Page images
PDF
EPUB

gagne l'autre bord: et bientôt les dieux dont on attendait des miracles, sont coupés par morceaux, rôtis sur des charbons et dévorés par les vainqueurs. Alors le roi de Juida n'espérant plus qu'aucun effort pût le sauver, abandonna sa capitale, alla se cacher dans une île lointaine; et les guerriers d'Audati, se répandant au milieu de ses états, le fer, la flamme à la main, brûlèrent les maisons, les villes, les villages, et massacrèrent sans pitié tout ce qu'ils trouvèrent de vivant.

La terreur avait dispersé le peu d'habitants échappés au carnage: les trois frères, à l'approche des vainqueurs, avaient chargé leur mère sur leurs épaules, et s'étaient_allé cacher dans les bois. Sélico ne voulut pas quitter Darina, tant qu'elle fut exposée au moindre péril; mais il ne la vit pas plutôt en sûreté, que, tremblant pour Bérissa, il courut à Sabi pour s'informer de son sort, pour la sauver ou périr avec elle; Sabi venait d'être pris par les Dahomais: les rues étaient pleines de sang, les maisons pillées, détruites; le palais du roi, le temple du serpent, n'étaient plus que des ruines fumantes, couvertes de cadavres épars dont les barbares, selon leur coutume, avaient emporté les têtes. Le malheureux Sélico au désespoir, souhaitant la mort, l'affrontant mille fois parmi cette soldatesque ivre d'eau-de-vie et de sang, Sélico parcourut ces affreux débris, cherchant Bérissa et Faroulho, les appelant avec des cris de douleur, et ne pouvant reconnaître leurs corps au milieu de tant de corps mutilés.

Après avoir consacré cinq jours à cette épouvantable recherche, ne doutant plus que Bérissa et son père n'eussent été les victimes de ces féroces Dahomais, Sélico prit le parti de retourner vers sa mère. Il la trouva dans le bois où il l'avait laissée avec ses frères. La douleur sombre de Sélico, son air, ses regards farouches, effrayèrent la

triste famille. Darina pleura son malheur: elle essaya des consolations auxquelles son fils paraissait insensible; il refusait tous les aliments, il paraissait résolu à se laisser mourir de faim. Gubéri et Téloué ne cherchèrent pas à l'en détourner par des raisons, par des caresses; mais ils lui montrèrent leur vieille mère, qui n'avait plus ni maison ni pain, qui n'avait plus rien au monde que ses enfants, et lui demandèrent si à cette vue il ne se sentait pas le courage de vivre.

Sélico le promit: Sélico s'efforça de ne plus songer qu'à partager avec ses deux frères les tendres soins qu'ils donnaient à leur mère. Ils s'enfoncèrent dans les bois, s'éloignèrent d'avantage de Sabi, se bâtirent une cabane dans un vallon écarté, et tâchèrent de suppléer, par leur chasse, au maïs, aux légumes qui leur manquaient.

Privés de leurs arcs, de leurs flèches, de tous les meubles nécessaires qu'ils n'avaient pas eu le temps d'emporter, ils éprouvèrent bientôt les besoins de la misère. Les fruits étaient rares dans ces forêts, où le nombre prodigieux des singes les disputait encore aux trois frères. La terre ne produisait que de l'herbe. Ils n'avaient point d'instrument pour la labourer, point de graine pour y semer. La saison des pluies arriva, et l'horrible famine se fit sentir. La pauvre mère, toujours souffrante sur un lit de feuilles sèches, ne se plaignait pas, mais elle se mourait. Ses fils, exténués de faim, ne pouvaient plus aller dans les bois inondés de toutes parts; ils dressaient des piéges aux petits oiseaux qui s'approchaient de leur cabane: et, lorsqu'ils en prenaient quelqu'un, ce qui arrivait rarement, ils le portaient à leur mère, ils le lui présentaient en s'efforçant de sourire; et la mère ne le mangeait point, parce qu'elle ne pouvait pas le partager avec ses enfants.

Trois mois se passèrent sans apporter aucun chan

gement à cette terrible situation. Forcés enfin de prendre un parti, les trois frères tinrent conseil à l'insu de Darina. Gubéri proposa le premier de s'acheminer jusqu'à la côte, et là, de vendre l'un d'eux au premier comptoir des Européens, pour acheter avec cet argent du pain, du maïs, des instruments d'agriculture, tout ce qu'il faudrait pour nourrir leur mère. Un morne silence fut la réponse des deux frères. Se séparer, se quitter pour jamais, devenir esclaves des blancs. Cette idée les faisait frémir. Qui sera vendu? s'écria Téloué avec un généreux_accent. Le sort en décidera, lui répondit Gubéri; jetons trois pierres inégales au fond de ce vase d'argile; mêlons-les ensemble; celui qui tirera la plus petite sera l'infortuné. . . . . Non, mon frère, interrompt Sélico: le sort a déjà prononcé; c'est moi qu'il a rendu le plus malheureux; vous oubliez donc que j'ai perdu Bérissa, que vous seuls m'avez empêché de mourir, en me disant que je serais utile à ma mère. Acquittez votre parole; voici le moment; vendez-moi.

