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avec curiosité, avec étonnement. Tantôt les vrais vieux enfants de la nature applaudissaient comme en cadence; tantôt c'était le tour des jansénistes, ou mieux, les dames agitaient leurs mouchoirs. « C'est Plotin, parbleu! » disait Anacharsis. Toutefois, au bout d'une heure d'une pareille audition, la plupart des profanes se sentirent mal à l'aise. On était énervé, inquiet, presque à l'état d'exorcisé. L'oreille ne percevait plus que des sons au lieu de mots, et l'assemblée entière semblait noyée dans un rayon de lune; on se cherchait. Mais quand maître Claude, laissant l'Évangile et la truelle, s'avisa, pour plaire aux profanes, de faire l'éloge du journaliste Loustalot sans oublier son Lafayette, on se reconnut et le réveil fut terrible; tout éclata; murmures, cris, trépignements: Assez! et chacun de se lever, de se secouer, de sortir en riant; et dehors, tous s'écriaient : « Qu'avons-nous donc été faire là?»

Seul, Anacharsis ne riait pas. Était-il encore sous le charme? Bien au contraire. Au grand air, il fut comme pris de rage. « Eh! lui dit-on, est-ce l'effet de la concurrence? Car vous n'étiez qu'apôtre, et voilà le prophète! -C'en est fait si les mystiques nous enveloppent, murmurait l'Orateur sans entendre. - Allons, du calme! Ces jeux d'enfant ne sauraient vous épouvanter, et nul ne songe encore à vous destituer... » Mais Anacharsis n'avait pas l'oreille aux plaisanteries. « Il faut veiller, vous dis-je, sur cette boutique à secrets, où le compréhensible se débite en un patois de théurgie. Non, ce n'est pas le faux de leur doctrine qui m'épouvante, c'est le vrai. Gare à la secte (1)!"

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Or il était d'autant plus irrité qu'il avait fait hommage

(1) Cloots, L'Orateur du genre humain.

à Fauchet d'un exemplaire de sa lettre à Edmund Burke. Si Claude avait lu cette œuvre toute de bon sens, comment parlait-il en sectaire? Les prêtres seraient-ils plus difficiles à convertir aux droits de l'homme que les princes? C'est à savoir. Aussi, le vendredi suivant, l'orateur reprenait le chemin du Cirque pour remplir son rôle d'observateur.

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On n'était plus quatre mille comme la première fois; on était bien six mille, y compris les bleuets lafayettistes, dont les canons de fusil hérissaient les bords de l'auditoire. Pour chercher la vérité, je ne pense pas qu'il soit besoin d'une garde intérieure, disait tout profane en entrant chez ces hommes de loi d'amour. Il y aura explication, "pensa Anacharsis. En effet. Claude Fauchet s'expliqua, et, pour le coup, il fut clair. Plein de mysticité amoureuse et de philosophie évangélique, il tomba sur Voltaire. « Voltaire n'est pas un philosophe; il n'a rien fait pour la Révolution. C'est un être vil, un aristocrate, un plat personnage. » A cette sortie tout fut tempête. On sifflait, les cannes se levaient. En vain Claude essaya d'appeler Jean-Jacques à son aide; les cannes des Véridiques, des théologiens, des voltairiens se mêlaient aussi bien que les baïonnettes des bleuets. «Ma foi, disait Anacharsis, ce n'est plus même Alexandrie, c'est le Constantinople du Bas-Empire (1). "

L'attaque contre Voltaire était d'autant plus grave, qu'à ce moment même l'abbaye de Sellières, où reposait le patriarche, allait être adjugée (2). « A Paris les cen

(1) La Bouche de Fer. Brabant.

(2) Chronique de Paris.

Révolutions de Paris.

· Révolutions de France et de

dres! criaient de nouveau les libres penseurs. « Aux quatre vents les cendres! " répliquaient les prêtres réduits à la portion congrue. Et la voix de Claude le révolutionnaire venait à point grossir le chœur farinicole.

