L'étonnement ne fut plus interdit à l'esprit instruit dans la vérité; car on donnait le nom de vérité à une suite de propositions souvent extraordinaires et plutôt juxtaposées ou superposées que logiquement coordonnées; bien plus : l'inexplicable, l'indémontrable, le mystère étaient posés comme les caractères de la suprême vérité. Lorsque l'autorité d'Aristote cessa de stériliser l'étude de la nature, lorsque les savants s'aperçurent que c'était là un domaine ouvert à la pensée libre, ils y portèrent, sans rencontrer de bien sérieuses résistances, un genre de dogmatisme que le christianisme avait vulgarisé en l'appliquant aux idées métaphysiques et à la morale. Les esprits étaient familiarisés avec l'idée de la vérité de fait qui s'impose sans explication et sans déduction démonstrative; ils se trouvaient disposés à accepter dans sa forme générale ce que nous appelons aujourd'hui la science. positive, ce mode de spéculation qui établit des lois, mais ne les prouve pas, et qui refuse de répondre aux pourquoi indiscrets de l'esprit logique ou mathématique. S'il est vrai, comme on l'a dit, que le « renoncement à l'intelligibilité des choses» soit un des caractères essentiels de l'esprit scientifique (1), la foi du moyen âge a bien préparé la science moderne.

La science explicative et certiste des anciens reposait sur une fausse théorie de la connaissance; les sceptiques grecs l'avaient montré avant les philosophes modernes criticistes et phénoménistes qui refirent leur démonstration contre le dogmatisme des métaphysiciens du xvII° siècle. La science moderne, étant inductive, est probabiliste (2); elle réalise l'idéal modeste et pratique

Cf. les vues de M. Ravaisson sur le même sujet, pp. 294-295, 303, 315-317 de son Rapport sur le scepticisme dans l'antiquité (à la suite de la Philosophie en France au XIXe siècle, 2e édition).

(1) ÉM. BOUTROUX, Revue philosophique, mai 1889, p. 502.—Cf. CLAY, l'Alternative, p. 628, trad. fr.: « La philosophie, à cause de sa rigueur en matière de preuve, s'est attardée à de vaines recherches, tandis que la science a prospéré grâce à un certain relâchement en matière de preuve. »

(2) Brochard, ouvr. cité, p. 424.

entrevu par Arcésilas, Carnéade, Zénon l'Épicurien, Ménodote, Sextus; mais tous ces penseurs étaient absolument oubliés quand elle commença; en fait, elle a été préparée par l'enseignement chrétien fidéiste; le christianisme, pour qui sait voir au fond, était et est encore une grande école de scepticisme, scepticisme fondé sur la vanité de la raison, et ainsi opposé à l'idée ancienne de la science, qui reposait, comme toute philosophie intellectualiste ou rationaliste, sur une foi aveugle dans la portée de l'intelligence. Mais le fidéisme chrétien préparait le probabilisme; car il réconcilie dans son idée même le scepticisme et l'affirmation, et sa longue domination a surabondamment prouvé qu'une ferme croyance peut avoir un autre fondement que l'évidence (1).

L'alchimie contribua de son côté à répandre l'idée d'une vérité de fait qui résiste à la démonstration et qui ne peut être dérivée d'un principe intelligible; si elle fut d'abord dédaignée par les anciens, si ensuite elle fut considérée comme un art démoniaque ou divin, c'est justement parce qu'elle avait ce caractère mystérieux, contraire à l'idée traditionnelle de la science; mais à la longue elle troubla de moins en moins les esprits; elle eut sur eux une lente influence, et elle collabora avec l'enseignement chrétien, qui la redoutait, à la transformation graduelle de l'idée du vrai.

Il en fut de la morale comme de la science spéculative. L'opposition si souvent remarquée entre le point de vue des philosophes anciens et celui des philosophes modernes s'explique par la morale religieuse du christianisme. Les anciens cherchaient à définir le souverain bien, ou simplement le bien; les modernes, c'est-à-dire Kant et ses successeurs, cherchent à définir le devoir; et les anciens traitaient ce problème du bien par cette même méthode dialectique qui a toujours eu leurs préférences dans les recherches de pure théorie. Mais chercher ainsi ce qui est excellent, c'était se

