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de Dorat-Cubières (1). Il démontrait déjà que l'œuvre de démolition pourrait bien aider à l'œuvre de rénovation; il traçait pour exemple des rues patriotiques, culbutant là Bastille, éventrant les couvents; mais le patriote louangeur fit rencontre d'un patriote frondeur, qui lui donna l'opinion du café, tout au rebours de la sienne! L'embellissement de la capitale n'était qu'une habileté ministérielle pour tromper la nation sur l'appauvrissement du trésor. Comment! mais autour de moi... Autour de

vous, c'est le monde du Livre rouge dont on achète l'approbation en augmentant les pensions. Et le frondeur d'ajouter que ces merveilles urbaines que Jean-Baptiste admirait tant devaient avoir pour couronnement l'enserrement de toute la ville par un beau mur à l'honneur des octrois. Jean l'optimiste était déconfit. Mais c'est vouloir faire de Paris une vaste Bastille! — Vous dites juste.

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Mais, si l'on en vient là, moi je pars. Vous ferez bien. Et comme, en effet, le bruit de l'embastillement de Paris lui fut confirmé à d'autres rencontres, JeanBaptiste répéta toujours : « Mais je pars alors!... » Pour la deuxième fois il avait soudaine conscience du gouffre qui, entre les privilégiés et le peuple bourgeois, s'élargissait d'heure en heure, et si vite qu'il fallait déjà choisir son bord. Or Jean-Baptiste ne pouvait opter puisque, étranger, il ne pouvait combattre. Mais rester sans action, sans œuvre pendant que tous s'apprêtent, est-ce possible? Et quel supplice! « Ah! plutôt fuir! Oui, fuyons! mais pour aller à travers l'Europe, comme a fait Montesquieu, moissonner chez toutes les nations. Et le jour où les patriotes sonneront l'engrangement de l'idée, je ren

(1) Cloots, Vœux d'un Gallophile.

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trerai dans la ville par excellence avec une ample récolte !... "

Quand le Prussien annonça ce nouveau projet, nul n'y voulut croire. Je vous jure, dit-il, qu'à la pose de la. première pierre du mur d'enceinte, je lève pied. Oui, pour un été, comme l'an passé, d'accord. Non bien. Et la preuve, c'est qu'à mon départ je m'ôterai, comme Annibal, tout moyen de retour sous un pareille régime. En effet, autour de la ville, les jalons se posent, les pierres s'apportent, les travaux commencent, on va maçonner... Jean-Baptiste se précipite au café Procope. C'était le soir. Grande compagnie:-Messieurs, cria-t-il de tous ses poumons aux habitués qui s'exclamaient déjà sur sa résurrection, je proteste contre la muraille de Chine qui doit vous emprisonner tous. Quant à moi, qui ne veux être embastillé par les fermiers généraux non plus que par M. Lenoir: je pars! Vous partez! Oui: Je ne tiens à la France ni pár la naissance, ni par les emplois; j'y vis avec l'argent que j'y apporte sans être même naturalisé. J'ai cent mille livres de rente! J'ai pour devise:

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Veritas atque libertas! » Je ne veux point mentir à ma devise, je pars. Mais où allez-vous. Par tout le monde, peut-être. Alors c'est pour toujours!... — Vous ne le voudriez pas, messieurs. Je reviendrai le jour où la Bastille ne sera plus, et que la ville ne sera plus elle-même une Bastille. Avis à vous (1). Ayant dit ainsi, Jean-Baptiste s'esquiva du café, et le lendemain, dès le matin, les agents de M. Lenoir se fussent présentés rue Plàtrière, qu'ils eussent appris que le Prussien s'était aussi esquivé de Paris.

(1) Cloots., Vœux d'un Gallophile.

