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l'Hôtel de ville ce qu'il avait de fortune en poche; lui qui estimait à l'égal des écus les assignats, monnaie patriotique; lui, enfin, qui, la guerre déclarée, offrait volontairement douze mille livres pour la défense, - quelques insensés l'accusent aujourd'hui de faire ses malles pour se cacher dans le Midi, ou chercher refuge en Angleterre; eh bien! au rebours d'Annibal et de Guillaume, qui brûlaient leurs vaisseaux pour conquérir, il s'attachera, lui, au sol même de la France à la veille d'être conquis; et il achète en effet, non pour spéculer mais, à la paysanne, pour cultiver, de beaux biens nationaux; — non des chàteaux, mais bien des fermes; non point au delà de la Loire, comme le ferait un brissotin, mais - tant il a foi dans l'immortalité sociale de Paris! - au Nord, en avant même de la capitale, sur la route, oui, des armées liberticides, à Crépy en Valois, dans le voisinage de Compiègne, aux portes mêmes du château de son ami Villette, qui tremble de peur, celui-là. Et ce fut merveille alors d'entendre le nouveau propriétaire français s'écrier en énergumène au moment même du déluge: « Les coteaux de Crépy seront les dortoirs de ma vieillesse bienheureuse! » comme si le déluge ne dût éclater.

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« Mais c'est un fou! Mais c'est un furieux! » s'écria cette fois encore le cousin Jacques (1), qui, devenant fou lui-même, s'enhardissait aux injures. « Mon pauvre Anacharsis, mais tu n'as plus le sens commun! » Anacharsis, en effet, devenait pour toujours insaisissable au sens commun des Feuillants, car il donnait en plein dans le sens commun du peuple. Son âme se sans-culottisait d'heure en heure, on peut dire. En s'attachant au sol,

(1) Le Consolateur.

il venait d'instinct d'agir encore selon le peuple en sabots. Ces faubouriens, qui en 89 coiffaient la cocarde comme signe cosmopolite, voulurent, en face de la conquête, témoigner par un autre symbole qu'ils ne nationalisaient pas la guerre et qu'ils n'allaient défendre la terre de France que comme berceau des Droits de l'homme. C'est pourquoi, de toutes parts, ils plantèrent l'arbre de liberté. Ah! pauvre cousin Jacques, t'expliques-tu bien maintenant l'optimisme du Prussien, et pourquoi, toi qui sautes pour le roi, tu restes toujours triste malgré la défaite de la nation; si triste et si désespéré que l'Orateur, sourd jusqu'alors à tes plaintes même poétiques, dresse enfin l'oreille à tes injures? Oui. M. de Cloots eut enfin pitié. Anacharsis pria Lamourette d'inviter Jacques à dîner (1). Jacques sortit de son cabinet, où, depuis deux mois et plus, il s'était claquemuré pour pleurer tout à l'aise sur le roi, sur ses amis, sur tous; et le voilà qui tombe, lui, si accablé, au milieu de cinq démocrates, dont Hérault, Lamourette, Anacharsis, tous gais, tous buvant, tous en fête. L'Orateur venant à lui : « Allons, mon cher cousin, vous avez donc perdu votre gaieté; les aristocrates sont toujours taciturnes et inquiets, et vous l'êtes un peu, là, convenez-en. Au lieu que nous autres patriotes, nous sommes toujours des Roger-Bontemps. »

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Et l'Orateur allait poursuivre, croyant par de telles paroles guérir le malade, quand, à cette voix, à ce ton, à ces mots, tout le cousin, au contraire, fond en larmes, en sanglots, en hélas! — « Mais qu'avez-vous donc? » s'écrièrent-ils tous. "Hélas! " Quelle sinistre pensée

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lui vient à l'esprit! Comme il les regarde! Que va-t-il

(1) Testament du cousin Jacques.

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Hélas! je pleure de ce que de braves gens

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comme vous seront victimes de leurs erreurs, l'enthousiasme vous égare. Vous serez tous guillotinés ! - Ce fut un silence... Tous les futurs guillotinés se turent, non qu'ils crussent à la prédiction sanglante du cousin, mais par égard pour ses larmes, qui redoublèrent encore. Lorsque leurs têtes tomberont, une autre aura tombé; ainsi continuait de penser, bien malgré lui, le vaudevilliste visionnaire, aussi continuait-il de pleurer. Quelle tête ? Quelle ?-Celle du Jacques des Français, parbleu! et, ma foi, le vaudevilliste pense bien selon le roi luimême.

sonnier !