(1) Je n'ai connu qu'après l'entier achèvement de ce travail la conférence de Du Bois-Reymond intitulée : l'Histoire de la civilisation et la Science de la nature (traduite en français dans la Revue scientifique du 19 janvier 1878), dont toute la première partic est consacrée à la question même qui fait l'objet de cette étude; elle est traitée par le savant physiologiste de Berlin avec un esprit tout français mis au service d'idées purement allemandes qui, sur le problème capital des causes, l'égarent étrangement. Pour lui comme pour nous, le moyen âge a préparé la science moderne; mais voici comment le polytheisme de l'antiquité, religion libérale qui laissait la foi flottante, ne pouvait inspirer l'idée de la vérité absolue; celle-ci, qui est l'idée de la science moderne, a son origine dans le monothéisme intolérant des hébreux, des mahometans et des chrétiens. On a vu que nous soutenons, avec preuves à l'appui, la thèse justement contraire les anciens, religion à part, n'ont eu que l'idée de la vérité absolue; la science moderne repose sur l'idée d'une vérité relative, idée que la foi chrétienne était parfaitement propre à inspirer.

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condamner à ne pas aboutir, car c'était vouloir déduire analytiquement ce qui doit être de ce qui est. La morale chrétienne procède beaucoup plus simplement: elle pose arbitrairement un certain nombre de devoirs, sans même prétendre les dériver par déduction les uns des autres; elle maxime sans démonstration tout ce qui lui paraît devoir être exécuté; ce sont des ordres catégoriques; chaque précepte a son indépendance, son autonomie propre. Or, Kant et son précurseur J.-J. Rousseau n'ont pas conçu autrement le devoir ou les devoirs; ils ont seulement ajouté à l'autonomie du précepte l'autonomie de la conscience dans laquelle il apparaît et à laquelle il commande. Pour eux, comme pour le christianisme, on ne déduit pas le devoir; c'est une vérité de fait, une vérité qui s'impose sans preuve.

L'idée ancienne de la science a d'ailleurs reparu au début de l'époque moderne et avec plus d'éclat peut-être qu'elle n'en avait jamais eu dans l'antiquité. Aucun ancien ne l'a conçue avec une aussi parfaite rigueur que Descartes et Spinosa. Mais, à l'inverse de ce qui s'était passé dans l'antiquité, c'est la science déductive qui échoua chez les modernes. Galilée et Bacon avaient précédé Descartes; le premier avait eu quelques disciples, quelques imitateurs; le second avait laissé un livre qu'on lisait; cela suffit pour entraîner les esprits dans une voie nouvelle; le génie de Descartes ne parvint pas à les en détourner. Lui-même d'ailleurs faisait sa part à l'esprit nouveau ; il déduisait avant tout; mais ensuite il expérimentait, pour constater l'accord de la nature avec ses théories. Après Descartes, le mouvement antidéductif de la pensée moderne fut lent, mais continu et irrésistible. Pendant que les physiciens expérimentateurs se succèdent sans interruption et pratiquent l'induction avec un succès toujours croissant, les philosophes sont peu à peu attirés vers leurs méthodes; ils s'appliquent à dégager l'esprit de la science nouvelle, et ils s'en pénètrent euxmêmes dans les spéculations qui leur sont propres ; la vérité synthétique occupe une place de jour en jour plus grande et dans les logiques et dans les systèmes; ils font la théorie de l'induction et ils prétendent appliquer eux-mêmes l'induction aux problèmes qui leur sont réservés; la psychologie, science philosophique, mais science d'observation, a une part toujours plus grande et plus prééminente dans la philosophie. Spinosa seul, qui par sa méthode comme par son caractère et sa morale semble un sage antique égaré dans les temps modernes, reste étranger à cette contagion. Malebranche, dans sa théorie des causes occasionnelles, montre qu'il comprend à merveille la causalité naturelle; il a le goût des

