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men suffiraient pour opérer les réformes adoptées. Il serait convenu que les jurys ne se montreraient pas sévères pour les fautes d'orthographe portant sur les points en litige, qu'ils éviteraient de choisir des sujets de dictée trop difficiles, qu'ils s'interdiraient absolument les casse-tête chinois et les applications de règles prétant à la discussion. Il serait entendu que l'enfant, au sortir de l'école, doit savoir l'orthographe, mais une orthographe raisonnable, logique, et aussi peu compliquée que possible.

Cela fait, le grand maître de l'Université pourrait faire composer, par la voie du concours ou autrement, une grammaire officielle des écoles publiques, grammaire simplifiée contenant toutes les règles générales et réduisant considérablement les exceptions. On y dirait, par exemple, que la marque du pluriel est toujours s, excepté dans les mots terminés au singulier par s, x ou ; que tous les verbes en eler et eter suivent une seule et même règle; que les lettres doubles ne subsistent qu'à la condition d'être prononcées et qu'il faut écrire Apauvrir, Appliquer, Agression, Agglomérer, Atraper, Attirer, etc. Enfin les composés seraient soumis à une règle uniforme, considérés comme simples et assimilés, par exemple, aux mots « portefeuille » et «paratonnerre (1) », etc. Pour les participes, on pourrait de même établir une règle unique accord du participe passé avec le complément réel ou apparent qui se trouve placé avant lui, absence d'accord dans tous les autres cas. On éviterait ainsi des phrases comme celle-ci : « La femme que j'ai vue prendre un porte-monnaie, je l'ai vu prendre par des gendarmes ;» on écrirait résolument vue les deux fois, et la logique serait satisfaite, car, dans le second cas, l'infinitif prendre pourrait bien être un passif : quam vidi prehendere, illam vidi prehendi, etc.

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Voilà, ce semble, des réformes qui n'ont rien de chimérique, puisqu'elles ont pour objet de supprimer des complications introduites récemment par le pédantisme tyrannique de quelques-uns, et de ramener nos contemporains aux saines traditions du passé. Alors que le champ des études était infiniment plus borné qu'il ne l'est aujourd'hui, on avait cru devoir se restreindre; restreignonsnous de même, nous qui sommes écrasés par la masse des connaissances jugées indispensables; renonçons aux chinoiseries de l'orthographe actuelle, et réservons-nous pour les études infiniment plus sérieuses qu'exige l'état de notre société moderne.

A. GAZIER.

(1) Un portefeuille porte toujours au moins deux feuilles, et deux parapluies garantissent contre la même pluie; la logique dont on se targue tant n'exigerait-elle pas des pluriels comme portent drapeau, gardent malades, etc.? L'Académie française, en 1762, écrivait des arc-en-ciels, des arc-boutans.

SCIENCE ANCIENNE ET SCIENCE MODERNE1)

VIII

Quatre négations peuvent résumer l'histoire des essais infructueux tentés par les Grecs pour fonder, avant l'invasion du christianisme et celle des barbares, quelque chose d'analogue à la science moderne: la science encyclopédique, une et multiple, de Démocrite et d'Aristote n'a pas réussi à fonder une tradition progressive et un enseignement régulier des résultats acquis; l'école fondée par Aristote n'a pas servi à coordonner les travaux des savants spéciaux, Alexandrins ou autres; — ni ceux-ci, ni les empiristes des derniers temps n'ont su appliquer leurs méthodes à l'institution de la physique expérimentale, clef de voûte nécessaire de l'édifice rêvé par Démocrite et par Aristote; enfin, les érudits d'Alexandrie n'ont même pas su instituer une tradition durable de philologie précise dont toutes les sciences eussent ensuite profité, comme les savants de nos jours profitent des bibliothèques bien classées, des bibliographies bien faites et des éditions savantes des œuvres de leurs devanciers.

Tout en racontant les faits, nous avons plus d'une fois cédé à la tentation de corriger la véritable histoire par des hypothèses utopiques ou, pour mieux dire, uchroniques (2), et d'indiquer ainsi par quelles circonstances, à la rigueur vraisemblables, les événements eussent pris un cours tout différent. Nous avons supposé Démocrite vivant à Athènes, émule et collègue de Socrate dans le Musée fondé par Périclès; Aristote disciple et successeur direct de Démocrite; Eudème successeur d'Aristote; Ménodote contemporain d'Eudème ou de Straton; un successeur d'Eudème inventant pour son compte la méthode expérimentale ou l'empruntant à Ménodote et l'appliquant à la physique; Archimède vivant au milieu des péripatéticiens et employant son génie à trouver des solutions rigoureuses aux problèmes posés par ses devanciers.

