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baptisés Prussiens par la diplomatie, ils payaient les impôts dont ce titre les grevait comme on paye un tribut, sans plus se soucier du gouvernement que la politique des princes leur avait octroyé. C'est en vain que le borusse Frédéric-Guillaume avait essayé d'introduire dans sa nouvelle province ce qu'il appelait le régime poméranien. Le jour où les recruteurs de Potsdam voulurent attacher le collier rouge aux enfants des Clévois, une émigration spontanée laissa toutes les charrues veuves.

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Ils ont des nuques hollandaises, » dit Guillaume; et Guillaume fut contraint de capituler avec les paysans, qui, maîtres de leur corps, retournèrent à leurs charrues (1).

Ils y retournaient pour toujours ces bonnes gens le croyaient. Ils le crurent pendant cinquante ans. Quand, à leur grande surprise, un beau matin, voilà l'ennemi, leurs voisins les Français !

Sa Majesté Prussienne d'alors, qui cultivait les Muses, s'était permis un alexandrin contre la stérile abondance d'un cardinal-poëte favori d'une fille entretenue par Sa Majesté Très-Chrétienne le roi de France. Le roi de France faisait donc mettre à sang la belle vallée de Clèves, qui, pays frontière, se trouvait à sa main. A quelque temps de là, le roi Frédéric ayant rimé contre la fille elle-même, nouvel envoi de troupes, redoublement de pillage (2). Il y avait plus d'un demi-siècle qu'un jésuite français avait osé dire qu'un Allemand n'est jamais qu'une bête (3). Les Prussiens se rappelant le propos: « Nous prendrait-on pour des Clévois? » firent-ils; et, pour prouver à ceux de France

(1) Cloots, Depéêche du Prussien Cloots au Prussien Hertzberg, 1791. (2) Voltaire, Mémoires.

(3) Bouhours.

qu'ils pouvaient bien rivaliser d'esprit, ils rivalisèrent d'horreurs (1). Pendant le massacre, les princes eurent le mot pour rire. Chargé par la France de demander, comme condition de paix, la cession du pays même qu'on pillait, Voltaire, le grand esprit, ne vit à dire qu'une chose à l'ami Fédéric : « Sire, vous êtes bien bon de vouloir régner sur ces gens-là; les peuples de Westphalie sont des sots donnez-les à qui les voudra. — S'il me fallait céder au roi de France, répondit l'ami Fédéric, tous les sots de mon royaume, je courrais risque de n'avoir plus qu'un désert. Mais j'échangerais pourtant volontiers le pays des boeufs westphaliens contre celui des moutons champenois. Qu'en dites-vous (2)?... » —Et tous de rire; puis le choeur de reprendre: Tue! pille! égorge! brûle! - Pauvres Clévois!...

Et pourtant, heureux Jean-Baptiste!... Le spectacle si varié de tant d'infamies héroïques l'arracha brusquement à l'engourdissement de l'enfance. Ses organes, trouvant ample matière à s'exercer, se perfectionnèrent vite; son esprit acquit de bonne heure une activité singulière, et son imagination un degré de chaleur inconnu jusqu'alors au climat moral de la Westphalic. Ce n'est pas tout. Le vieux baron de Cloots, qui se souciait fort peu qu'on brûlàt son château, qu'on violàt la baronne, qu'on égorgeât son fils et lui-même, pour les pohësies du roi son maître, avait accueilli, portes ouvertes, les gentilshommes français. Ces messieurs, brigands au dehors, faisaient montre, à la table du baron, de tant de savoirvivre et de si belles manières, que Jean-Baptiste, émer

(1) Cloots, Vœux d'un Gallophile.

(2) Voltaire, Correspondance avec le roi de Prusse.

veillé, se mit d'instinct à leur école. Toute sa petite personne se polit à leur contact. Si bien qu'à l'àge de sept ans, n'était la candeur germanique qu'il tenait de ses pères et qu'aucune de ses qualités acquises ne put jamais altérer, notre Prussien n'avait plus rien d'allemand, pas même la langue : Jean-Baptiste parlait français (1).

La plus belle langue du monde! disait le baron. Aussi fut-ce en épelant les contes bleus de Charles Perrault que son fils dut apprendre à lire, et en récitant le catéchisme de l'abbé Fleury qu'il entreprit la conquête enfantine du monde bleu lui-même, le ciel, dont le chapelain du château ne se lassait de lui chanter merveilles (2).