La Harpe prit Claude à partie dans le Mercure; Fabre d'Églantine protesta dans les Révolutions de Paris; et Charles Villette, qui avait pour Papa Grand Homme le culte du Thibet, se récria non-seulement dans la Chronique, mais encore au théâtre et aux Jacobins. Quant à l'Orateur, plus philosophe, plus pré-voyant, comme eût dit Nicolas, il écrivit à Claude lui-même, l'interrogea, bien l'écouta, et voici ce qu'en huit jours il en tira (1):

ANACHARSIS.

Claude Fauchet, je ne vous aime ni ne vous comprends, parce que je n'aime ni ne comprends les illuminés. Prétendez-vous à un évêché? Quelle place vous faut-il?...

FAUCHET.

Monsieur Cloots, j'aime les bons jansénistes, les bons quakers, les bons protestants, les bons maçons, les hommes enfin vraiment bons de toutes les nations, de tous les cultes, de toutes les opinions, de toutes les sociétés. A côté de l'erreur je trouve la vérité partout, et partout la vérité m'est chère. Je ne prétends point à un évêché et ne suis point illuminé.

ANACHARSIS.

Vous avez mal parlé de Voltaire, Claude Fauchet... Pourquoi ?

(1) Cloots, L'Orateur du genre humain. Lettre d'Anacharsis à Fauchet.

FAUCHET.

C'est l'occasion, monsieur Cloots. Je suis admirateur de son immense talent; mais les hommes que j'admire le plus, je ne les adore pas. Je dis ce que je crois. Cette façon de penser doit vous plaire.

ANACHARSIS.

Cette façon de penser me plaît, Claude Fauchet, quoique votre façon de parler ne me plaise guère. Pourquoi mettre en avant la religion quand nous avons les Droits. de l'homme?

FAUCHET.

Je crois, et crois l'avoir prouvé, que la religion est essentielle au genre humain. Je dis celle qui fait aimer tous les hommes, et je la trouve dans l'Évangile. Ce n'est point la petite et barbare religion des théologiens que je professe. J'ai acquis leur haine, la plus implacable de toutes — à le dire tout haut, et je préfère un incrédule à un de nos docteurs. Vous, monsieur, vous avez la loi naturelle au défaut de l'Évangile; je suis en sûreté avec vous, je vous aime à mon aise. Elle est douce et bonne, ma religion... Généreux Cloots, vous l'avez au fond du

cœur.

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ANACHARSIS.

Ah! je comprends maintenant votre profession de foi. Vous sacrifiez tout au beau idéal. Non, bon Fauchet, aucune obliquité ne ralentit ta marche généreuse; ton cœur se déroule bien en ligne droite.

FAUCHET.

Généreux Cloots!...

ANACHARSIS.

Soyez assuré de mes regrets. Vous êtes le Synésius de nos jours. Bientôt vous aurez un évêché et une femme, non pas en Égypte, mais en France; et votre platonicisme n'y gàtera rien (1).

Et la Trompette de la raison crut qu'elle était d'accord avec la Bouche des Invisibles tant que dura l'attendrissement. Mais quand il eut repris ses cinq sens et qu'il voulut peser les arguments du prêtre, Anacharsis fut tout saisi de voir qu'ils n'étaient pas de poids. Claude, pour se dérober, l'avait payé de mots. « Il faut qu'il s'explique, dit l'Orateur. Et résolument alors:

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Fauchet, ce n'est pas assez de mépriser les sorbonnistes, il faut encore détester la théologie. Avec votre imagination féconde et vos opinions fugitives, vous seriez musulman dans l'Orient comme vous êtes chrétien dans l'Occident; et ce serait rendre partout un très-mauvais service à la Confédération universelle. Vous consultez l'Évangile, moi je consulte la Nature; et notre résultat, dites-vous, est le même. Mais mon grand livre est intelligible à la multitude, et votre gros livre est un labyrinthe où la multitude se fourvoye, où elle a besoin de guides, d'interprètes, de théologiens, de despotes de conscience, de fauteurs des tyrans, de boute-feux des nations. D'ailleurs, les écrits vieillissent, les langues changent et meurent; mais la Nature est toujours vivante, toujours jeune, toujours la même.

FAUCHET.

La liberté n'a pas de plus intrépide zélateur...

(1) Cloots, L'Orateur du genre humain.

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