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Cinq jours après, le roi, contraint, forcé, se rendait à l'Assemblée pour déclarer enfin : LA GUERRE!

Quarante-huit heures après le roi l'Orateur du genre humain se présentait à la barre.

Que veut-il donc? - Fidèle à l'engagement tacite qu'il a pris au jour de la fédération, engagement qu'il a renouvelé par écrit le 20 janvier dernier, il vient commencer le sacrifice de sa fortune pécuniaire. Aux applaudissements de l'Assemblée et des tribunes, il dépose dans le sanctuaire du Dieu constitutionnel la somme de douze mille livres pour habiller, équiper, armer et solder quarante à cinquante combattants dans la 'guerre sacrée des hommes contre les couronnes (1). Il faut, s'écrie-t-il. que les riches se mettent au régime du pauvre, que tous les mouvements du luxe se convertissent en mouvements guerriers; oui, que nos victoires soient nos festins. Soyons sobres un an et le monde sera libre à jamais. » Et quand il eut dit, à la fraction de sa fortune pécuniaire dont il faisait offrande il ajouta encore portion de sa fortune littéraire, son dernier ouvrage : La République universelle. Il aidait aux moyens et signalait le but. Ah! Fauchet n'eut garde ce jour-là de protester contre le philosophe. Quand Anacharsis, tout glorieux, traversa la salle, si quelqu'un se leva, ce fut bien un député de Paris, le bel Hérault de Séchelles, qui, montrant les douze mille livres : "Cette offrande, dit-il, nous vient d'un homme qui a pris le titre sublime d'Orateur du genre humain. Il faut donner à cet hommage civique une destination digne de lui. Je demande que cette somme soit consacrée aux soldats qui quitteront les camps du despotisme pour venir se ranger

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sous les drapeaux de la liberté. » C'était lire dans l'àme même de l'Orateur. Sur l'heure, Anacharsis fit d'Hérault son ami.

Dès le lendemain une foule de patriotes donateurs suivirent l'exemple du philosophe; mais dès le lendemain aussi aboyèrent les insulteurs. - Non!... Avant l'insulte ce fut une plainte. Plainte en vers, une lamentation, et de l'inévitable cousin Jacques (1). Étourdi par les cris de: Guerre, République universelle, Propagande armée, - le vaudevilliste exhalait son humeur, non pas en trois couplets, mais en cinquante strophes les temps sont héroïques! - et pindarisant, il disait

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Anacharsis, plus d'une bouche
M'atteste que ton cœur est pur.
Mais crois qu'une vertu farouche
Ne fut jamais un guide sûr.
L'ignorant ne séduit personne,
Mais l'homme instruit qui déraisonne
N'est qu'un sophiste dangereux,

Et la couleur trop attrayante

Des rêves que ta tête enfante

Te rend plus coupable à nos yeux.

Que peut le fougueux démagogue
Entouré d'un futile éclat

Avec son ton de pédagogue
Pour le vrai bonheur de l'État?

J'aime un loyal aristocrate
Qui vient à sa patrie ingrate
Tendre une secourable main,
Et le bienfaiteur de la France
Flatte bien plus mon espérance
Que l'Orateur du genre humain.

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Mais l'Orateur du genre humain ne paraissait guère

(1) Le Consolateur.

entendre; et quand, indigné, Jacques s'écria, après cinq cents vers de gémissements:

Français, si des brigands despotes
Masqués du nom de patriotes
Font triompher leur faction,

Eh bien! que notre affront s'efface!
Et de Brutus ayons l'audace

Ou le désespoir de Caton.

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Anacharsis, en dépit de la beauté du trait, n'écoutait pas davantage. Il souriait, et c'était à l'insulte (1). Un journal qu'il avait vu naître, l'an passé, chez Lameth, et dont il avait failli, ma foi, être le parrain, le Logographe, du Feuillant Barnave, avait travesti gravement son discours, à l'exemple des Actes des Apôtres, qui, en 90, se plaisaient à vandaliser ses lettres : « Ah! je rougirais de m'exprimer logographiquement, » fit Anacharsis, par allusion au feuillantisme du journal. Mais comme il souriait encore, une voix s'élève qu'on dirait souterraine (2). « Quelques fripons mis en jeu avec l'ex-Prussien Anacharsis Cloots renouvellent l'exemple des dons patriotiques que leur criminel emploi aurait dû proscrire sans retour. Aussitôt la troupe moutonnière des amis de la patrie accourt, moins impatiente de consommer son dernier sacrifice que jalouse de recueillir les premiers applaudissements des pères conscrits qui veulent la dépouiller... » Anacharsis ne rit plus. Se voir mis en compagnie des fripons quand c'est lui qui se dépouille! Être donné pour instrument d'une intrigue quand il agit selon la nation? Enfin, toujours flétri comme mouchard, même s'il paye, non de pa

(1) La Chronique.