(1) Voir le numéro du 15 août.

(2) On sait que M. Renouvier a écrit une sorte de roman historique intitulé Uchronie: Marc-Aurèle mourant déshérite Commode; Pertinax lui succède; la culture hellénique se maintient dans le monde romain; les religions orientales, parmi lesquelles le christianisme, sont refoulées en Asie, etc.

Faut-il donc voir dans l'histoire vraie une série d'accidents fortuits et n'attribuer qu'à des faits contingents les conséquences dont nous cherchons la raison? Faut-il croire que l'avortement de la science ancienne est un phénomène sans causes profondes et dont un récit presque sans commentaire suffit à donner la clef? Hypothèse séduisante pour ceux qui répugnent à croire à la nécessité dans les choses humaines et qui conservent une foi inébranlable dans la vertu des libres initiatives individuelles. Pourquoi ne suffirait-il pas de dire que si les Grecs ont laissé aux modernes la gloire de fonder et d'organiser la science, c'est que, par un accident inexplicable, le grand homme qui eût fait cette œuvre leur a manqué? Mais cette solution en quelque sorte désespérée ne s'impose pas; il est permis de chercher et l'on peut espérer trouver des causes profondes, de vraies causes, au phénomène qui fait l'objet de notre étude.

Si l'on veut énumérer au complet toutes les conditions non réalisées de la fondation de la science dans l'antiquité, les hypothèses précédentes, en effet, ne peuvent suffire; il faudrait en ajouter d'autres plus hardies encore; il faudrait supposer les Grecs autres qu'ils n'étaient, doués par leurs Dieux protecteurs de deux vertus qu'ils n'eurent jamais : l'esprit de suite et l'esprit d'organisation.

Cette race merveilleusement douée n'eut jamais, comme les Romains, une conscience collective et héréditaire de ses destinées; passionnée pour la liberté, qui est un fait négatif, elle ne le fut jamais au même degré pour le pouvoir et pour l'influence; elle a eu des généraux et des hommes politiques; elle n'a pas eu une politique. Les petits peuples qui la composaient se liguaient momentanément en face d'un ennemi commun, d'un danger pressant; mais ces associations n'étaient ni complètes ni durables; toute ligue patriotique avait ses rivaux, ses adversaires dans la Grèce. même, et se dissolvait après la victoire ou la défaite.

L'esprit de suite et l'esprit d'organisation firent défaut aux penseurs de la Grèce comme à ses chefs politiques : Démocrite n'eut pas de successeurs; Platon et Aristote, plus prévoyants, firent le possible pour assurer après eux la continuation des études commencées sous leur direction; mais les écoles qu'ils avaient fondées dégénérérent sous leurs successeurs; à toutes les époques les vérités sérieusement établies furent bientôt oubliées; les bonnes méthodes, à peine entrevues, furent aussitôt délaissées. Jamais non plus les penseurs de la Grèce ne surent associer spontanément leurs entreprises et coordonner leurs efforts. La volonté intelligente