Gubéri et Téloué voulurent s'opposer en vain au généreux dessein de leur frère; Sélico repoussa leurs prières, refusa de tirer au sort, et menaça de s'en aller seul, si l'on s'obstinait à ne pas le conduire. Les deux aînés cédèrent enfin. Il fut convenu que Gubéri resterait avec la mère, que Téloué accompagnerait Sélico jusqu'au fort des Hollandais, où il recevrait le prix de la liberté de son frère, et qu'il reviendrait ensuite avec les provisions dont_ on avait besoin. Pendant cet_accord Sélico fut le seul qui ne pleura point; mais combien il eut de peine à retenir, à cacher ses larmes, quand il fallut quitter sa mère, lui dire un éternel adieu, l'embrasser pour la dernière fois, et la tromper encore, en lui jurant qu'il reviendrait bientôt avec Téloué, qu'ils allaient seulement tous deux visiter leur ancienne demeure, voir s'ils ne pourraient pas rentrer dans

leur héritage! La bonne vieille les crut; elle ne pouvait cependant s'arracher des bras de ses fils; elle tremblait des dangers qu'ils allaient braver; et, par un pressentiment involontaire, elle courut après Sélico, quand celui-ci disparut à ses yeux.

Les deux jeunes frères dont on n'aurait pu distinguer le plus à plaindre, arrivèrent en peu de jours à la ville de Sabi. Les meurtres avaient cessé, la paix commençait à renaître; le roi de Dahomai, possesseur tranquille des états de Juida, voulait faire fleurir le commerce avec les Européens, et les appelait dans ses murs. Plusieurs marchands anglais et français étaient admis à la cour du monarque, qui leur vendait ses nombreux prisonniers, partageait à ses soldats les terres des vaincus. Téloué trouva bientôt un marchand qui lui offrit cent_écus pour son frère. Comme il hésitait, comme il tremblait de tous ses membres en disputant sur cet horrible marché, une trompette se fait entendre dans la place, et un crieur public proclame à haute voix: que le roi de Dahomai promettait quatre cents onces d'or à celui qui lui livrerait vivant un nègre inconnu, qui, la nuit précédente, était entré dans le sérail, et s'était échappé vers l'aurore à travers les flèches des gardes.

Sélico entend cette proclamation, fait signe à Téloué de ne pas conclure avec le marchand; et, tirant son frère à l'écart, il lui dit ces paroles d'une voix ferme:

Tu dois me vendre, et je l'ai

voulu pour faire vivre ma mère; mais la modique somme que ce blanc vient de t'offrir ne peut pas la rendre riche. Quatre cents onces d'or assureraient à jamais une grande fortune à Darina et à vous: il faut les gagner, mon frère; il faut me lier tout à-l'heure, et me conduire devant le roi, comme le coupable qu'il cherche. Ne t'effraie pas; je sais, comme toi, quel

est le supplice qui m'attend; j'en ai calculé la durée, elle ne passera pas une heure.

Téloué tremblant ne peut lui répondre; pénétré d'effroi, de tendresse, il tombe à ses genoux, le presse, le supplie par le nom de sa mère, par celui de Bérissa, par tout ce qui lui est cher, de renoncer à ce dessein terrible. De qui me parles-tu? répond Sélico avec un sourire amer. J'ai perdu Bérissa, je veux la rejoindre; je sauve ma mère par mon trépas, je rends mes frères riches à jamais, je m'épargne un esclavage qui peut durer quarante années. Mon choix est fait; ne me presse plus, ou je vais me livrer moimême. Tu perdras le fruit de ma mort, et tu causeras le malheur de celle à qui nous devons la vie.

Intimidé par l'air, par le ton avec lequel Sélico prononce ces dernières paroles, Téloué n'ose répliquer; il obéit à son frère, va chercher des cordes, lui lie les deux bras derrière le dos, le baigne de pleurs en serrant les nœuds; et le conduisant devant lui, il marche au palais du roi.

Arrêté par les premières gardes, il demande à parler au monarque. On va l'annoncer; il est introduit. Le roi de Dahomai, couvert d'or et de pierreries, était à demi couché sur un sopha d'écarlate, la tête appuyée sur le sein de ses favorites, vêtues de jupes de brocart. Les ministres, les grands, les capitaines, superbement_habillés, étaient prosternés à vingt pas du roi; les plus braves étaient distingués par un collier de dents humaines, dont chacune attestait une victoire; plusieurs femmes, le fusil sur l'épaule, veillaient aux portes de l'appartement; de grands vases d'or, remplis de vin de palmier, d'eau de vie, de liqueurs fortes, étaient placés pêle-mêle à peu de distance du roi, et la salle était pavée des crânes de ses ennemis.

Souverain du monde, lui dit Téloué en baissant son front jusqu'à terre, je viens d'après tes ordres sacrés, livrer

« PreviousContinue »