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Apollon! Ma foi, répond Camille aux cris de l'écorché, adressez-vous aux protes. Je n'ai pu revoir les épreuves: il me fallait promener ma femme, que les aristocrates insultent toujours quand elle va seule (1). Et le traître abandonne l'Orateur à la merci des protes Henriquez et Ducros. Salut au baron d'Anacharsis! "disait l'un. « Salut à Cloots Apollon! » reprenait l'autre (2). Et tout le monde de rire. En même temps Bonneville a vent qu'un journal étranger, la Correspondance de Neuwied, présente les Amis de la Vérité comme francs amis de la danse et de la bonne chère. La feuille signale même l'apparition, au Cirque, de l'amazone liégeoise, Théroigne de Méricourt. "Sottises! Calomnies! Infamies! Théroigne est au pouvoir des Autrichiens, qui ne le sait? Perrégaux, le banquier, qu'elle a coutume d'appeler son bon oncle, l'affirmerait au besoin (3). On veut perdre les francs-frères dans l'esprit des frères Moraves, voilà tout. Les frères Moraves résident à Neuwied et pourraient bien venir en France, ainsi que le souhaitent le quaker Brissot et le véridique Bonneville. Qui donc ne le souhaite pas?... Eh! Cloots, parbleu! dit Bonneville. Cloots, un ex-jésuite! Cloots, qui s'intitule modestement Orateur, qui prêche l'égalité du haut de son carrosse à ressorts bien pliants! Cloots le Prussien, qui nous dit des injures et de près et de loin. Si Nicolas ne risque pas le mot mouchard, c'est bien par charité; mais il le sous-entend (4).

Ce qualificatif n'était pas encore de mise entre patriotes. Marat seul le làchait parfois : affaire de tempé

(1) Camille Desmoulins, Révolutions de France.

(2) Henriquez.

(3) Lettre de Théroigne à Perrégaux, inédite. (4) La Bouche de Fer.

rament. La fréquence des attaques, les difficultés de la route civique n'avaient pas encore aigri ni lassé personne. On s'avertissait brutalement déjà, mais comme entre amis, par jeu, nul n'imaginant qu'un jour les coups seraient mortels.

Aussi tout autre qu'Anacharsis se fût effrayé des violences de Nicolas. Lui ne s'en soucia; et, loin de tempérer l'ardeur de son jacobinisme, qui seul lui attirait tant de malédictions, il résolut d'en multiplier, au contraire, les actes extérieurs. Il ne bougea plus de la table des Lameth, se croyant au sanctuaire. Cependant, un soir, une dispute éclate entre Alexandre et son collègue Robespierre. Il s'agissait de la non-rééligibilité des membres de la Constituante à la Législative, proposée par le député d'Arras. « Un pareil décret, s'écrie Alexandre, et nous abandonnons la France!" A ce cri de révolte, de trahison, poussé par un député du peuple, Anacharsis bondit sur sa chaise Brissot avait donc bien jugé!» Aussi, se penchant à l'oreille de Massieu, son voisin : « Me voilà devenu savant entre la soupe et le café, dit-il. Et, le café pris, il se leva et ne reparut plus chez Lameth (1).

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Mais qu'il était trouble! Où dîner désormais? C'est à se claquemurer en tête-à-tête avec sa conscience seule. Camille me renie, Lameth nous trahit, Bonneville me poursuit. Il n'y a vraiment au monde que les purs voltairiens! -Et il alla chercher refuge auprès de son ami Villette, victime comme lui, six mois auparavant, des persécutions des mystiques. Mais est-ce possible? y voit-il bien? Que trouve-t-il chez Charles? Nicolas luimême à la tête d'une bande députée par le cercle. Et

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(1) Cloots, Appel au genre humain.

qu'entend-il? les louanges de Villette; des cris de Vive Voltaire! » Nicolas n'a d'haleine que pour ces deux vers du patriarche :

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Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science (1).