d'un roi macédonien, c'est-à-dire d'un homme politique étranger à l'esprit de secte et à l'esprit de cité, groupa pendant quelques générations à Alexandrie des savants différents par leurs origines. et par leurs études; là, semble-t-il, on ne se disputa pas; on travailla de concert ou du moins côte à côte. Ainsi, quand la science hellénique se montra organisée, ce fut en Égypte, sur la terre classique de la tradition, et ce fut sous la protection d'un pouvoir monarchique. Mais vit-on jamais à Athènes, ou dans toute autre vieille cité de la Grèce proprement dite, des mathématiciens, des astronomes, des historiens d'opinions distinctes se réunir pour s'éclairer mutuellement, pour se communiquer leurs découvertes et leurs projets? Les cités rivales ou ennemies se syndiquaient parfois pour résister à un adversaire commun; mais jamais l'erreur, la superstition, l'ignorance ne firent peur aux hommes qui croyaient tenir la vérité ; jamais ils n'eurent l'idée de se liguer contre ces ennemis abstraits et d'ailleurs méprisables; l'ennemi pour eux ou l'adversaire, ce fut toujours l'école rivale. Les écoles étaient constituées sur le modèle des cités; la rivalité les faisait vivre; la discussion dont elles étaient le théâtre ou l'objet les rendait intéressantes; si les Grecs ont aimé la philosophie, c'est qu'elle ressemblait beaucoup à leur politique. Aristote lui-même, le théoricien de la démonstration, a écrit huit livres (1), presque illisibles pour les modernes, sur la théorie de la discussion, et souvent l'on ne sait si ses préceptes s'adressent à l'orateur ou au philosophe, s'il continue sa Logique ou prépare sa Rhétorique. Depuis les héros d'Homère jusqu'aux stoïciens, en passant par les orateurs d'Athènes, tous les Grecs emploient le meilleur de leur existence à combattre par la parole des adversaires qui jugent autrement qu'eux les choses, les hommes, les événements; Gorgias resta leur maître jusqu'à la fin; même les Socrate, les Zénon, les Chrysippe, ceux qu'on appelait des sages, ne concevaient pas la vie sans la dispute; seuls, Pyrrhon et quelques cyniques, par un effort qui parut surhumain à leurs compatriotes, s'affranchirent de cet instinct fondamental de l'âme grecque qui lui imposait la dialectique comme élément indispensable du bonheur et forme préférée de l'activité (2). Est-ce là l'esprit de la science? En aucune façon. La science moderne admet les rivalités et elle vit de l'émulation; mais les savants, rivaux ou simplement émules, savent qu'ils collaborent à la même

(1) Les Topiques.

(2) Lange (t. I, p. 11, trad. fr.) pense qu'avant eux Démocrite avait méprisé et condamné la dialectique; le fait fùt-il vrai, il reste que Démocrite pratiqua exclusivement, nous l'avons vu, la méthode déductive.

œuvre; tandis que, chez les Grecs, la perpétuelle critique des principes, le conflit permanent des idées fondamentales, créaient un état d'instabilité doctrinale incompatible avec une science organisée. Nous distinguons tous les jours la science faite et la science qui se fait ; ce sont là des idées qui ne furent jamais clairement conçues dans l'antiquité. Le dialecticien, en effet, est plus soucieux de prouver par des raisonnements la vraisemblance de ses hypothèses aux dépens des hypothèses de ses rivaux que d'établir tranquillement des vérités soit générales soit particulières, pierres d'attente d'une science durable, matériaux achevés d'un édifice éternel; si, dans le cours de ses réflexions, il rencontre une loi, c'est un heureux hasard; car les lois sont les connexions de fait des phénomènes dissemblables, connexions impossibles à deviner a priori et que l'observation seule peut révéler; sa méthode le condamne aux déductions analytiques, aux démonstrations ou aux réfutations a priori; les synthèses inductives, les lois, s'obtiennent par un procédé tout différent, par un labeur solitaire et patient dans lequel le savant n'a d'autre adversaire que la subtilité de la nature.

La dialectique orale était aimée à tel point par les anciens Grecs que bien souvent elle leur semblait suffire et qu'elle constituait à leurs yeux ou remplaçait la science. Le nombre est incroyable des penseurs qui ne laissèrent aucun ouvrage; ce ne furent pas seulement les indifférents par doctrine, Diogène le Cynique et ses pareils, Pyrrhon, Épictète; ce furent aussi les plus éminents novateurs, Thalès, Pythagore et les pythagoriciens des premiers temps, Socrate, Arcésilas, Carnéade, Ammonius Saccas; auxquels certains critiques de l'antiquité ajoutaient Euclide de Mégare, Stilpon et Bryson, tous deux Mégariens, Ménédème d'Érétrie, Aristippe de Cyrène, Théodore l'Athée et un stoïcien indépendant, Ariston de Chios (1), auxquels la critique moderne ajoute encore le plus intelligent des disciples de Carnéade, Métrodore de Stratonice (2). Platon et les socratiques, prenant un moyen terme, rédigèrent des dialogues au lieu d'exposer méthodiquement leurs doctrines, et Platon a exposé dans le Phèdre les raisons de son antipathie pour l'écriture, c'est-à-dire, si l'on veut lire entre les lignes, pour l'écriture qui n'est pas une reproduction ou une imitation de la parole vivante, du dialogue oral. Enfin Platon luimême s'est refusé à écrire sa dernière doctrine philosophique, la

(1) DIOGÈNE LAERCE, Proæmium et passim; PLUTARQUE, De Alexandri seu vir tute seu fortuna, I, 4.

(2) BROCHARD, les Sceptiques grecs, p. 188.

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