(2) L'Ami du peuple.

roles, mais bien d'écus, c'est chose étrange! Or le trait ne vient pas d'un Bonneville, ni d'un Duquesnoy, ni de Gorsas; il part d'une bouche qui fait autorité dans le quartier de l'idée, qui depuis cinq mois restait muette, qui a repris langue à la prière des Cordeliers et qui, pour la première fois, prononce le nom de l'Orateur : c'est l'Ami du peuple qui parle. Quoi! Cassandre-Marat? — Oui, Jean-Paul lui-même, avec toute sa naïveté d'enfant.

En décembre, ce grand homme de police révolutionnaire, qui depuis 89 se tenait en sentinelle tantôt à la cave et tantôt au grenier, avait abandonné sa guérite par esprit d'ordre, et tout l'hiver, comme avaient presque toujours fait Camille et Fréron depuis l'affaire du Champ de Mars, il s'était tu, laissant l'homme d'Arras, Robespierre, seul en surveillance à la tribune jacobine, et le seul Tallien afficher, sans crier, un journal patriote. Mais aujourd'hui il ressuscite, et Camille et Fréron avec lui, tous écrivant, criant, faisant tapage; et le club des Cordeliers, s'installant au Musée, rue Dauphine, bruit aussi haut que les électeurs de 89 bruissaient audit lieu, à la veille de la prise de la Bastille. Ne vont-ils plus aux Jacobins? Jamais ils n'y sont allés plus nombreux, plus ardents. Songent-ils à infliger un blâme à Robespierre, leur porte-esprit qui s'est fait porte-Dieu? - Hé donc ! Camille lui-même capucinise, mettant un distinguo entre Dieu et bon Dieu. Diront-ils: Guerre! aujourd'hui avec la nation, avec les faubourgs? Bast! le coup de fouet qu'en passant Marat vient d'appliquer à Cloots témoigne assez que le cœur des factieux ne bat pas plus la charge que celui des Feuillants. Oui, en dépit des enrôlements, et de la fête de Châteauvieux, et de la déclaration de guerre, tous chaussent encore les lunettes du myope, comme au

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lendemain du massacre. Ils attestent à hauts cris le civisme de Robespierre, que les cosmopolites trouvent quelque peu feuillant; ils mêlent leurs voix à celle de Robespierre, que les philosophes ministériels trouvent trop d'un dictateur; enfin, pour appuyer Robespierre, qui dit : « Je suis le peuple! ils s'écrient tous: « Nous sommes majorité ! » et cela quand Marat n'a pas deux mille lecteurs, quand la feuille de Camille ne doit durer que quelques jours, quand Robespierre lui-même ne peut faire mordre au journal qu'il annonce. Mais c'est une folie? - Non; c'est une fièvre! Aussi quel spectacle dans la Jacobinière, où Anacharsis se rua tout furieux de la piqûre maratiste (1)! brissotins et robespierrots étaient aux prises. Déclarations de principes, dénonciations de personnes. Guerre aux tribuns! criaient les brissotins.-Guerre aux protecteurs! criaient les robespierrots. - Guerre aux tyrans! cria à son tour Anacharsis, équivoquant à dessein. Du calme, mes amis! cria majestueusement Pétion, voulant accommoder tout le monde. Mais toutes les voix, et des barbes longues, et des têtes rondes, et des femmes des tribunes, se dominaient l'une par l'autre. On se prenait à la gorge, on se jetait à la porte, on s'arrachait ses cartes jacobines; le chroniqueur Millin, défenseur des lettrés et pourfendeur de Robespierre, cherche refuge auprès du président; Anacharsis veut le défendre (2) : « Agent du roi de Prusse! » s'écrie Sébastien Lacroix, un énergumène cordelier qui se fait l'écho de Marat. Le mot est répété; et Millin l'opprimé, et Anacharsis, son bouclier, se sentaient écrasés, quand soudain une voix : « N'entendez-vous pas le canon

(1) Journal des Jacobins.

(2) Cloots, A mon tour la parole ! Brochure.

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