Quel miracle est-ce là! fit Anacharsis interdit; ou plutôt quelle mascarade! A peine Fauchet dehors, ils insultent aux prêtres plus haut que je ne le fais moi-même ! " L'Orateur veut s'enquérir du mystère, mais Charles ne daigne répondre, regarde à peine et, s'il salue, c'est bien comme feraient Henriquez et Ducros : Bonjour à Cloots Anacharsis!« Quoi! on me dédaigne même ici et quand Voltaire triomphe... (2)! »

Oui, Voltaire triomphait, et c'est pourquoi Villette faisait le personnage. Les prêtres, loin de vouloir consentir à la loi, n'avaient cessé leur tapage; ils redoublaient même en scandale, excités maintenant de la voix par leur chef, l'Italien Braschi, dit Pie VI, qui, perdant Avignon, venait de crier « anathème! » à la révolution française. Nombre de jacobins, jansénistes et légistes rêvaient pénalités, et la calotte faisait mine déjà de coiffer la couronne d'épines, quand les philosophes intervinrent, et doucement: « Il faut ôter aux prêtres la béatifique espérance du martyre. Prenez pour arme le bon sens, le rire de Voltaire et non la loi. » Alors tout Paris avait éclaté d'un rire bruyant, inextinguible, universel, comme aux beaux jours de l'« Écrasez l'Infàme. « Non-seulement on prononçait l'éloge non funèbre de Jésus, mais on en

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(1) La Bouche de Fer.
(2) Chronique de Paris.

voyait son vicaire en paradis, on l'envoyait en enfer; on le brûla même en effigie au portique de la Révolution, au Palais-Royal. A cette flambée, toutes les bouches, toutes les consciences parisiennes crièrent enfin ce qu'Anacharsis avait demandé, lui des premiers, l'apothéose de Voltaire! L'élan fut tel que les Véridiques en oublièrent tout à fait Jean-Jacques. On entendit Reys Héron, un échappé du Cirque, demander qu'au champ de la Fédération l'autel de la patrie reposàt sur le corps même du patriarche (1).

Ah! comme Anacharsis se moqua bien de la morgue de son ami Villette et comme il pardonna vite aux francs-frères leur conversion subite! Avide de prendre part à ces fêtes populaires de la philosophie, et d'autant plus qu'il sortait d'une atmosphère mystique, il monta sur les bornes, comme l'an passé, et se mit à prêcher non point démonstrativement, mais avec sa langue d'à tous les jours et de la bonne manière, à la Jean Bart, f.....! à la Duchesne, bougre! Oui, il lâcha le mot comme Montaigne l'écrivait, tout d'un jet. Que dis-je? comme Montaigne, comme Diderot, il l'écrivit même, rendant ainsi l'hommage le plus complet à ces types pantagruéliques que le peuple s'était créés sous l'ancien régime, Duchesne et Jean Bart, symboles de son énergie et de sa vitalité cachée. Dans les Lettres bougrement patriotiques de Lemaire, un père Duchesne lafayettiste, Anacharsis risqua toute une histoire philosophique, celle de Joseph Chrétien, f.....! (2)

Mais le 30 mai fut le triomphe. Pour célébrer l'anniversaire de la mort du patriarche, Paris prit le deuil,

(1) La Louche de Fer et la Chronique.
(2) Letires bougrement patriotiques, journal.

comme il avait fait déjà pour Franklin, pour Mirabeau, pour Price, les nouveaux saints; et l'Assemblée accordait enfin à Voltaire les honneurs du Panthéon. Ah! comme Anacharsis se sentit fier! N'avait-il pas eu large part au décret, quoique l'idée de Villette l'emportât sur la sienne? Qu'importe que Voltaire aille à Sainte-Geneviève maintenant déchristianisée? Il est à Paris! On le reconnaît pour le premier des guides sur la grande route révolutionnaire ! « O vitæ philosophia dux! s'écria l'orateur; oui c'est bien la philosophie qui a fait la révolution! » Mais Anacharsis n'avait pas dit qu'arrivait le plus beau démenti qu'une nation, une assemblée, un homme ait jamais reçu publiquement.

Au nom de la philosophie même, un philosophe de la grande époque, un élève de Diderot, presque un égal de Voltaire aux yeux de la foule, se présente, qui renie la révolution Guillaume-Thomas Raynal! Oui, le vieillard que l'Assemblée a rappelé de son exil marseillais et dont les patriotes songeaient à célébrer la rentrée dans Paris; Raynal, à qui les quakers américains faisaient tenir par les mains de Brissot une lettre de félicitations pour son civisme anticipé, - eh bien! à peine arrivé, le voici qui court chez Malouet, un noir des plus noirs, et qui proteste contre l'interprétation philosophico-révolutionnaire des événements. Ah! si l'hommage que le fils de Fréron, orateur du peuple, rendait en ce moment à Voltaire, avait confondu la secte des christicoles, la trahison de Guillaume-Thomas Raynal mit aux champs le monde des philosophes. Chaussard écrivit en homme libre à l'esclave. Raynal; Félix Nogaret l'apostropha de Versailles; un prêtre patriote s'indigna même contre l'apostat; enfin, ce fut à qui se moquerait le plus haut des opinions contra

T. I.

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