Mais quels étonnements n'eut pas Jean-Baptiste quand, un jour, il entendit : « La paix est faite ! »; qu'il vit ses amis les ennemis plier soudain bagage et disparaître ; que toute la vallée fut en fète, lui si triste, et qu'il s'aperçut d'un mot que la plus belle langue du monde qu'il parlait n'était rien moins que l'idiome de son pays. Hors conquête, il put se croire chez d'autres!... Comme il sentit alors qu'il n'était pas fait pour vivre où il était né! Comme il le déclara hautement! et comme son père, glorieux d'une pareille révolte, signe de race, se plut à lui conter que, par droit de naissance, il était appelé, en effet, à une bien autre vie que celle des champs: la vie des cours! C'est pourquoi son fils s'exprimait selon la ville par excellence, Paris.

Ah! Paris! Ah! la cour! Ah! le ciel!... voilà bien quelles furent ses aspirations d'enfance, et qui s'ima

(1) Cloots, L'Orateur du genre humain, 1791.

(2) Cloots, République universelle.

gèrent à ses yeux en une trinité de personnes: M. de Voltaire, Dieu, le roi de Prusse. Car, n'en déplût au roi de Prusse et à Dieu, M. de Voltaire, pour lui, alla devant. Voltaire ! c'était le nom que les gentilshommes au service de France lui avaient fait bégayer religieusement dès le berceau. Voltaire! c'était le nom que le baron ne pouvait s'empêcher d'accoupler chaque jour à celui du roi son maître. Et ce nom: Voltaire! sitôt prononcé, éveillait toujours et chez tous — quelle magie pour l'enfant! — un sourire, une joie, une gaieté, un bien-être ! Or, qui portait ce nom? Ni Dieu, ni roi, mais un homme, son semblable, vivant en lieu humain, à la ville, à Paris. Visible celui-là! et les Clévois eux-mêmes pouvaient en témoigner. Quelque vingt ans en çà, et dans la vallée même, il avait apparu. Tous les jours Jean-Baptiste pouvait toucher des yeux le château de Mailand, où le philosophe, en effet, était venu saluer Frédéric un dimanche. de 1740 (1). Ah! si à Bethléem, le jour de Noël, le ciel s'était avisé jadis de renouer société avec la terre, dans la vallée de Clèves, ce dimanche-là, une non moins belle impossibilité s'était produite: l'esprit d'examen et l'esprit d'autorité avaient essayé leur premier baiser fraternel.

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Donc, quand le chapelain disait à son disciple: « Priez! un jour vous irez au ciel, et vous verrez Dieu »; quand le baron disait à son fils: « Soyez digne! bientôt vous irez à la cour, et vous verrez le roi ; Oui, répliquait l'enfant, mais avant tout je veux aller à Paris, chez M. de Voltaire. » Jean-Baptiste avait neuf ans quand on lui dit qu'il irait à Paris.

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On l'emmenait, en effet, pour lui faire commencer cette

(1) Voltaire, Correspondance avec le roi de Prusse.

belle éducation qui devait répondre à son rang. L'enfant était joyeux de partir, s'imaginant de courir au loin, de voir du pays, et bientôt Paris; mais de tout cela il ne vit guère. Selon l'usage, il allait en captivité. On l'enferma bonnement en compagnie d'enfants de son âge, d'abord à Bruxelles, sous la férule de prêtres; puis à Mons, sous la férule de jésuites; puis à Paris est-il bien à Paris, chez M. de Voltaire? - sous la férule d'ecclésiastiques (1). Pendant sept ans on lui fit épeler une langue qu'on ne parlait plus, bien que certains la chantassent encore; on lui prêcha d'autorité une doctrine d'amour qui lui fit peur; on le condamna à des études sans attraits, à des pratiques sans vertu; on confisqua sa raison naissante au profit d'une règle inflexible, il n'entendit jamais qu'un mot Devoir. L'enfant n'apprit rien, s'ennuya: il n'avait pas ce qu'il avait rêvé.

Cependant il fut tout d'abord frappé de la résignation de ses camarades à leur sort; mais il eut vite, hélas! le secret de cette résignation; car, au contact de la vie commune, ses sens s'allumèrent vite. Il est impossible, en effet, que des corps électriques revêtus de houppes nerveuses puissent se mouvoir ensemble sans éprouver de fréquentes détonations. C'est une loi de nature dont aucun gymnase n'est exempt, puisque le foyer du mal existe dans chaque individu. Jean-Baptiste trouva donc Lesbos partout, aussi bien à Paris, au collége du Plessis, qu'à Bruxelles et à Mons; et quand son sang eut des mouvements d'effervescence, lui-même connut cette amitié d'enfance qui a ses baisers, ses larmes, ses effusions comme l'amour. Assurément Jean-Baptiste aurait

(1) Cloots, République universelle.

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