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Chose étrange, en effet! - Près d'être délivré par la conquête, Louis, dans son palais-prison, a des rages d'enfant, se confesse, fait son testament, enfouit ses secrets dans les murs; hier il disait : « Je suis priAujourd'hui il s'écrie: « Je suis mort! Qu'a-t-il donc? Se sent-il coupable? Coupable, il l'est. Louis a trahi la nation, payé l'ennemi au dehors, les conspirateurs au dedans et maintenu ses veto malgré la guerre. Mais qu'il se sente en faute, non. Amené par les faubourgs, ramené par la France, il vit dans Paris même hors Paris, étranger à l'idée mère, isolé dans son palais comme dans un ciel; sa conscience est toujours selon Dieu; aussi ment-il consciencieusement aux hommes, de par Dieu! Pouvoir exécutif, il n'exécute pas, toujours il empêche. C'est en vain que mister Brissot s'est vanté que le sire bégayerait à son école le Ça ira! des faubourgs; l'homme aux vingt-cinq millions, ainsi que l'a prédit Robespierre, n'en continue pas moins de crier: Veto! non du cœur, par énergie, mais de tête, pour s'étourdir. Il cède à sa femme et résiste à la nation. Il cède

à sa femme, et voilà ses frères qui s'avancent, le méprisant, de compagnie avec la Prusse, avec l'Autriche, avec tous: Mangé par la conquête ! il a peur. Il résiste à la nation, et voilà les faubourgs qui se lèvent, lentement, longuement, trois semaines, un mois après la défaite, les faubourgs, le quartier de l'idée, la garde nationale même, tout Paris, sans colère, dans sa justice: Mangé par l'insurrection, il a peur. Veto! veto! Et d'autant plus peur cette fois qu'un cri s'élève, qui n'est ni de secte, ni de coterie; écoutez: A bas le comité autrichien!

Quelle synthèse que ce cri! Il rappelle ceux des temps héroïques. Aussi tout Paris le répète dès que le journaliste Carra l'a poussé. La défaite a ramené tous les yeux sur la cour. Pour vaincre au dehors, il ne faut plus de Coblentz intérieur. Donc : A bas le comité autrichien!

Alors entre le ça ira parisien et le veto royal s'engage une lutte patiente, redoublée, continue, naïve dans sa loyauté d'une part, dans sa malice de l'autre.

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Oui, à bas le comité autrichien! répètent, cette fois, selon les faubourgs, tous les législateurs philosophes. Et vite, faisant application de l'idée parisienne, ils font rafle des conspirateurs tonsurés. Qu'on transporte les réfractaires!

Veto! dit le roi, que sa garde aussitôt enveloppe, et dont les Suisses à Rueil et à Courbevoie prennent la cocarde blanche.

Ça ira! crie Paris tout entier et debout, piques et baïonnettes.

Ca ira! répond l'Assemblée à Paris. Et la garde constitutionnelle est dissoute.

Veto! dit le roi, qui conserve à ses coupe-jarrets leur paye et l'uniforme.

Ça ira! fait alors l'Assemblée tout d'elle-même. Et elle demande vingt mille hommes à la France pour défendre Paris.

Ça ira! ça ira! répète alors Paris par manière de salut aux fédérés départementaux, quoique les faubourgs eussent préféré pour défenseurs les gardes-françaises des temps héroïques, et les quarante mille soldats chassés des régiments pour cause de patriotisme.

Veto! veto! redit le roi, que les ci-devant de province accourent défendre comme en février.

Et la lutte, logique inflexible, rectiligne, ainsi va! Et l'Orateur la suit, s'y mêle, acteur ou spectateur, suivant le jour ou l'heure, toute son âme au dehors comme en 89. Et comme en 89 le bon sens révolutionnaire des masses le transporte encore; il n'hésite bientôt plus à ranger de pair avec les beaux esprits de la tribune tous les passifs de la constitution; il écrit donc «La Constitution est fondée sur les intérêts respectifs. Qui a plus d'intérêt à une chose a plus de vues sur elle. Or, qui a plus d'intérêt à la révolution que la multitude? Elle y trouve son intérêt pécuniaire avec l'élévation de sa dignité personnelle! Et il clame pour la première fois : « Vivent les Sans-Culottes ! » C'était crier : A bas la Constitution!

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En ce moment le roi ne se contentait plus de dire: Veto! il exécutait. Danton, reprenant langue, avait demandé, selon les faubourgs, le renvoi de la Louve autrichienne, comme gage de la rupture du roi avec son passé; mais le roi, au contraire, chassant les ministres philosophes, rompait avec l'avenir. Hors de cour, Clavière! hors de cour, Roland! Dumouriez lui-même, le général ministre, hors de cour! Et voilà que, du milieu de son armée, Lafayette Champ de Mars, oubliant l'ennemi

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