questions positives en physique et en psychologie, et il en traite. plus d'une avec bonheur. Leibniz, esprit encyclopédique et observateur, est curieux, comme Aristote, des faits de tout ordre et de toute provenance; mais, plus clairvoyant qu'Aristote, il comprend que la méthode qui conduit à la vérité n'est pas unique: il oppose le principe de raison suffisante, qui régit les sciences de la nature, au principe de contradiction, qui régit la déduction. Bientôt il devient évident que la direction du mouvement philosophique moderne n'appartient plus aux métaphysiciens français ou allemands, partisans plus ou moins absolus de la déduction, mais aux psychologues anglais, observateurs patients, théoriciens de l'empirisme et du phénoménisme. Déjà Locke avait obligé Leibniz à lui concéder beaucoup pour le mieux réfuter; Hume joue un rôle analogue à l'égard de Kant, qui sous son impulsion pose la théorie capitale du jugement synthétique. En France, l'esprit des Anglais inspire Condillac, auquel fait suite Maine de Biran; après Maine de Biran, la philosophie écossaise inspire nos éclectiques. Deux fois l'Allemagne essaie de s'émanciper de cette tutelle qui répugnait à son génie et de fonder un dogmatisme philosophique pur de tout esprit empiriste et probabiliste; d'abord c'est Wolf qui compromet dans cette tentative la philosophie de Leibniz; plus tard, après Kant, ce sont les grands métaphysiciens idéalistes, Fichte, Schelling, Hegel, sous l'influence desquels pendant trente ans la jeunesse allemande s'enivre d'a priori et se passionne à construire le monde sans l'observer; mais cette fièvre n'a eu qu'un temps. Aujourd'hui, non seulement la légitimité de la métaphysique est contestée, mais l'idée de l'a priori sous toutes ses formes est battue en brèche, et même les principes de mathématiques sont envahis par la théorie empiriste. Ce n'est pas ici le lieu d'exposer en détail comment l'esprit positif a pénétré la philosophie du XIXe siècle, ni de juger les prétentions du positivisme et du phénoménisme; qu'elles soient ou non excessives et illégitimes aux yeux de la raison, toujours est-il que l'esprit métaphysique et déductif lutte aujourd'hui pour garder une place dans le monde de la spéculation envahi, conquis dans son ensemble par l'esprit scientifique moderne, par l'esprit de la science inductive. Les vaincus de l'antiquité ont eu des héritiers qui sont les vainqueurs de notre temps.

Victor EGGER,

Professeur à la Faculté des lettres de Nancy.

NOUVELLES ET INFORMATIONS

LE CONCOURS BISCHOFFSHEIM

L'étendue des matières nous a empêché de reproduire jusqu'à ce jour le rapport général présenté par M. Édouard Maneuvrier à la Commission chargée de juger le concours Bischoffsheim relatif à l'organisation des jeux scolaires. Ce travail n'a cependant rien perdu de son intérêt, et nous croyons être agréable à nos lecteurs en en publiant les principaux passages.

MESSIEURS,

Il n'est pas sans exemple, paraît-il, que des prix, même importants, ayant été institués, personne ne se soit présenté pour les disputer. C'est, apparemment, que leurs fondateurs, plus généreux que perspicaces, n'avaient pas su proposer une de ces questions qui passionnent les cœurs et suscitent les esprits. On ne fera pas un tel reproche à M. Bischoffsheim. Sa libéralité n'aura pas été dédaignée et ne restera pas stérile. Les candidats ont surgi de tous côtés : il en est venu du Nord et du Midi; de France et de l'étranger; de Belgique, de Suisse, d'Angleterre; de Suède et même d'Amérique. Vous vous réjouirez certainement avec moi, Messieurs, de voir que les intérêts de notre jeunesse éveillent, au dehors et au dedans, des sympathies si vives et si nombreuses. Plus de soixante personnes de toutes conditions, civils et militaires, moralistes et pédagogues, théoriciens et praticiens, médecins, officiers, gymnastes, inventeurs, instituteurs, et mème agriculteurs, répondant à l'appel du ministre, nous ont envoyé un nombre considérable de documents de tous genres, documents imprimés et manuscrits, livres, brochures, mémoires, etc.

Deux candidats ont présenté des œuvres hors de pair, unanimement jugées dignes du prix. L'un est le docteur F. Lagrange, qui a présenté deux volumes imprimés la Physiologie des exercices du corps et l'Hygiène de l'exercice chez les enfants et les jeunes gens. L'autre est l'auteur d'un mémoire manuscrit de 155 pages, intitulé : l'Agonistique, traité sommaire des jeux actifs ou exercices amusants. Un vieux dicton sert d'épi graphe à l'ouvrage :

Au bel air pur jeu vif et libre
Esprit et corps bien équilibre!

Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que le titre d'un ouvrage a déjà une importance extrême? Ce que nous lisons sur la couverture nous impressionne, malgré nous, en bien ou en mal, et nous induit à juger l'œuvre et l'ouvrier. Un bon titre est comme une de ces belles ouvertures, où les maîtres d'autrefois donnaient comme un échantillon et un avant-goût de leur opéra tout entier. Il en est ainsi de nos deux candi

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