Il avait pris la route de Strasbourg, mais ayant, chose étrange! moins l'Allemagne en tête que la France. A Strasbourg, en effet, il vira vers le nord, et roula lentement au travers des pays allemands de la rive gauche du Rhin, afin d'interroger les hommes et d'inspecter les terres qui devaient être, à l'entendre, de la France future. L'instinct philosophique des naturels l'étonna; la fertilité du sol le charma. Mais, sans pousser jusqu'à Clèves, il fit tangente à Cologne, pour se jeter sur les Pays-Bas autrichiens, où il crut de sa mission d'accourir (1). Les populations de ce pays, étaient loin d'être possédées de l'esprit du siècle. A cette heure même, pressées d'abandonner en religion les ouvrages extérieurs et de se contenter de la citadelle, elles résistaient. Mais le réformateur du lieu n'avait pas recours aux arguments. Il était couronné et mettait au service de sa philosophie cette raison des rois qu'on appelle la force. Et c'était merveille de voir avec quelle sûreté de main il arrêtait les processions et pèlerinages scandaleux, fermait les couvents, s'emparait des biens monastiques, en un mot, renversait la marmite du diable et organisait l'instruction. JeanBaptiste était jeune. Cette hardiesse d'empereur dans les opérations philosophiques l'enthousiasma. « L'Autrichien épargne à la France future une rude besogne, » dit-il. Et toute l'admiration qu'il avait eue jusqu'alors pour les hableries académiques du grand Prussien Frédéric II fut consacrée sur l'heure aux faits et gestes administratifs de Joseph le Sage. On attaquait Joseph, il défendit Joseph. L'empereur, criait-on autour de lui, ne peut s'emparer

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(1) Cloots, Vour d'un Gallophile.

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des biens monastiques; si l'empereur s'empare de ces biens, il doit les rendre aux particuliers dont les ancêtres en ont fait donation aux couvents supprimés. Les ancêtres ont enrichi les moines afin qu'ils prient avec quiétude pour le repos de leurs âmes... » A ces raisons de l'autre monde Jean-Baptiste opposait la toute-raison, et, démasquant la conduite des moines, il formulait : Nous sommes dans un temps où rien n'est moins régulier que les réguliers. Un corps quelconque qui ne remplit pas ses devoirs, qui devient inutile, soit par sa propre faute, soit par le concours des circonstances, est nécessairement criminel (1). » Au moment même où il formulat ainsi à Bruxelles, éclatait en France l'affaire du Collier. Roi bafoué! reine maculée! cardinal flétri! Jean-Baptiste, laissant à d'autres les reliefs du scandale, ne s'indigna en cette affaire que du rôle du pape, qui faisait crime à un cardinal, prince français, de se soumettre aux lois de son pays! « Ah! s'écria-t-il, si j'étais Louis XVI, comme je profiterais de l'occasion pour imiter, dépasser même Joseph II! comme je renverrais le nonce chez lui! comme je ferais venir le pape chez moi! comme je rentrerais dans Avignon! comme je nommerais un patriarche des Gaules! comme je supprimerais les cloîtres et tout l'attirail de la prostituée de Babylone! comme l'Église gallicane marcherait de pair avec l'Église anglicane! comme tous les torts des prétendus souverains pontifes seraient vengés sur Pie le Pèlerin (2)! »

Ainsi donc il allait, rêvant toujours France ou Gaule. Mais quand il eut passé l'Escaut, il ne fut plus seul à

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crier: Vive la France! Tout un peuple poussait ce cri en l'associant à celui de : « Liberté! » Les patriotes hollandais l'emportaient sur les orangistes. La paix allait être signée entre les Provinces - Unies et l'Empereur, grâce à l'intervention française! - Jean n'imaginait guère à ces cris que le trésor de principes qu'il avait amassé allait courir les risques d'un plongeon au berceau même de ses ancêtres. - Comment! il prit donc part au trouble des Provinces ?-Il ne prit part à rien, et justement cette abstention prépara sa perte.

Ce n'est pas qu'il n'essayât d'abord de se mettre de · la partie commencée; mais, comme il arrivait tard, les patriotes vainqueurs le traitèrent non-seulement en ouvrier de la dernière heure, mais, qui pis est, en suspect. L'envoyé de France, M. Caillard, que Jean-Baptiste avait rencontré maintes fois à Paris chez madame de Cheminot (1), et M. Mandrillon, Français-Américain établi en Hollande, mais Bressan comme M. de Lalande (2), eurent beau lui donner publiquement l'embrassade, la position du jeune baron, si nette à ses propres yeux, sembla toujours étrangement louche aux révolutionnaires du lieu. Est-il Prussien, Hollandais, Français, Autrichien même ? De ses discours on ne saurait conclure. Gallophile?Soit; mais plus gallophile que tous les patriotes ensemble, puisqu'il rêve une France s'étendant jusqu'aux bouches du Rhin, le traître! Descendant de Corneille de Witt? Oui, mais aujourd'hui sujet du protecteur des orangistes, Frédéric II. Son père a brùlé politesse au pays natal, et l'oncle de Pauw vit à Potsdam race de

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(1) Cloots, Lettre à madame de Cheminot.

(2) Cloots, Lettre au comte Oginski.

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